Germinal beq Émile Zola
Émile Zola
Germinal
BeQ
Émile Zola
1840-1902
Les Rougon-Macquart
Germinal
roman
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 57 : version 3.0
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Les Rougon-Macquart
Histoire naturelle et sociale dune famille
sous le Second Empire
1. La fortune des Rougon.
2. La curée.
3. Le ventre de Paris.
4. La conquête de Plassans.
5. La faute de labbé Mouret.
6. Son Excellence Eugène Rougon.
7. Lassommoir.
8. Une page damour.
9. Nana.
10. Pot-Bouille.
11. Au Bonheur des Dames.
12. La joie de vivre.
13. Germinal.
14. Loeuvre.
15. La terre.
16. Le rêve.
17. La bête humaine.
18. Largent.
19. La débâcle.
20. Le docteur Pascal.
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Germinal
Édition de référence :
Paris, Bibliothèque-Charpentier.
Eugène Fasquelle, Éditeur, 1906.
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Première partie
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I
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles,
dune obscurité et dune épaisseur dencre, un
homme suivait seul la grand-route de
Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé,
coupant tout droit, à travers les champs de
betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le
sol noir, et il navait la sensation de limmense
horizon plat que par les souffles du vent de mars,
des rafales larges comme sur une mer, glacées
davoir balayé des lieues de marais et de terres
nues. Aucune ombre darbre ne tachait le ciel, le
pavé se déroulait avec la rectitude dune jetée, au
milieu de lembrun aveuglant des ténèbres.
Lhomme était parti de Marchiennes vers deux
heures. Il marchait dun pas allongé, grelottant
sous le coton aminci de sa veste et de son
pantalon de velours. Un petit paquet, noué dans
un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup ; et il
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le serrait contre ses flancs, tantôt dun coude,
tantôt de lautre, pour glisser au fond de ses
poches les deux mains à la fois, des mains
gourdes que les lanières du vent dest faisaient
saigner. Une seule idée occupait sa tête vide
douvrier sans travail et sans gîte, lespoir que le
froid serait moins vif après le lever du jour.
Depuis une heure, il avançait ainsi, lorsque sur la
gauche, à deux kilomètres de Montsou, il aperçut
des feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air,
et comme suspendus. Dabord, il hésita, pris de
crainte ; puis, il ne put résister au besoin
douloureux de se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux senfonçait. Tout disparut.
Lhomme avait à droite une palissade, quelque
mur de grosses planches fermant une voie ferrée ;
tandis quun talus dherbe sélevait à gauche,
surmonté de pignons confus, dune vision de
village aux toitures basses et uniformes. Il fit
environ deux cents pas. Brusquement, à un coude
du chemin, les feux reparurent près de lui, sans
quil comprit davantage comment ils brûlaient si
haut dans le ciel mort, pareils à des lunes
fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre spectacle
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venait de larrêter. Cétait une masse lourde, un
tas écrasé de constructions, doù se dressait la
silhouette dune cheminée dusine ; de rares
lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou
six lanternes tristes étaient pendues dehors, à des
charpentes dont les bois noircis alignaient
vaguement des profils de tréteaux gigantesques ;
et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit
et de fumée, une seule voix montait, la respiration
grosse et longue dun échappement de vapeur,
quon ne voyait point.
Alors, lhomme reconnut une fosse. Il fut
repris de honte : à quoi bon ? il ny aurait pas de
travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il
se risqua enfin à gravir le terri, sur lequel
brûlaient les trois feux de houille, dans des
corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la
besogne. Les ouvriers de la coupe à terre avaient
dû travailler tard, on sortait encore les débris
inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs
pousser les trains sur les tréteaux, il distinguait
des ombres vivantes culbutant les berlines, près
de chaque feu.
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Bonjour, dit-il en sapprochant dune des
corbeilles.
Tournant le dos au brasier, le charretier était
debout, un vieillard vêtu dun tricot de laine
violette, coiffé dune casquette en poil de lapin ;
pendant que son cheval, un gros cheval jaune,
attendait, dans une immobilité de pierre, quon
eût vidé les six berlines montées par lui. Le
manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard
roux et efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur
le levier dune main endormie. Et, là-haut, le vent
redoublait, une bise glaciale, dont les grandes
haleines régulières passaient comme des coups de
faux.
Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. Lhomme, qui se sentait
regardé dun oeil méfiant, dit son nom tout de
suite.
Je me nomme Étienne Lantier, je suis
machineur... Il ny a pas de travail ici ?
Les flammes léclairaient, il devait avoir vingt
et un ans, très brun, joli homme, lair fort malgré
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ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
Du travail pour un machineur, non, non... Il
sen est encore présenté deux hier. Il ny a rien.
Une rafale leur coupa la parole. Puis, Étienne
demanda, en montrant le tas sombre des
constructions, au pied du terri :
Cest une fosse, nest-ce pas ?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un
violent accès de toux létranglait. Enfin, il cracha,
et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une
tache noire.
Oui, une fosse, le Voreux... Tenez ! le coron
est tout près.
À son tour, de son bras tendu, il désignait dans
la nuit le village dont le jeune homme avait
deviné les toitures. Mais les six berlines étaient
vides, il les suivit sans un claquement de fouet,
les jambes raidies par des rhumatismes ; tandis
que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait
pesamment entre les rails, sous une nouvelle
bourrasque, qui lui hérissait le poil.
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Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Étienne,
qui soubliait devant le brasier à chauffer ses
pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait
chaque partie de la fosse, le hangar goudronné du
criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de
la machine dextraction, la tourelle carrée de la
pompe dépuisement. Cette fosse, tassée au fond
dun creux, avec ses constructions trapues de
briques, dressant sa cheminée comme une corne
menaçante, lui semblait avoir un air mauvais de
bête goulue, accroupie là pour manger le monde.
Tout en lexaminant, il songeait à lui, à son
existence de vagabond, depuis huit jours quil
cherchait une place ; il se revoyait dans son
atelier du chemin de fer, giflant son chef, chassé
de Lille, chassé de partout ; le samedi, il était
arrivé à Marchiennes, où lon disait quil y avait
du travail, aux Forges ; et rien, ni aux Forges, ni
chez Sonneville, il avait dû passer le dimanche
caché sous les bois dun chantier de charronnage,
dont le surveillant venait de lexpulser à deux
heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas même
une croûte : quallait-il faire ainsi par les
chemins, sans but, ne sachant seulement où
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sabriter contre la bise ? Oui, cétait bien une
fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau,
une porte brusquement ouverte lui avait permis
dentrevoir les foyers des générateurs, dans une
clarté vive. Il sexpliquait jusquà léchappement
de la pompe, cette respiration grosse et longue,
soufflant sans relâche, qui était comme lhaleine
engorgée du monstre.
Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos,
navait pas même levé les yeux sur Étienne, et
celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à
terre, lorsquun accès de toux annonça le retour
du charretier. Lentement, on le vit sortir de
lombre, suivi du cheval jaune, qui montait six
nouvelles berlines pleines.
Il y a des fabriques à Montsou ? demanda le
jeune homme.
Le vieux cracha noir, puis répondit dans le
vent :
Oh ! ce ne sont pas les fabriques qui
manquent. Fallait voir ça, il y a trois ou quatre
ans ! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des
hommes, jamais on navait tant gagné... Et voilà
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quon se remet à se serrer le ventre. Une vraie
pitié dans le pays, on renvoie le monde, les
ateliers ferment les uns après les autres... Ce nest
peut-être pas la faute de lempereur ; mais
pourquoi va-t-il se battre en Amérique ? Sans
compter que les bêtes meurent du choléra,
comme les gens.
Alors, en courtes phrases, lhaleine coupée,
tous deux continuèrent à se plaindre. Étienne
racontait ses courses inutiles depuis une
semaine : il fallait donc crever de faim ? bientôt
les routes seraient pleines de mendiants. Oui,
disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car
il nétait pas Dieu permis de jeter tant de
chrétiens à la rue.
On na pas de la viande tous les jours.
Encore si lon avait du pain !
Cest vrai, si lon avait du pain seulement !
Leurs voix se perdaient, des bourrasques
emportaient les mots dans un hurlement
mélancolique.
Tenez ! reprit très haut le charretier en se
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tournant vers le midi, Montsou est là...
Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna
dans les ténèbres des points invisibles, à mesure
quil les nommait. Là-bas, à Montsou, la sucrerie
Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton
venait de réduire son personnel, il ny avait guère
que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze
pour les câbles de mine, qui tinssent le coup.
Puis, dun geste large, il indiqua, au nord, toute
une moitié de lhorizon : les ateliers de
construction Sonneville navaient pas reçu les
deux tiers de leurs commandes habituelles ; sur
les trois hauts fourneaux des Forges de
Marchiennes, deux seulement étaient allumés ;
enfin, à la verrerie Gagebois, une grève menaçait,
car on parlait dune réduction de salaire.
Je sais, je sais, répétait le jeune homme à
chaque indication. Jen viens.
Nous autres, ça va jusquà présent, ajouta le
charretier. Les fosses ont pourtant diminué leur
extraction. Et regardez, en face, à la Victoire, il
ny a aussi que deux batteries de fours à coke qui
flambent.
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Il cracha, il repartit derrière son cheval
somnolent, après lavoir attelé aux berlines vides.
Maintenant, Étienne dominait le pays entier.
Les ténèbres demeuraient profondes, mais la
main du vieillard les avait comme emplies de
grandes misères, que le jeune homme,
inconsciemment, sentait à cette heure autour de
lui, partout, dans létendue sans bornes. Nétaitce
pas un cri de famine que roulait le vent de
mars, au travers de cette campagne nue ? Les
rafales sétaient enragées, elles semblaient
apporter la mort du travail, une disette qui tuerait
beaucoup dhommes. Et, les yeux errants, il
sefforçait de percer les ombres, tourmenté du
désir et de la peur de voir. Tout sanéantissait au
fond de linconnu des nuits obscures, il
napercevait, très loin, que les hauts fourneaux et
les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de cent
cheminées, plantées obliquement, alignaient des
rampes de flammes rouges ; tandis que les deux
tours, plus à gauche, brûlaient toutes bleues en
plein ciel, comme des torches géantes. Cétait
dune tristesse dincendie, il ny avait dautres
levers dastres, à lhorizon menaçant, que ces
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feux nocturnes des pays de la houille et du fer.
Vous êtes peut-être de la Belgique ? reprit
derrière Étienne le charretier, qui était revenu.
Cette fois, il namenait que trois berlines. On
pouvait toujours culbuter celles-là : un accident
arrivé à la cage dextraction, un écrou cassé, allait
arrêter le travail pendant un grand quart dheure.
En bas du terri, un silence sétait fait, les
moulineurs nébranlaient plus les tréteaux dun
roulement prolongé. On entendait seulement
sortir de la fosse le bruit lointain dun marteau,
tapant sur de la tôle.
Non, je suis du Midi, répondit le jeune
homme.
Le manoeuvre, après avoir vidé les berlines,
sétait assis à terre, heureux de laccident ; et il
gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement
levé de gros yeux éteints sur le charretier, comme
gêné par tant de paroles. Ce dernier, en effet, nen
disait pas si long dhabitude. Il fallait que le
visage de linconnu lui convînt et quil fût pris
dune de ces démangeaisons de confidences, qui
font parfois causer les vieilles gens tout seuls, à
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haute voix.
Moi, dit-il, je suis de Montsou, je mappelle
Bonnemort.
Cest un surnom ? demanda Étienne étonné.
Le vieux eut un ricanement daise, et montrant
le Voreux :
Oui, oui... On ma retiré trois fois de làdedans
en morceaux, une fois avec tout le poil
roussi, une autre avec de la terre jusque dans le
gésier, la troisième avec le ventre gonflé deau
comme une grenouille... Alors, quand ils ont vu
que je ne voulais pas crever, ils mont appelé
Bonnemort, pour rire.
Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie
mal graissée, qui finit par dégénérer en un accès
terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant,
éclairait en plein sa grosse tête, aux cheveux
blancs et rares, à la face plate, dune pâleur
livide, maculée de taches bleuâtres. Il était petit,
le cou énorme, les mollets et les talons en dehors,
avec de longs bras dont les mains carrées
tombaient à ses genoux. Du reste, comme son
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cheval qui demeurait immobile sur les pieds, sans
paraître souffrir du vent, il semblait en pierre, il
navait lair de se douter ni du froid ni des
bourrasques sifflant à ses oreilles. Quand il eut
toussé, la gorge arrachée par un raclement
profond, il cracha au pied de la corbeille, et la
terre noircit.
Étienne le regardait, regardait le sol quil
tachait de la sorte.
Il y a longtemps, reprit-il, que vous
travaillez à la mine ?
Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras.
Longtemps, ah ! oui !... Je navais pas huit
ans, lorsque je suis descendu, tenez ! juste dans le
Voreux, et jen ai cinquante-huit, à cette heure.
Calculez un peu... Jai tout fait là-dedans, galibot
dabord, puis herscheur, quand jai eu la force de
rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite,
à cause de mes sacrées jambes, ils mont mis de
la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur,
jusquau moment où il leur a fallu me sortir du
fond, parce que le médecin disait que jallais y
rester. Alors, il y a cinq années de cela, ils mont
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fait charretier... Hein ? cest joli, cinquante ans de
mine, dont quarante-cinq au fond !
Tandis quil parlait, des morceaux de houille
enflammés, qui, par moments, tombaient de la
corbeille, allumaient sa face blême dun reflet
sanglant.
Ils me disent de me reposer, continua-t-il.
Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bête !...
Jirai bien deux années, jusquà ma soixantaine,
pour avoir la pension de cent quatre-vingts
francs. Si je leur souhaitais le bonsoir
aujourdhui, ils maccorderaient tout de suite
celle de cent cinquante. Ils sont malins, les
bougres !... Dailleurs, je suis solide, à part les
jambes. Cest, voyez-vous, leau qui mest entrée
sous la peau, à force dêtre arrosé dans les tailles.
Il y a des jours où je ne peux pas remuer une
patte sans crier.
Une crise de toux linterrompit encore.
Et ça vous fait tousser aussi ? dit Étienne.
Mais il répondit non de la tête, violemment.
Puis, quand il put parler :
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Non, non, je me suis enrhumé, lautre mois.
Jamais je ne toussais, à présent je ne peux plus
me débarrasser... Et le drôle, cest que je crache,
cest que je crache...
Un raclement monta de sa gorge, il cracha
noir.
Est-ce que cest du sang ? demanda Étienne,
osant enfin le questionner.
Lentement, Bonnemort sessuyait la bouche
dun revers de main.
Cest du charbon... Jen ai dans la carcasse
de quoi me chauffer jusquà la fin de mes jours.
Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au
fond. Javais ça en magasin, paraît-il, sans même
men douter. Bah ! ça conserve !
Il y eut un silence, le marteau lointain battait à
coups réguliers dans la fosse, le vent passait avec
sa plainte, comme un cri de faim et de lassitude
venu des profondeurs de la nuit. Devant les
flammes qui seffaraient, le vieux continuait plus
bas, remâchant des souvenirs. Ah ! bien sûr, ce
nétait pas dhier que lui et les siens tapaient à la
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veine ! La famille travaillait pour la Compagnie
des mines de Montsou, depuis la création ; et cela
datait de loin, il y avait déjà cent six ans. Son
aïeul, Guillaume Maheu, un gamin de quinze ans
alors, avait trouvé le charbon gras à Réquillart, la
première fosse de la Compagnie, une vieille fosse
aujourdhui abandonnée, là-bas, près de la
sucrerie Fauvelle. Tout le pays le savait, à preuve
que la veine découverte sappelait la veine
Guillaume, du prénom de son grand-père. Il ne
lavait pas connu, un gros à ce quon racontait,
très fort, mort de vieillesse à soixante ans. Puis,
son père, Nicolas Maheu dit le Rouge, âgé de
quarante ans à peine, était resté dans le Voreux,
que lon fonçait en ce temps-là : un éboulement,
un aplatissement complet, le sang bu et les os
avalés par les roches. Deux de ses oncles et ses
trois frères, plus tard, y avaient aussi laissé leur
peau. Lui, Vincent Maheu, qui en était sorti à peu
près entier, les jambes mal daplomb seulement,
passait pour un malin. Quoi faire, dailleurs ? Il
fallait travailler. On faisait ça de père en fils,
comme on aurait fait autre chose. Son fils,
Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses
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petits-fils, et tout son monde, qui logeait en face,
dans le coron. Cent six ans dabattage, les
mioches après les vieux, pour le même patron :
hein ? beaucoup de bourgeois nauraient pas su
dire si bien leur histoire !
Encore, lorsquon mange ! murmura de
nouveau Étienne.
Cest ce que je dis, tant quon a du pain à
manger, on peut vivre.
Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le
coron, où des lueurs sallumaient une à une.
Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou,
le froid devenait plus vif.
Et elle est riche, votre Compagnie ? reprit
Étienne.
Le vieux haussa les épaules, puis les laissa
retomber, comme accablé sous un écroulement
décus.
Ah ! oui, ah ! oui... Pas aussi riche peut-être
que sa voisine, la Compagnie dAnzin. Mais des
millions et des millions tout de même. On ne
compte plus... Dix-neuf fosses, dont treize pour
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lexploitation, le Voreux, la Victoire, Crèvecoeur,
Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-Cantel,
dautres encore, et six pour lépuisement ou
laérage, comme Réquillar... Dix mille ouvriers,
des concessions qui sétendent sur soixante-sept
communes, une extraction de cinq mille tonnes
par jour, un chemin de fer reliant toutes les
fosses, et des ateliers, et des fabriques !... Ah !
oui, ah ! oui, il y en a, de largent !
Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit
dresser les oreilles du gros cheval jaune. En bas,
la cage devait être réparée, les moulineurs avaient
repris leur besogne. Pendant quil attelait sa bête,
pour redescendre, le charretier ajouta doucement,
en sadressant à elle :
Faut pas thabituer à bavarder, fichu
paresseux !... Si monsieur Hennebeau savait à
quoi tu perds le temps !
Étienne, songeur, regardait la nuit. Il
demanda :
Alors, cest à monsieur Hennebeau, la
mine ?
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Non, expliqua le vieux, monsieur
Hennebeau nest que le directeur général. Il est
payé comme nous.
Dun geste, le jeune homme montra
limmensité des ténèbres.
À qui est-ce donc, tout ça ?
Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par
une nouvelle crise, dune telle violence, quil ne
pouvait reprendre haleine. Enfin, quand il eut
craché et essuyé lécume noire de ses lèvres, il
dit, dans le vent qui redoublait :
Hein ? à qui tout ça ?... On nen sait rien. À
des gens.
Et, de la main, il désignait dans lombre un
point vague, un lieu ignoré et reculé, peuplé de
ces gens, pour qui les Maheu tapaient à la veine
depuis plus dun siècle. Sa voix avait pris une
sorte de peur religieuse, cétait comme sil eût
parlé dun tabernacle inaccessible, où se cachait
le dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous
leur chair, et quils navaient jamais vu.
Au moins si lon mangeait du pain à sa
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suffisance ! répéta pour la troisième fois Étienne,
sans transition apparente.
Dame, oui ! si lon mangeait toujours du
pain, ce serait trop beau !
Le cheval était parti, le charretier disparut a
son tour, dun pas traînard dinvalide. Près du
culbuteur, le manoeuvre navait point bougé,
ramassé en boule, enfonçant le menton entre ses
genoux, fixant sur le vide ses gros yeux éteints.
Quand il eut repris son paquet, Étienne ne
séloigna pas encore. Il sentait les rafales lui
glacer le dos, pendant que sa poitrine brûlait,
devant le grand feu. Peut-être, tout de même,
ferait-il bien de sadresser à la fosse : le vieux
pouvait ne pas savoir ; puis, il se résignait, il
accepterait nimporte quelle besogne. Où aller et
que devenir, à travers ce pays affamé par le
chômage ? laisser derrière un mur sa carcasse de
chien perdu ? Cependant, une hésitation le
troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette
plaine rase, noyée sous une nuit si épaisse. À
chaque bourrasque, le vent paraissait grandir,
comme sil eût soufflé dun horizon sans cesse
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élargi. Aucune aube ne blanchissait dans le ciel
mort, les hauts fourneaux seuls flambaient, ainsi
que les fours à coke, ensanglantant les ténèbres,
sans en éclairer linconnu. Et le Voreux, au fond
de son trou, avec son tassement de bête
méchante, sécrasait davantage, respirait dune
haleine plus grosse et plus longue, lair gêné par
sa digestion pénible de chair humaine.
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II
Au milieu des champs de blé et de betteraves,
le coron des Deux-Cent-Quarante dormait sous la
nuit noire. On distinguait vaguement les quatre
immenses corps de petites maisons adossées, des
corps de caserne ou dhôpital, géométriques,
parallèles, que séparaient les trois larges avenues,
divisées en jardins égaux. Et, sur le plateau
désert, on entendait la seule plainte des rafales,
dans les treillages arrachés des clôtures.
Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxième
corps, rien ne bougeait. Des ténèbres épaisses
noyaient lunique chambre du premier étage,
comme écrasant de leur poids le sommeil des
êtres que lon sentait là, en tas, la bouche ouverte,
assommés de fatigue. Malgré le froid vif du
dehors, lair alourdi avait une chaleur vivante, cet
étouffement chaud des chambrées les mieux
tenues, qui sentent le bétail humain.
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Quatre heures sonnèrent au coucou de la salle
du rez-de-chaussée, rien encore ne remua, des
haleines grêles sifflaient, accompagnées de deux
ronflements sonores. Et, brusquement, ce fut
Catherine qui se leva. Dans sa fatigue, elle avait,
par habitude, compté les quatre coups du timbre,
à travers le plancher, sans trouver la force de
séveiller complètement. Puis, les jambes jetées
hors des couvertures, elle tâtonna, frotta enfin
une allumette et alluma la chandelle. Mais elle
restait assise, la tête si pesante, quelle se
renversait entre les deux épaules, cédant au
besoin invincible de retomber sur le traversin.
Maintenant, la chandelle éclairait la chambre,
carrée, à deux fenêtres, que trois lits emplissaient.
Il y avait une armoire, une table, deux chaises de
vieux noyer, dont le ton fumeux tachait durement
les murs, peints en jaune clair. Et rien autre, des
hardes pendues à des clous, une cruche posée sur
le carreau, près dune terrine rouge servant de
cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, laîné,
un garçon de vingt et un ans, était couché avec
son frère Jeanlin, qui achevait sa onzième année ;
dans celui de droite, deux mioches, Lénore et
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Henri, la première de six ans, le second de quatre,
dormaient aux bras lun de lautre ; tandis que
Catherine partageait le troisième lit avec sa soeur
Alzire, si chétive pour ses neuf ans, quelle ne
laurait même pas sentie près delle, sans la bosse
de la petite infirme qui lui enfonçait les côtes. La
porte vitrée était ouverte, on apercevait le couloir
du palier, lespèce de boyau où le père et la mère
occupaient un quatrième lit, contre lequel ils
avaient dû installer le berceau de la dernière
venue, Estelle, âgée de trois mois à peine.
Cependant, Catherine fit un effort désespéré.
Elle sétirait, elle crispait ses deux mains dans ses
cheveux roux, qui lui embroussaillaient le front et
la nuque. Fluette pour ses quinze ans, elle ne
montrait de ses membres, hors du fourreau étroit
de sa chemise, que des pieds bleuis, comme
tatoués de charbon, et des bras délicats, dont la
blancheur de lait tranchait sur le teint blême du
visage, déjà gâté par les continuels lavages au
savon noir. Un dernier bâillement ouvrit sa
bouche un peu grande, aux dents superbes dans la
pâleur chlorotique des gencives ; pendant que ses
yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec
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une expression douloureuse et brisée, qui
semblait enfler de fatigue sa nudité entière.
Mais un grognement arriva du palier, la voix
de Maheu bégayait, empâtée :
Sacré nom ! il est lheure... Cest toi qui
allumes, Catherine ?
Oui, père... Ça vient de sonner, en bas.
Dépêche-toi donc, fainéante ! Si tu avais
moins dansé hier dimanche, tu nous aurais
réveillés plus tôt... En voilà une vie de paresse !
Et il continua de gronder, mais le sommeil le
reprit à son tour, ses reproches sembarrassèrent,
séteignirent dans un nouveau ronflement.
La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le
carreau, allait et venait par la chambre. Comme
elle passait devant le lit dHenri et de Lénore, elle
rejeta sur eux la couverture, qui avait glissé ; et
ils ne séveillaient pas, anéantis dans le gros
sommeil de lenfance. Alzire, les yeux ouverts,
sétait retournée pour prendre la place chaude de
sa grande soeur, sans prononcer un mot.
Dis donc, Zacharie ! et toi, Jeanlin, dis
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donc ! répétait Catherine, debout devant les deux
frères, qui restaient vautrés, le nez dans le
traversin.
Elle dut saisir le grand par lépaule et le
secouer ; puis, tandis quil mâchait des injures,
elle prit le parti de les découvrir, en arrachant le
drap. Cela lui parut drôle, elle se mit à rire,
lorsquelle vit les deux garçons se débattre, les
jambes nues.
Cest bête, lâche-moi ! grogna Zacharie de
méchante humeur, quand il se fut assis. Je naime
pas les farces... Dire, nom de Dieu ! quil faut se
lever !
Il était maigre, dégingandé, la figure longue,
salie de quelques rares poils de barbe, avec les
cheveux jaunes et la pâleur anémique de toute la
famille. Sa chemise lui remontait au ventre, et il
la baissa, non par pudeur, mais parce quil navait
pas chaud.
Cest sonné en bas, répétait Catherine.
Allons, houp ! le père se fâche.
Jeanlin, qui sétait pelotonné, referma les
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yeux, en disant :
Va te faire fiche, je dors !
Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il était
si petit, les membres grêles, avec des articulations
énormes, grossies par des scrofules, quelle le
prit, à pleins bras. Mais il gigotait, son masque de
singe blafard et crépu, troué de ses yeux verts,
élargi par ses grandes oreilles, pâlissait de la rage
dêtre faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein
droit.
Méchant bougre ! murmura-t-elle en
retenant un cri et en le posant par terre.
Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne
sétait pas rendormie. Elle suivait de ses yeux
intelligents dinfirme sa soeur et ses deux frères,
qui maintenant shabillaient. Une autre querelle
éclata autour de la terrine, les garçons
bousculèrent la jeune fille, parce quelle se lavait
trop longtemps. Les chemises volaient, pendant
que, gonflés encore de sommeil, ils se
soulageaient sans honte, avec laisance tranquille
dune portée de jeunes chiens, grandis ensemble.
Du reste, Catherine fut prête la première. Elle
32
enfila sa culotte de mineur, passa la veste de
toile, noua le béguin bleu autour de son chignon ;
et, dans ces vêtements propres du lundi, elle avait
lair dun petit homme, rien ne lui restait de son
sexe, que le dandinement léger des hanches.
Quand le vieux rentrera, dit méchamment
Zacharie, il sera content de trouver le lit défait...
Tu sais, je lui raconterai que cest toi.
Le vieux, cétait le grand-père, Bonnemort,
qui, travaillant la nuit, se couchait au jour ; de
sorte que le lit ne refroidissait pas, il y avait
toujours dedans quelquun à ronfler.
Sans répondre, Catherine sétait mise à tirer la
couverture et à la border. Mais, depuis un instant,
des bruits sentendaient derrière le mur, dans la
maison voisine. Ces constructions de briques,
installées économiquement par la Compagnie,
étaient si minces, que les moindres souffles les
traversaient. On vivait coude à coude, dun bout à
lautre ; et rien de la vie intime ny restait caché,
même aux gamins. Un pas lourd avait ébranlé un
escalier, puis il y eut comme une chute molle,
suivie dun soupir daise.
33
Bon ! dit Catherine, Levaque descend, et
voilà Bouteloup qui va retrouver la Levaque.
Jeanlin ricana, les yeux dAlzire eux-mêmes
brillèrent. Chaque matin, ils ségayaient ainsi du
ménage à trois des voisins, un haveur qui logeait
un ouvrier de la coupe à terre, ce qui donnait à la
femme deux hommes, lun de nuit, lautre de
jour.
Philomène tousse, reprit Catherine après
avoir tendu loreille.
Elle parlait de laînée des Levaque, une grande
fille de dix-neuf ans, la maîtresse de Zacharie,
dont elle avait deux enfants déjà, si délicate de
poitrine dailleurs, quelle était cribleuse à la
fosse, nayant jamais pu travailler au fond.
Ah, ouiche ! Philomène ! répondit Zacharie,
elle sen moque, elle dort !... Cest cochon de
dormir jusquà six heures !
Il passait sa culotte, lorsquil ouvrit une
fenêtre, préoccupé dune idée brusque. Audehors,
dans les ténèbres, le coron séveillait, des
lumières pointaient une à une, entre les lames des
34
persiennes. Et ce fut encore une dispute : il se
penchait pour guetter sil ne verrait pas sortir de
chez les Pierron, en face, le maître-porion du
Voreux, quon accusait de coucher avec la
Pierronne ; tandis que sa soeur lui criait que le
mari avait, depuis la veille, pris son service de
jour à laccrochage, et que bien sûr Dansaert
navait pu coucher, cette nuit-là. Lair entrait par
bouffées glaciales, tous deux semportaient, en
soutenant chacun lexactitude de ses
renseignements, lorsque des cris et des larmes
éclatèrent. Cétait, dans son berceau, Estelle que
le froid contrariait.
Du coup, Maheu se réveilla. Quavait-il donc
dans les os ? voilà quil se rendormait comme un
propre à rien ! Et il jurait si fort, que les enfants, à
côté, ne soufflaient plus. Zacharie et Jeanlin
achevèrent de se laver, avec une lenteur déjà
lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait
toujours. Les deux mioches, Lénore et Henri, aux
bras lun de lautre, navaient pas remué,
respirant du même petit souffle, malgré le
vacarme.
35
Catherine, donne-moi la chandelle ! cria
Maheu.
Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta
la chandelle dans le cabinet, laissant ses frères
chercher leurs vêtements, au peu de clarté qui
venait de la porte. Son père sautait du lit. Mais
elle ne sarrêta point, elle descendit en gros bas
de laine, à tâtons, et alluma dans la salle une autre
chandelle, pour préparer le café. Tous les sabots
de la famille étaient sous le buffet.
Te tairas-tu, vermine ! reprit Maheu,
exaspéré des cris dEstelle, qui continuaient.
Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il
lui ressemblait en gras, la tête forte, la face plate
et livide, sous les cheveux jaunes, coupés très
courts. Lenfant hurlait davantage, effrayée par
ces grands bras noueux qui se balançaient audessus
delle.
Laisse-la, tu sais bien quelle ne veut pas se
taire, dit la Maheude, en sallongeant au milieu
du lit.
Elle aussi venait de séveiller, et elle se
36
plaignait, cétait bête de ne jamais faire sa nuit
complète. Ils ne pouvaient donc partir
doucement ? Enfouie dans la couverture, elle ne
montrait que sa figure longue, aux grands traits,
dune beauté lourde, déjà déformée à trente-neuf
ans par sa vie de misère et les sept enfants quelle
avait eus. Les yeux au plafond, elle parla avec
lenteur, pendant que son homme shabillait. Ni
lun ni lautre nentendait plus la petite qui
sétranglait à crier.
Hein ? tu sais, je suis sans le sou, et nous
voici à lundi seulement : encore six jours à
attendre la quinzaine... Il ny a pas moyen que ça
dure. À vous tous, vous apportez neuf francs.
Comment veux-tu que jarrive ? nous sommes
dix à la maison.
Oh ! neuf francs ! se récria Maheu. Moi et
Zacharie, trois : ça fait six... Catherine et le père,
deux : ça fait quatre ; quatre et six, dix... Et
Jeanlin, un, ça fait onze.
Oui, onze, mais il y a les dimanches et les
jours de chômage... Jamais plus de neuf, entendstu
?
37
Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre
sa ceinture de cuir. Puis, il dit en se relevant :
Faut pas se plaindre, je suis tout de même
solide. Il y en a plus dun, à quarante-deux ans,
qui passe au raccommodage.
Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne
pas du pain... Quest-ce que je vais fiche, dis ? Tu
nas rien, toi ?
Jai deux sous.
Garde-les pour boire une chope... Mon
Dieu ! quest-ce que je vais fiche ? Six jours, ça
nen finit plus. Nous devons soixante francs à
Maigrat, qui ma mise à la porte avant-hier. Ça ne
mempêchera pas de retourner le voir. Mais, sil
sentête à refuser...
Et la Maheude continua dune voix morne, la
tête immobile, fermant par instants les yeux sous
la clarté triste de la chandelle. Elle disait le buffet
vide, les petits demandant des tartines, le café
même manquant, et leau qui donnait des
coliques, et les longues journées passées à
tromper la faim avec des feuilles de choux
38
bouillies. Peu à peu, elle avait dû hausser le ton,
car le hurlement dEstelle couvrait ses paroles.
Ces cris devenaient insoutenables. Maheu parut
tout dun coup les entendre, hors de lui, et il saisit
la petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la
mère, en balbutiant de fureur :
Tiens ! prends-la, je lécraserais... Nom de
Dieu denfant ! ça ne manque de rien, ça tète, et
ça se plaint plus haut que les autres !
Estelle sétait mise à téter, en effet. Disparue
sous la couverture, calmée par la tiédeur du lit,
elle navait plus quun petit bruit goulu des
lèvres.
Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne
tont pas dit daller les voir ? reprit le père au
bout dun silence.
La mère pinça la bouche, dun air de doute
découragé.
Oui, ils mont rencontrée, ils portent des
vêtements aux enfants pauvres... Enfin, je
mènerai ce matin chez eux Lénore et Henri. Sils
me donnaient cent sous seulement.
39
Le silence recommença. Maheu était prêt. Il
demeura un moment immobile, puis il conclut de
sa voix sourde :
Quest-ce que tu veux ? cest comme ça,
arrange-toi pour la soupe... Ça navance à rien
den causer, vaut mieux être là-bas au travail.
Bien sûr, répondit la Maheude. Souffle la
chandelle, je nai pas besoin de voir la couleur de
mes idées.
Il souffla la chandelle. Déjà, Zacharie et
Jeanlin descendaient ; il les suivit ; et lescalier
de bois craquait sous leurs pieds lourds, chaussés
de laine. Derrière eux, le cabinet et la chambre
étaient retombés aux ténèbres. Les enfants
dormaient, les paupières dAlzire elle-même
sétaient closes. Mais la mère restait maintenant
les yeux ouverts dans lobscurité, tandis que,
tirant sur sa mamelle pendante de femme épuisée,
Estelle ronronnait comme un petit chat.
En bas, Catherine sétait dabord occupée du
feu, la cheminée de fonte, à grille centrale,
flanquée de deux fours, et où brûlait
constamment un feu de houille. La Compagnie
40
distribuait par mois, à chaque famille, huit
hectolitres descaillage, charbon dur ramassé
dans les voies. Il sallumait difficilement, et la
jeune fille, qui couvrait le feu chaque soir, navait
quà le secouer le matin, en ajoutant des petits
morceaux de charbon tendre, triés avec soin.
Puis, après avoir posé une bouillotte sur la grille,
elle saccroupit devant le buffet.
Cétait une salle assez vaste, tenant tout le rezde-
chaussée, peinte en vert pomme, dune
propreté flamande, avec ses dalles lavées à
grande eau et semées de sable blanc. Outre le
buffet de sapin verni, lameublement consistait en
une table et des chaises du même bois. Collées
sur les murs, des enluminures violentes, les
portraits de lempereur et de limpératrice donnés
par la Compagnie, des soldats et des saints,
bariolés dor, tranchaient crûment dans la nudité
claire de la pièce ; et il ny avait dautres
ornements quune boîte de carton rose sur le
buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont
le gros tic-tac semblait remplir le vide du
plafond. Près de la porte de lescalier, une autre
porte conduisait à la cave. Malgré la propreté,
41
une odeur doignon cuit, enfermée depuis la
veine, empoisonnait lair chaud, cet air alourdi,
toujours chargé dune âcreté de houille.
Devant le buffet ouvert, Catherine
réfléchissait. Il ne restait quun bout de pain, du
fromage blanc en suffisance, mais à peine une
lichette de beurre ; et il sagissait de faire les
tartines pour eux quatre. Enfin, elle se décida,
coupa les tranches, en prit une quelle couvrit de
fromage, en frotta une autre de beurre, puis les
colla ensemble : cétait le « briquet », la double
tartine emportée chaque matin à la fosse. Bientôt,
les quatre briquets furent en rang sur la table,
répartis avec une sévère justice, depuis le gros du
père jusquau petit de Jeanlin.
Catherine, qui paraissait toute à son ménage,
devait pourtant rêvasser aux histoires que
Zacharie racontait sur le maître-porion et la
Pierronne, car elle entrebâilla la porte dentrée et
jeta un coup doeil dehors. Le vent soufflait
toujours, des clartés plus nombreuses couraient
sur les façades basses du coron, doù montait une
vague trépidation de réveil. Déjà des portes se
42
refermaient, des files noires douvriers
séloignaient dans la nuit. Était-elle bête, de se
refroidir, puisque le chargeur à laccrochage
dormait bien sûr, en attendant daller prendre son
service, à six heures ! Et elle restait, elle regardait
la maison, de lautre côté des jardins. La porte
souvrit, sa curiosité salluma. Mais ce ne pouvait
être que la petite des Pierron, Lydie, qui partait
pour la fosse.
Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner.
Elle ferma, se hâta de courir : leau bouillait et se
répandait, éteignant le feu. Il ne restait plus de
café, elle dut se contenter de passer leau sur le
marc de la veille ; puis, elle sucra dans la
cafetière, avec de la cassonade. Justement, son
père et ses deux frères descendaient.
Fichtre ! déclara Zacharie, quand il eut mis
le nez dans son bol, en voilà un qui ne nous
cassera pas la tête !
Maheu haussa les épaules dun air résigné.
Bah ! cest chaud, cest bon tout de même.
Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et
43
trempait une soupe. Après avoir bu, Catherine
acheva de vider la cafetière dans les gourdes de
fer-blanc. Tous quatre, debout, mal éclairés par la
chandelle fumeuse, avalaient en hâte.
Y sommes-nous à la fin ! dit le père. On
croirait quon a des rentes !
Mais une voix vint de lescalier, dont ils
avaient laissé la porte ouverte. Cétait la
Maheude qui criait :
Prenez tout le pain, jai un peu de vermicelle
pour les enfants !
Oui, oui ! répondit Catherine.
Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un
coin de la grille, un restant de soupe, que le
grand-père trouverait chaude, lorsquil rentrerait
à six heures. Chacun prit sa paire de sabots sous
le buffet, se passa la ficelle de sa gourde à
lépaule, et fourra son briquet dans son dos, entre
la chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes
devant, la fille derrière, soufflant la chandelle,
donnant un tour de clef. La maison redevint
noire.
44
Tiens ! nous filons ensemble, dit un homme
qui refermait la porte de la maison voisine.
Cétait Levaque, avec son fils Bébert, un
gamin de douze ans, grand ami de Jeanlin.
Catherine, étonnée, étouffa un rire, à loreille de
Zacharie : quoi donc ? Bouteloup nattendait
même plus que le mari fût parti !
Maintenant, dans le coron, les lumières
séteignaient. Une dernière porte claqua, tout
dormait de nouveau, les femmes et les petits
reprenaient leur somme, au fond des lits plus
larges. Et, du village éteint au Voreux qui
soufflait, cétait sous les rafales un lent défilé
dombres, le départ des charbonniers pour le
travail, roulant des épaules, embarrassés de leurs
bras, quils croisaient sur la poitrine ; tandis que,
derrière, le briquet faisait à chacun une bosse.
Vêtus de toile mince, ils grelottaient de froid,
sans se hâter davantage, débandés le long de la
route, avec un piétinement de troupeau.
45
III
Étienne, descendu enfin du terri, venait
dentrer au Voreux ; et les hommes auxquels il
sadressait, demandant sil y avait du travail,
hochaient la tête, lui disaient tous dattendre le
maître-porion. On le laissait libre, au milieu des
bâtiments mal éclairés, pleins de trous noirs,
inquiétants avec la complication de leurs salles et
de leurs étages. Après avoir monté un escalier
obscur à moitié détruit, il sétait trouvé sur une
passerelle branlante, puis avait traversé le hangar
du criblage, plongé dans une nuit si profonde,
quil marchait les mains en avant, pour ne pas se
heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux
jaunes, énormes, trouèrent les ténèbres. Il était
sous le beffroi, dans la salle de recette, à la
bouche même du puits.
Un porion, le père Richomme, un gros à figure
de bon gendarme, barrée de moustaches grises, se
46
dirigeait justement vers le bureau du receveur.
On na pas besoin dun ouvrier ici, pour
nimporte quel travail ? demanda de nouveau
Étienne.
Richomme allait dire non ; mais il se reprit et
répondit comme les autres, en séloignant :
Attendez monsieur Dansaert, le maîtreporion.
Quatre lanternes étaient plantées là, et les
réflecteurs, qui jetaient toute la lumière sur le
puits, éclairaient vivement les rampes de fer, les
leviers des signaux et des verrous, les madriers
des guides, où glissaient les deux cages. Le reste,
la vaste salle, pareille à une nef déglise, se
noyait, peuplée de grandes ombres flottantes.
Seule, la lampisterie flambait au fond, tandis que,
dans le bureau du receveur, une maigre lampe
mettait comme une étoile près de séteindre.
Lextraction venait dêtre reprise ; et, sur les
dalles de fonte, cétait un tonnerre continu, les
berlines de charbon roulées sans cesse, les
courses des moulineurs, dont on distinguait les
longues échines penchées, dans le remuement de
47
toutes ces choses noires et bruyantes qui
sagitaient.
Un instant, Étienne resta immobile, assourdi,
aveuglé. Il était glacé, des courants dair entraient
de partout. Alors, il fit quelques pas, attiré par la
machine, dont il voyait maintenant luire les aciers
et les cuivres. Elle se trouvait en arrière du puits,
à vingt-cinq mètres, dans une salle plus haute, et
assise si carrément sur son massif de briques,
quelle marchait à toute vapeur, de toute sa force
de quatre cents chevaux, sans que le mouvement
de sa bielle énorme, émergeant et plongeant, avec
une douceur huilée, donnât un frisson aux murs.
Le machineur, debout à la barre de mise en train,
écoutait les sonneries des signaux, ne quittait pas
des yeux le tableau indicateur, où le puits était
figuré, avec ses étages différents, par une rainure
verticale, que parcouraient des plombs pendus à
des ficelles, représentant les cages. Et, à chaque
départ, quand la machine se remettait en branle,
les bobines, les deux immenses roues de cinq
mètres de rayon, aux moyeux desquels les deux
câbles dacier senroulaient et se déroulaient en
sens contraire, tournaient dune telle vitesse,
48
quelles nétaient plus quune poussière grise.
Attention donc ! crièrent trois moulineurs,
qui traînaient une échelle gigantesque.
Étienne avait manqué dêtre écrasé. Ses yeux
shabituaient, il regardait en lair filer les câbles,
plus de trente mètres de ruban dacier, qui
montaient dune volée dans le beffroi, où ils
passaient sur les molettes, pour descendre à pic
dans le puits sattacher aux cages dextraction.
Une charpente de fer, pareille à la haute
charpente dun clocher, portait les molettes.
Cétait un glissement doiseau, sans un bruit, sans
un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient
dun fil de poids énorme, qui pouvait enlever
jusquà douze mille kilogrammes, avec une
vitesse de dix mètres à la seconde.
Attention donc, nom de Dieu ! crièrent de
nouveau les moulineurs, qui poussaient léchelle
de lautre côté, pour visiter la molette de gauche.
Lentement, Étienne revint à la recette. Ce vol
géant sur sa tête lahurissait. Et, grelottant dans
les courants dair, il regarda la manoeuvre des
cages, les oreilles cassées par le roulement des
49
berlines. Près du puits, le signal fonctionnait, un
lourd marteau à levier, quune corde tirée du fond
laissait tomber sur un billot. Un coup pour
arrêter, deux pour descendre, trois pour monter :
cétait sans relâche comme des coups de massue
dominant le tumulte, accompagnés dune claire
sonnerie de timbre ; pendant que le moulineur,
dirigeant la manoeuvre, augmentait encore le
tapage, en criant des ordres au machineur, dans
un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branlebas,
apparaissaient et senfonçaient, se vidaient et
se remplissaient, sans quÉtienne comprît rien à
ces besognes compliquées.
Il ne comprenait bien quune chose : le puits
avalait des hommes par bouchées de vingt et de
trente, et dun coup de gosier si facile, quil
semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre
heures, la descente des ouvriers commençait. Ils
arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la
main, attendant par petits groupes dêtre en
nombre suffisant. Sans un bruit, dun
jaillissement doux de bête nocturne, la cage de
fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec
ses quatre étages contenant chacun deux berlines
50
pleines de charbon. Des moulineurs, aux
différents paliers, sortaient les berlines, les
remplaçaient par dautres, vides ou chargées à
lavance des bois de taille. Et cétait dans les
berlines vides que sempilaient les ouvriers, cinq
par cinq, jusquà quarante dun coup, lorsquils
tenaient toutes les cases. Un ordre partait du
porte-voix, un beuglement sourd et indistinct,
pendant quon tirait quatre fois la corde du signal
den bas, « sonnant à la viande », pour prévenir
de ce chargement de chair humaine. Puis, après
un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse,
tombait comme une pierre, ne laissait derrière
elle que la fuite vibrante du câble.
Cest profond ? demanda Étienne à un
mineur, qui attendait près de lui, lair somnolent.
Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit
lhomme. Mais il y a quatre accrochages audessus,
le premier à trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui
remontait. Étienne reprit :
Et quand ça casse ?
51
Ah ! quand ça casse...
Le mineur acheva dun geste. Son tour était
arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement
aisé et sans fatigue. Il sy accroupit avec des
camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau
au bout de quatre minutes à peine, pour engloutir
une autre charge dhommes. Pendant une demiheure,
le puits en dévora de la sorte, dune gueule
plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de
laccrochage où ils descendaient, mais sans un
arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables
de digérer un peuple. Cela semplissait,
semplissait encore, et les ténèbres restaient
mortes, la cage montait du vide dans le même
silence vorace.
Étienne, à la longue, fut repris du malaise quil
avait éprouvé déjà sur le terri. Pourquoi
sentêter ? ce maître-porion le congédierait
comme les autres. Une peur vague le décida
brusquement : il sen alla, il ne sarrêta dehors
que devant le bâtiment des générateurs. La porte,
grande ouverte, laissait voir sept chaudières à
deux foyers. Au milieu de la buée blanche, dans
52
le sifflement des fuites, un chauffeur était occupé
à charger un des foyers, dont lardente fournaise
se faisait sentir jusque sur le seuil ; et le jeune
homme, heureux davoir chaud, sapprochait,
lorsquil rencontra une nouvelle bande de
charbonniers, qui arrivait à la fosse. Cétaient les
Maheu et les Levaque. Quand il aperçut, en tête,
Catherine avec son air doux de garçon, lidée
superstitieuse lui vint de risquer une dernière
demande.
Dites donc, camarade, on na pas besoin
dun ouvrier ici, pour nimporte quel travail ?
Elle le regarda, surprise, un peu effrayée de
cette voix brusque qui sortait de lombre. Mais,
derrière elle, Maheu avait entendu, et il répondit,
il causa un instant. Non, on navait besoin de
personne. Ce pauvre diable douvrier, perdu sur
les routes, lintéressait. Lorsquil le quitta, il dit
aux autres :
Hein ! On pourrait être comme ça... Faut pas
se plaindre, tous nont pas du travail à crever.
La bande entra et alla droit à la baraque, vaste
salle grossièrement crépie, entourée darmoires
53
que fermaient des cadenas. Au centre, une
cheminée de fer, une sorte de poêle sans porte,
était rouge, si bourrée de houille incandescente,
que des morceaux craquaient et déboulaient sur la
terre battue du sol. La salle ne se trouvait éclairée
que par ce brasier, dont les reflets sanglants
dansaient le long des boiseries crasseuses,
jusquau plafond sali dune poussière noire.
Comme les Maheu arrivaient, des rires
éclataient dans la grosse chaleur. Une trentaine
douvriers étaient debout, le dos tourné à la
flamme, se rôtissant dun air de jouissance. Avant
la descente, tous venaient ainsi prendre et
emporter dans la peau un bon coup de feu, pour
braver lhumidité du puits. Mais, ce matin-là, on
ségayait davantage, on plaisantait la Mouquette,
une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont
la gorge et le derrière énormes crevaient la veste
et la culotte. Elle habitait Réquillart avec son
père, le vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet
son frère, moulineur ; seulement, les heures de
travail nétant pas les mêmes, elle se rendait seule
à la fosse ; et, au milieu des blés en été, contre un
mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en
54
compagnie de son amoureux de la semaine. Toute
la mine y passait, une vraie tournée de
camarades, sans autre conséquence. Un jour
quon lui reprochait un cloutier de Marchiennes,
elle avait failli crever de colère, criant quelle se
respectait trop, quelle se couperait un bras, si
quelquun pouvait se flatter de lavoir vue avec
un autre quun charbonnier.
Ce nest donc plus le grand Chaval ? disait
un mineur en ricanant. Tas pris ce petiot-là ?
Mais lui faudrait une échelle !... Je vous ai
aperçus derrière Réquillart. À preuve quil est
monté sur une borne.
Après ? répondait la Mouquette en belle
humeur. Quest-ce que ça te fiche ? On ne ta pas
appelé pour que tu pousses.
Et cette grossièreté bonne enfant redoublait les
éclats des hommes, qui enflaient leurs épaules, à
demi cuites par le poêle ; tandis que, secouée
elle-même de rires, elle promenait au milieu
deux lindécence de son costume, dun comique
troublant, avec ses bosses de chair, exagérées
jusquà linfirmité.
55
Mais la gaieté tomba, Mouquette racontait à
Maheu que Fleurance, la grande Fleurance, ne
viendrait plus : on lavait trouvée, la veille, raide
sur son lit, les uns disaient dun décrochement du
coeur, les autres dun litre de genièvre bu trop
vite. Et Maheu se désespérait : encore de la
malchance, voilà quil perdait une de ses
herscheuses, sans pouvoir la remplacer
immédiatement ! Il travaillait au marchandage, ils
étaient quatre haveurs associés dans sa taille, lui,
Zacharie, Levaque et Chaval. Sils navaient plus
que Catherine pour rouler, la besogne allait
souffrir. Tout dun coup, il cria :
Tiens ! et cet homme qui cherchait de
louvrage !
Justement, Dansaert passait devant la baraque.
Maheu lui conta lhistoire, demanda
lautorisation dembaucher lhomme ; et il
insistait sur le désir que témoignait la Compagnie
de substituer aux herscheuses des garçons,
comme à Anzin. Le maître-porion eut dabord un
sourire, car le projet dexclure les femmes du
fond répugnait dordinaire aux mineurs, qui
56
sinquiétaient du placement de leurs filles, peu
touchés de la question de moralité et dhygiène.
Enfin, après avoir hésité, il permit, mais en se
réservant de faire ratifier sa décision par
monsieur Négrel, lingénieur.
Ah bien ! déclara Zacharie, il est loin,
lhomme, sil court toujours !
Non, dit Catherine, je lai vu sarrêter aux
chaudières.
Va donc, fainéante ! cria Maheu.
La jeune fille sélança, pendant quun flot de
mineurs montaient au puits, cédant le feu à
dautres. Jeanlin, sans attendre son père, alla lui
aussi prendre sa lampe, avec Bébert, gros garçon
naïf, et Lydie, chétive fillette de dix ans. Partie
devant eux, la Mouquette sexclamait dans
lescalier noir, en les traitant de sales mioches et
en menaçant de les gifler, sils la pinçaient.
Étienne, dans le bâtiment aux chaudières,
causait en effet avec le chauffeur, qui chargeait
les foyers de charbon. Il éprouvait un grand froid,
à lidée de la nuit où il lui fallait rentrer. Pourtant,
57
il se décidait à partir, lorsquil sentit une main se
poser sur son épaule.
Venez, dit Catherine, il y a quelque chose
pour vous.
Dabord, il ne comprit pas. Puis, il eut un élan
de joie, il serra énergiquement les mains de la
jeune fille.
Merci, camarade... Ah ! vous êtes un bon
bougre, par exemple !
Elle se mit à rire, en le regardant dans la rouge
lueur des foyers, qui les éclairaient. Cela
lamusait, quil la prît pour un garçon, fluette
encore, son chignon caché sous le béguin. Lui,
riait aussi de contentement ; et ils restèrent un
instant tous deux à se rire à la face, les joues
allumées.
Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa
caisse, retirait ses sabots et ses gros bas de laine.
Lorsque Étienne fut là, on régla tout en quatre
paroles : trente sous par jour, un travail fatigant,
mais quil apprendrait vite. Le haveur lui
conseilla de garder ses souliers, et il lui prêta une
58
vieille barrette, un chapeau de cuir destiné à
garantir le crâne, précaution que le père et les
enfants dédaignaient. Les outils furent sortis de la
caisse, où se trouvait justement la pelle de
Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermé
leurs sabots, leurs bas, ainsi que le paquet
dÉtienne, il simpatienta brusquement.
Que fait-il donc, cette rosse de Chaval ?
Encore quelque fille culbutée sur un tas de
pierres !... Nous sommes en retard dune demiheure,
aujourdhui.
Zacharie et Levaque se rôtissaient
tranquillement les épaules. Le premier finit par
dire :
Cest Chaval que tu attends ?... Il est arrivé
avant nous, il est descendu tout de suite.
Comment ! tu sais ça et tu ne men dis
rien !... Allons ! allons ! dépêchons.
Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre
la bande. Étienne la laissa passer, monta derrière
elle. De nouveau, il voyageait dans un dédale
descaliers et de couloirs obscurs, où les pieds
59
nus faisaient un bruit mou de vieux chaussons.
Mais la lampisterie flamboya, une pièce vitrée,
emplie de râteliers qui alignaient par étages des
centaines de lampes Davy, visitées, lavées de la
veille, allumées comme des cierges au fond dune
chapelle ardente. Au guichet, chaque ouvrier
prenait la sienne, poinçonnée à son chiffre ; puis,
il lexaminait, la fermait lui-même ; pendant que
le marqueur, assis à une table, inscrivait sur le
registre lheure de la descente. Il fallut que
Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau
herscheur. Et il y avait encore une précaution, les
ouvriers défilaient devant un vérificateur, qui
sassurait si toutes les lampes étaient bien
fermées.
Fichtre ! il ne fait pas chaud ici, murmura
Catherine grelottante.
Étienne se contenta de hocher la tête. Il se
retrouvait devant le puits, au milieu de la vaste
salle, balayée de courants dair. Certes, il se
croyait brave, et pourtant une émotion
désagréable le serrait à la gorge, dans le tonnerre
des berlines, les coups sourds des signaux, le
60
beuglement étouffé du porte-voix, en face du vol
continu de ces câbles, déroulés et enroulés à toute
vapeur par les bobines de la machine. Les cages
montaient, descendaient avec leur glissement de
bête de nuit, engouffraient toujours des hommes,
que la gueule du trou semblait boire. Cétait son
tour maintenant, il avait très froid, il gardait un
silence nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et
Levaque ; car tous deux désapprouvaient
lembauchage de cet inconnu, Levaque surtout,
blessé de navoir pas été consulté. Aussi
Catherine fut-elle heureuse dentendre son père
expliquer les choses au jeune homme.
Regardez, au-dessus de la cage, il y a un
parachute, des crampons de fer qui senfoncent
dans les guides, en cas de rupture. Ça fonctionne,
oh ! pas toujours... Oui, le puits est divisé en trois
compartiments, fermés par des planches, du haut
en bas : au milieu les cages, à gauche le goyot des
échelles...
Mais il sinterrompit pour gronder, sans se
permettre de trop hausser la voix :
Quest-ce que nous fichons là, nom de
61
Dieu ! Est-il permis de nous faire geler de la
sorte !
Le porion Richomme, qui allait descendre lui
aussi, sa lampe à feu libre fixée par un clou dans
le cuir de sa barrette, lentendit se plaindre.
Méfie-toi, gare aux oreilles ! murmura-t-il
paternellement, en vieux mineur resté bon pour
les camarades. Faut bien que les manoeuvres se
fassent... Tiens ! nous y sommes, embarque avec
ton monde.
La cage, en effet, garnie de bandes de tôle et
dun grillage à petites mailles, les attendait,
daplomb sur les verrous. Maheu, Zacharie,
Levaque, Catherine se glissèrent dans une berline
du fond ; et, comme ils devaient y tenir cinq,
Étienne y entra à son tour ; mais les bonnes
places étaient prises, il lui fallut se tasser près de
la jeune fille, dont un coude lui labourait le
ventre. Sa lampe lembarrassait, on lui conseilla
de laccrocher à une boutonnière de sa veste. Il
nentendit pas, la garda maladroitement à la
main. Lembarquement continuait, dessus et
dessous, un enfournement confus de bétail. On ne
62
pouvait donc partir, que se passait-il ? Il lui
semblait simpatienter depuis de longues minutes.
Enfin, une secousse lébranla, et tout sombra ; les
objets autour de lui senvolèrent, tandis quil
éprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui
tirait les entrailles. Cela dura tant quil fut au
jour, franchissant les deux étages des recettes, au
milieu de la fuite tournoyante des charpentes.
Puis, tombé dans le noir de la fosse, il resta
étourdi, nayant plus la perception nette de ses
sensations.
Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu.
Tous étaient à laise. Lui, par moments, se
demandait sil descendait ou sil montait. Il y
avait comme des immobilités, quand la cage filait
droit, sans toucher aux guides ; et de brusques
trépidations se produisaient ensuite, une sorte de
dansement dans les madriers, qui lui donnait la
peur dune catastrophe. Du reste, il ne pouvait
distinguer les parois du puits, derrière le grillage
où il collait sa face. Les lampes éclairaient mal le
tassement des corps, à ses pieds. Seule, la lampe
à feu libre du porion, dans la berline voisine,
63
brillait comme un phare.
Celui-ci a quatre mètres de diamètre,
continuait Maheu, pour linstruire. Le cuvelage
aurait bon besoin dêtre refait, car leau filtre de
tous côtés... Tenez ! nous arrivons au niveau,
entendez-vous ?
Étienne se demandait justement quel était ce
bruit daverse. Quelques grosses gouttes avaient
dabord sonné sur le toit de la cage, comme au
début dune ondée ; et, maintenant, la pluie
augmentait, ruisselait, se changeait en un
véritable déluge. Sans doute, la toiture était
trouée, car un filet deau, coulant sur son épaule,
le trempait jusquà la chair. Le froid devenait
glacial, on enfonçait dans une humidité noire,
lorsquon traversa un rapide éblouissement, la
vision dune caverne où des hommes sagitaient,
à la lueur dun éclair. Déjà, on retombait au
néant.
Maheu disait :
Cest le premier accrochage. Nous sommes à
trois cent vingt mètres... Regardez la vitesse.
64
Levant sa lampe, il éclaira un madrier des
guides, qui filait ainsi quun rail sous un train
lancé à toute vapeur ; et, au-delà, on ne voyait
toujours rien. Trois autres accrochages passèrent,
dans un envolement de clartés. La pluie
assourdissante battait les ténèbres.
Comme cest profond ! murmura Étienne.
Cette chute devait durer depuis des heures. Il
souffrait de la fausse position quil avait prise,
nosant bouger, torturé surtout par le coude de
Catherine. Elle ne prononçait pas un mot, il la
sentait seulement contre lui, qui le réchauffait.
Lorsque la cage, enfin, sarrêta au fond, à cinq
cent cinquante-quatre mètres, il sétonna
dapprendre que la descente avait duré juste une
minute. Mais le bruit des verrous qui se fixaient,
la sensation sous lui de cette solidité, légaya
brusquement ; et ce fut en plaisantant quil tutoya
Catherine.
Quas-tu sous la peau, à être chaud comme
ça ?... Jai ton coude dans le ventre, bien sûr.
Alors, elle éclata aussi. Était-il bête, de la
prendre encore pour un garçon ! Il avait donc les
65
yeux bouchés ?
Cest dans loeil que tu las, mon coude,
répondit-elle, au milieu dune tempête de rires,
que le jeune homme, surpris, ne sexpliqua point.
La cage se vidait, les ouvriers traversèrent la
salle de laccrochage, une salle taillée dans le roc,
voûtée en maçonnerie, et que trois grosses lampes
à feu libre éclairaient. Sur les dalles de fonte, les
chargeurs roulaient violemment des berlines
pleines. Une odeur de cave suintait des murs, une
fraîcheur salpêtrée où passaient des souffles
chauds, venus de lécurie voisine. Quatre galeries
souvraient là, béantes.
Par ici, dit Maheu à Étienne. Vous ny êtes
pas, nous avons à faire deux bons kilomètres.
Les ouvriers se séparaient, se perdaient par
groupes, au fond de ces trous noirs. Une
quinzaine venaient de sengager dans celui de
gauche ; et Étienne marchait le dernier, derrière
Maheu, que précédaient Catherine, Zacharie et
Levaque. Cétait une belle galerie de roulage, à
travers banc, et dun roc si solide, quelle avait eu
besoin seulement dêtre muraillée en partie. Un
66
par un, ils allaient, ils allaient toujours, sans une
parole, avec les petites flammes des lampes. Le
jeune homme butait à chaque pas, sembarrassait
les pieds dans les rails. Depuis un instant, un
bruit sourd linquiétait, le bruit lointain dun
orage dont la violence semblait croître et venir
des entrailles de la terre. Était-ce le tonnerre dun
éboulement, écrasant sur leurs têtes la masse
énorme qui les séparait du jour ? Une clarté perça
la nuit, il sentit trembler le roc ; et, lorsquil se fut
rangé le long du mur, comme les camarades, il vit
passer contre sa face un gros cheval blanc, attelé
à un train de berlines. Sur la première, tenant les
guides, Bébert était assis ; tandis que Jeanlin, les
poings appuyés au bord de la dernière, courait
pieds nus.
On se remit en marche. Plus loin, un carrefour
se présenta, deux nouvelles galeries souvraient,
et la bande sy divisa encore, les ouvriers se
répartissaient peu à peu dans tous les chantiers de
la mine. Maintenant, la galerie de roulage était
boisée, des étais de chêne soutenaient le toit,
faisaient à la roche ébouleuse une chemise de
charpente, derrière laquelle on apercevait les
67
lames des schistes, étincelants de mica, et la
masse grossière des grès, ternes et rugueux. Des
trains de berlines pleines ou vides passaient
continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre
emporté dans lombre par des bêtes vagues, au
trot de fantôme. Sur la double voie dun garage,
un long serpent noir dormait, un train arrêté, dont
le cheval sébroua, si noyé de nuit, que sa croupe
confuse était comme un bloc tombé de la voûte.
Des portes daérage battaient, se refermaient
lentement. Et, à mesure quon avançait, la galerie
devenait plus étroite, plus basse, inégale de toit,
forçant les échines à se plier sans cesse.
Étienne, rudement, se heurta la tête. Sans la
barrette de cuir, il avait le crâne fendu. Pourtant,
il suivait avec attention, devant lui, les moindres
gestes de Maheu, dont la silhouette sombre se
détachait sur la lueur des lampes. Pas un des
ouvriers ne se cognait, ils devaient connaître
chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la
roche. Le jeune homme souffrait aussi du sol
glissant, qui se trempait de plus en plus. Par
moments, il traversait de véritables mares, que le
gâchis boueux des pieds révélait seul. Mais ce qui
68
létonnait surtout, cétaient les brusques
changements de température. En bas du puits, il
faisait très frais, et dans la galerie de roulage, par
où passait tout lair de la mine, soufflait un vent
glacé, dont la violence tournait à la tempête, entre
les muraillements étroits. Ensuite, à mesure quon
senfonçait dans les autres voies, qui recevaient
seulement leur part disputée daérage, le vent
tombait, la chaleur croissait, une chaleur
suffocante, dune pesanteur de plomb.
Maheu navait plus ouvert la bouche. Il prit à
droite une nouvelle galerie, en disant simplement
à Étienne, sans se tourner :
La veine Guillaume.
Cétait la veine où se trouvait leur taille. Dès
les premières enjambées, Étienne se meurtrit de
la tête et des coudes. Le toit en pente descendait
si bas que, sur des longueurs de vingt et trente
mètres, il devait marcher cassé en deux. Leau
arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents
mètres ; et, tout dun coup, il vit disparaître
Levaque, Zacharie et Catherine, qui semblaient
sêtre envolés par une fissure mince, ouverte
69
devant lui.
Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre
lampe à une boutonnière, et accrochez-vous aux
bois.
Lui-même disparut. Étienne dut le suivre.
Cette cheminée, laissée dans la veine, était
réservée aux mineurs et desservait toutes les
voies secondaires. Elle avait lépaisseur de la
couche de charbon, à peine soixante centimètres.
Heureusement, le jeune homme était mince, car,
maladroit encore, il sy hissait avec une dépense
inutile de muscles, aplatissant les épaules et les
hanches, avançant à la force des poignets,
cramponné aux bois. Quinze mètres plus haut, on
rencontra la première voie secondaire ; mais il
fallut continuer, la taille de Maheu et consorts
était à la sixième voie, dans lenfer, ainsi quils
disaient ; et, de quinze mètres en quinze mètres,
les voies se superposaient, la montée nen
finissait plus, à travers cette fente qui raclait le
dos et la poitrine. Étienne râlait, comme si le
poids des roches lui eût broyé les membres, les
mains arrachées, les jambes meurtries, manquant
70
dair surtout, au point de sentir le sang lui crever
la peau. Vaguement, dans une voie, il aperçut
deux bêtes accroupies, une petite, une grosse, qui
poussaient des berlines : cétaient Lydie et la
Mouquette, déjà au travail. Et il lui restait à
grimper la hauteur de deux tailles ! La sueur
laveuglait, il désespérait de rattraper les autres,
dont il entendait les membres agiles frôler le roc
dun long glissement.
Courage, ça y est ! dit la voix de Catherine.
Mais, comme il arrivait en effet, une autre
voix cria du fond de la taille :
Eh bien ! quoi donc ? est-ce quon se fout du
monde... ? Jai deux kilomètres à faire de
Montsou, et je suis là le premier !
Cétait Chaval, un grand maigre de vingt-cinq
ans, osseux, les traits forts, qui se fâchait davoir
attendu. Lorsquil aperçut Étienne, il demanda,
avec une surprise de mépris :
Quest-ce que cest que ça ?
Et, Maheu lui ayant conté lhistoire, il ajouta
entre les dents :
71
Alors, les garçons mangent le pain des
filles !
Les deux hommes échangèrent un regard,
allumé dune de ces haines dinstinct qui
flambent subitement. Étienne avait senti linjure,
sans comprendre encore. Un silence régna, tous
se mettaient au travail. Cétaient enfin les veines
peu à peu emplies, les tailles en activité, à chaque
étage, au bout de chaque voie. Le puits
dévorateur avait avalé sa ration quotidienne
dhommes, près de sept cents ouvriers, qui
besognaient à cette heure dans cette fourmilière
géante, trouant la terre de toutes parts, la criblant
ainsi quun vieux bois piqué des vers. Et, au
milieu du silence lourd, de lécrasement des
couches profondes, on aurait pu, loreille collée à
la roche, entendre le branle de ces insectes
humains en marche, depuis le vol du câble qui
montait et descendait la cage dextraction,
jusquà la morsure des outils entamant la houille,
au fond des chantiers dabattage.
Étienne, en se tournant, se trouva de nouveau
serré contre Catherine. Mais, cette fois, il devina
72
les rondeurs naissantes de la gorge, il comprit
tout dun coup cette tiédeur qui lavait pénétré.
Tu es donc une fille ? murmura-t-il,
stupéfait.
Elle répondit de son air gai, sans rougeur :
Mais oui... Vrai ! tu y as mis le temps !
73
IV
Les quatre haveurs venaient de sallonger les
uns au-dessus des autres, sur toute la montée du
front de taille. Séparés par les planches à crochets
qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient
chacun quatre mètres environ de la veine ; et
cette veine était si mince, épaisse à peine en cet
endroit de cinquante centimètres, quils se
trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur,
se traînant des genoux et des coudes, ne pouvant
se retourner sans se meurtrir les épaules. Ils
devaient, pour attaquer la houille, rester couchés
sur le flanc, le cou tordu, les bras levés et
brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche
court.
En bas, il y avait dabord Zacharie ; Levaque
et Chaval sétageaient au-dessus ; et, tout en haut
enfin, était Maheu. Chacun havait le lit de
schiste, quil creusait à coups de rivelaine ; puis,
74
il pratiquait deux entailles verticales dans la
couche, et il détachait le bloc, en enfonçant un
coin de fer, à la partie supérieure. La houille était
grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le
long du ventre et des cuisses. Quand ces
morceaux, retenus par la planche, sétaient
amassés sous eux, les haveurs disparaissaient,
murés dans létroite fente.
Cétait Maheu qui souffrait le plus. En haut, la
température montait jusquà trente-cinq degrés,
lair ne circulait pas, létouffement à la longue
devenait mortel. Il avait dû, pour voir clair, fixer
sa lampe à un clou, près de sa tête ; et cette
lampe, qui chauffait son crâne, achevait de lui
brûler le sang. Mais son supplice saggravait
surtout de lhumidité. La roche, au-dessus de lui,
à quelques centimètres de son visage, ruisselait
deau, de grosses gouttes continues et rapides,
tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours
à la même place. Il avait beau tordre le cou,
renverser la nuque : elles battaient sa face,
sécrasaient, claquaient sans relâche. Au bout
dun quart dheure, il était trempé, couvert de
sueur lui-même, fumant dune chaude buée de
75
lessive. Ce matin-là, une goutte, sacharnant dans
son oeil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lâcher
son havage, il donnait de grands coups, qui le
secouaient violemment entre les deux roches,
ainsi quun puceron pris entre deux feuillets dun
livre, sous la menace dun aplatissement complet.
Pas une parole nétait échangée. Ils tapaient
tous, on nentendait que ces coups irréguliers,
voilés et comme lointains. Les bruits prenaient
une sonorité rauque, sans un écho dans lair mort.
Et il semblait que les ténèbres fussent dun noir
inconnu, épaissi par les poussières volantes du
charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les
yeux. Les mèches des lampes, sous leurs
chapeaux de toile métallique, ny mettaient que
des points rougeâtres. On ne distinguait rien, la
taille souvrait, montait ainsi quune large
cheminée, plate et oblique, où la suie de dix
hivers aurait amassé une nuit profonde. Des
formes spectrales sy agitaient, les lueurs perdues
laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un
bras noueux, une tête violente, barbouillée
comme pour un crime. Parfois, en se détachant,
luisaient des blocs de houille, des pans et des
76
arêtes, brusquement allumés dun reflet de cristal.
Puis, tout retombait au noir, les rivelaines
tapaient à grands coups sourds, il ny avait plus
que le halètement des poitrines, le grognement de
gêne et de fatigue, sous la pesanteur de lair et la
pluie des sources.
Zacharie, les bras mous dune noce de la
veille, lâcha vite la besogne en prétextant la
nécessité de boiser, ce qui lui permettait de
soublier à siffler doucement, les yeux vagues
dans lombre. Derrière les haveurs, près de trois
mètres de la veine restaient vides, sans quils
eussent encore pris la précaution de soutenir la
roche, insoucieux du danger et avares de leur
temps.
Eh ! laristo ! cria le jeune homme à Étienne,
passe-moi des bois.
Étienne, qui apprenait de Catherine à
manoeuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la
taille. Il y en avait de la veille une petite
provision. Chaque matin, dhabitude, on les
descendait tout coupés sur la mesure de la
couche.
77
Dépêche-toi donc, sacrée flemme ! reprit
Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se
hisser gauchement au milieu du charbon, les bras
embarrassés de quatre morceaux de chêne.
Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit,
puis une autre dans le mur ; et il y calait les deux
bouts du bois, qui étayait ainsi la roche. Laprèsmidi,
les ouvriers de la coupe à terre prenaient les
déblais laissés au fond de la galerie par les
haveurs, et remblayaient les tranchées exploitées
de la veine, où ils noyaient les bois, en ne
ménageant que la voie inférieure et la voie
supérieure, pour le roulage.
Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait
détaché son bloc. Il essuya sur sa manche son
visage ruisselant, il sinquiéta de ce que Zacharie
était monté faire derrière lui.
Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons après
déjeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons
avoir notre compte de berlines.
Cest que, répondit le jeune homme, ça
baisse. Regarde, il y a une gerçure. Jai peur que
ça néboule.
78
Mais le père haussa les épaules. Ah !
ouiche ! ébouler ! Et puis, ce ne serait pas la
première fois, on sen tirerait tout de même. Il
finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de
taille.
Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur
le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que
la chute dun grès venait décorcher au sang.
Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se
mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils
étaient déjà noirs de charbon, enduits dune
poussière fine que la sueur délayait, faisait couler
en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença
le premier à taper, plus bas, la tête au ras de la
roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le
front, si obstinée, quil croyait la sentir lui percer
dun trou les os du crâne.
Il ne faut pas faire attention, expliquait
Catherine à Étienne. Ils gueulent toujours.
Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante.
Chaque berline chargée arrivait au jour telle
quelle partait de la taille, marquée dun jeton
spécial pour que le receveur pût la mettre au
79
compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand
soin de lemplir et de ne prendre que le charbon
propre : autrement, elle était refusée à la recette.
Le jeune homme, dont les yeux shabituaient à
lobscurité, la regardait, blanche encore, avec son
teint de chlorose ; et il naurait pu dire son âge, il
lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait
frêle. Pourtant, il la sentait plus vieille, dune
liberté de garçon, dune effronterie naïve, qui le
gênait un peu : elle ne lui plaisait pas, il trouvait
trop gamine sa tête blafarde de Pierrot, serrée aux
tempes par le béguin. Mais ce qui létonnait,
cétait la force de cette enfant, une force nerveuse
où il entrait beaucoup dadresse. Elle emplissait
sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle
réguliers et rapides ; elle la poussait ensuite
jusquau plan incliné, dune seule poussée lente,
sans accrocs, passant à laise sous les roches
basses. Lui, se massacrait, déraillait, restait en
détresse.
À la vérité, ce nétait point un chemin
commode. Il y avait une soixantaine de mètres,
de la taille au plan incliné ; et la voie, que les
80
mineurs de la coupe à terre navaient pas encore
élargie, était un véritable boyau, de toit très
inégal, renflé de continuelles bosses : à certaines
places, la berline chargée passait tout juste, le
herscheur devait saplatir, pousser sur les genoux,
pour ne pas se fendre la tête. Dailleurs, les bois
pliaient et cassaient déjà. On les voyait, rompus
au milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que
des béquilles trop faibles. Il fallait prendre garde
de sécorcher à ces cassures ; et, sous le lent
écrasement qui faisait éclater des rondins de
chêne gros comme la cuisse, on se coulait à plat
ventre, avec la sourde inquiétude dentendre
brusquement craquer son dos.
Encore ! dit Catherine en riant.
La berline dÉtienne venait de dérailler, au
passage le plus difficile. il narrivait point à
rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la
terre humide ; et il jurait, il semportait, se battait
rageusement avec les roues, quil ne pouvait,
malgré des efforts exagérés, remettre en place.
Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te
fâches, jamais ça ne marchera.
81
Adroitement, elle sétait glissée, avait enfoncé
à reculons le derrière sous la berline ; et, dune
pesée des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le
poids était de sept cents kilogrammes. Lui,
surpris, honteux, bégayait des excuses.
Il fallut quelle lui montrât à écarter les
jambes, à sarc-bouter les pieds contre les bois,
des deux côtés de la galerie, pour se donner des
points dappui solides. Le corps devait être
penché, les bras raidis, de façon à pousser de tous
les muscles, des épaules et des hanches. Pendant
un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe
tendue, les poings si bas, quelle semblait trotter à
quatre pattes, ainsi quune de ces bêtes naines qui
travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait,
craquait des jointures, mais sans une plainte, avec
lindifférence de lhabitude, comme si la
commune misère était pour tous de vivre ainsi
ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses
souliers le gênaient, son corps se brisait, à
marcher de la sorte, la tête basse. Au bout de
quelques minutes, cette position devenait un
supplice, une angoisse intolérable, si pénible,
quil se mettait un instant à genoux, pour se
82
redresser et respirer.
Puis, au plan incliné, cétait une corvée
nouvelle. Elle lui apprit à emballer vivement sa
berline. En haut et en bas de ce plan, qui
desservait toutes les tailles, dun accrochage à un
autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le
receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze
ans se criaient des mots abominables ; et, pour les
avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors,
dès quil y avait une berline vide à remonter, le
receveur donnait le signal, la herscheuse
emballait sa berline pleine, dont le poids faisait
monter lautre, quand le freineur desserrait son
frein. En bas, dans la galerie du fond, se
formaient les trains que les chevaux roulaient
jusquau puits.
Ohé ! sacrées rosses ! criait Catherine dans
le plan, entièrement boisé, long dune centaine de
mètres, qui résonnait comme un porte-voix
gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne
répondaient ni lun ni lautre. À tous les étages, le
roulage sarrêta. Une voix grêle de fillette finit
83
par dire :
Y en a un sur la Mouquette, bien sûr !
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses
de toute la veine se tenaient le ventre.
Qui est-ce ? demanda Étienne à Catherine.
Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une
galopine qui en savait plus long et qui poussait sa
berline aussi raide quune femme, malgré ses bras
de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien
capable dêtre avec les deux galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant
demballer. Sans doute, un porion passait en bas.
Le roulage reprit aux neuf étages, on nentendit
plus que les appels réguliers des galibots et que
lébrouement des herscheuses arrivant au plan,
fumantes comme des juments trop chargées.
Cétait le coup de la bestialité qui soufflait dans
la fosse, le désir subit du mâle, lorsquun mineur
rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les
reins en lair, crevant de ses hanches sa culotte de
garçon.
Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au
84
fond létouffement de la taille, la cadence sourde
et brisée des rivelaines, les grands soupirs
douloureux des haveurs sobstinant à leur
besogne. Tous les quatre sétaient mis nus,
confondus dans la houille, trempés dune boue
noire jusquau béguin. Un moment, il avait fallu
dégager Maheu qui râlait, ôter les planches pour
faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et
Levaque semportaient contre la veine, qui
devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les
conditions de leur marchandage désastreuses.
Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à
injurier Étienne, dont la présence, décidément,
lexaspérait.
Espèce de couleuvre ! ça na pas la force
dune fille !... Et veux-tu remplir ta berline !
Hein ? cest pour ménager tes bras... Nom de
Dieu ! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais
refuser une !
Le jeune homme évitait de répondre, trop
heureux jusque-là davoir trouvé ce travail de
bagne, acceptant la brutale hiérarchie du
manoeuvre et du maître ouvrier. Mais il nallait
85
plus, les pieds en sang, les membres tordus de
crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture
de fer. Heureusement, il était dix heures, le
chantier se décida à déjeuner.
Maheu avait une montre quil ne regarda
même pas. Au fond de cette nuit sans astres,
jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous
remirent leur chemise et leur veste. Puis,
descendus de la taille, ils saccroupirent, les
coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans
cette posture si habituelle aux mineurs, quils la
gardent même hors de la mine, sans éprouver le
besoin dun pavé ou dune poutre pour sasseoir.
Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait
gravement à lépaisse tranche, en lâchant de rares
paroles sur le travail de la matinée. Catherine,
demeurée debout, finit par rejoindre Étienne, qui
sétait allongé plus loin, en travers des rails, le
dos contre les bois. Il y avait là une place à peu
près sèche.
Tu ne manges pas ? demanda-t-elle, la
bouche pleine, son briquet à la main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la
86
nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peutêtre.
Veux-tu partager avec moi ?
Et, comme il refusait, en jurant quil navait
pas faim, la voix tremblante du déchirement de
son estomac, elle continua gaiement :
Ah ! si tu es dégoûté !... Mais, tiens ! je nai
mordu que de ce côté-ci, je vais te donner celuilà.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le
jeune homme, prenant sa moitié, se retint pour ne
pas la dévorer dun coup ; et il posait les bras sur
ses cuisses, afin quelle nen vit point le
frémissement. De son air tranquille de bon
camarade, elle venait de se coucher près de lui, à
plat ventre, le menton dans une main, mangeant
de lautre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux,
les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence.
Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et
ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait
de plaisir.
87
Alors, tu es machineur, et on ta renvoyé de
ton chemin de fer... Pourquoi ?
Parce que javais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses
idées héréditaires de subordination, dobéissance
passive.
Je dois dire que javais bu, continua-t-il, et
quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais
et je mangerais les autres... Oui, je ne peux pas
avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de
manger un homme... Ensuite, je suis malade
pendant deux jours.
Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
Ah ! naie pas peur, je me connais !
Et il hochait la tête, il avait une haine de leaude-
vie, la haine du dernier enfant dune race
divrognes, qui souffrait dans sa chair de toute
cette ascendance trempée et détraquée dalcool,
au point que la moindre goutte en était devenue
pour lui un poison.
Cest à cause de maman que ça mennuie
davoir été mis à la rue, dit-il après avoir avalé
88
une bouchée. Maman nest pas heureuse, et je lui
envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.
Où est-elle donc, ta mère ?
À Paris... Blanchisseuse, rue de la GouttedOr.
Il y eut un silence. Quand il pensait à ces
choses, un vacillement pâlissait ses yeux noirs, la
courte angoisse de la lésion dont il couvait
linconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un
instant, il resta les regards noyés au fond des
ténèbres de la mine ; et, à cette profondeur, sous
le poids et létouffement de la terre, il revoyait
son enfance, sa mère jolie encore et vaillante,
lâchée par son père, puis reprise après sêtre
mariée à un autre, vivant entre les deux hommes
qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau,
dans le vin, dans lordure. Cétait là-bas, il se
rappelait la rue, des détails lui revenaient : le
linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses
qui empuantissaient la maison, et des gifles à
casser les mâchoires.
Maintenant, reprit-il dune voix lente, ce
nest pas avec trente sous que je pourrai lui faire
89
des cadeaux... Elle va crever de misère, cest sûr.
Il eut un haussement dépaules désespéré, il
mordit de nouveau dans sa tartine.
Veux-tu boire ? demanda Catherine qui
débouchait sa gourde. Oh ! cest du café, ça ne te
fera pas de mal... On étouffe, quand on avale
comme ça.
Mais il refusa : cétait bien assez de lui avoir
pris la moitié de son pain. Pourtant, elle insistait
dun air de bon coeur, elle finit par dire :
Eh bien ! je bois avant toi, puisque tu es si
poli... Seulement, tu ne peux plus refuser à
présent, ce serait vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle sétait relevée
sur les genoux, il la voyait tout près de lui,
éclairée par les deux lampes. Pourquoi donc
lavait-il trouvée laide ? Maintenant quelle était
noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui
semblait dun charme singulier. Dans ce visage
envahi dombre, les dents de la bouche trop
grande éclataient de blancheur, les yeux
sélargissaient, luisaient avec un reflet verdâtre,
90
pareils à des yeux de chatte. Une mèche des
cheveux roux, qui sétait échappée du béguin, lui
chatouillait loreille et la faisait rire. Elle ne
paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir
quatorze ans tout de même.
Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui
rendant la gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en
prendre une aussi, voulant partager, disait-elle ; et
ce goulot mince, qui allait dune bouche à lautre,
les amusait. Lui, brusquement, sétait demandé
sil ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la
baiser sur les lèvres. Elle avait de grosses lèvres
dun rose pâle, avivées par le charbon, qui le
tourmentaient dune envie croissante. Mais il
nosait pas, intimidé devant elle, nayant eu à
Lille que des filles, et de lespèce la plus basse,
ignorant comment on devait sy prendre avec une
ouvrière encore dans sa famille.
Tu dois avoir quatorze ans alors ? demandat-
il, après sêtre remis à son pain.
Elle sétonna, se fâcha presque.
91
Comment ! quatorze ! mais jen ai quinze !...
Cest vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez
nous, ne poussent guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout,
sans effronterie ni honte. Du reste, elle nignorait
rien de lhomme ni de la femme, bien quil la
sentît vierge de corps, et vierge enfant, retardée
dans la maturité de son sexe par le milieu de
mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il
revint sur la Mouquette, pour lembarrasser, elle
conta des histoires épouvantables, la voix
paisible, très égayée. Ah ! celle-là en faisait de
belles ! Et, comme il désirait savoir si elle-même
navait pas damoureux, elle répondit en
plaisantant quelle ne voulait pas contrarier sa
mère, mais que cela arriverait forcément un jour.
Ses épaules sétaient courbées, elle grelottait un
peu dans le froid de ses vêtements trempés de
sueur, la mine résignée et douce, prête à subir les
choses et les hommes.
Cest quon en trouve, des amoureux, quand
on vit tous ensemble, nest-ce pas ?
Bien sûr.
92
Et puis, ça ne fait du mal à personne... On ne
dit rien au curé.
Oh ! le curé, je men fiche !... Mais il y a
lHomme noir.
Comment, lHomme noir ?
Le vieux mineur qui revient dans la fosse et
qui tord le cou aux vilaines filles.
Il la regardait, craignant quelle ne se moquât
de lui.
Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien ?
Si fait, moi, je sais lire et écrire... Ça rend
service chez nous, car du temps de papa et de
maman, on napprenait pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle
aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait
sur ses grosses lèvres roses. Cétait une résolution
de timide, une pensée de violence qui étranglait
sa voix. Ces vêtements de garçon, cette veste et
cette culotte sur cette chair de fille, lexcitaient et
le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière bouchée.
Il but à la gourde, la lui rendit pour quelle la
vidât. Maintenant, le moment dagir était venu, et
93
il jetait un coup doeil inquiet vers les mineurs, au
fond, lorsquune ombre boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les
regardait de loin. Il savança, sassura que Maheu
ne pouvait le voir ; et, comme Catherine était
restée à terre, sur son séant, il lempoigna par les
épaules, lui renversa la tête, lui écrasa la bouche
sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant
de ne pas se préoccuper dÉtienne. Il y avait,
dans ce baiser, une prise de possession, une sorte
de décision jalouse.
Cependant, la jeune fille sétait révoltée.
Laisse-moi, entends-tu !
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond
des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges
flambaient dans son visage noir, au grand nez en
bec daigle. Et il la lâcha enfin, et il sen alla,
sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Étienne. Cétait stupide
davoir attendu. Certes, non, à présent, il ne
lembrasserait pas, car elle croirait peut-être quil
voulait faire comme lautre. Dans sa vanité
94
blessée, il éprouvait un véritable désespoir.
Pourquoi as-tu menti ? dit-il à voix basse.
Cest ton amoureux.
Mais non, je te jure ! cria-t-elle. Il ny a pas
ça entre nous. Des fois, il veut rire... Même quil
nest pas dici, voilà six mois quil est arrivé du
Pas-de-Calais.
Tous deux sétaient levés, on allait se remettre
au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut
chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que
lautre, elle laurait préféré peut-être. Lidée
dune amabilité, dune consolation la tracassait ;
et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa
lampe qui brûlait bleue, avec une large collerette
pâle, elle tenta au moins de le distraire.
Viens, que je te montre quelque chose,
murmura-t-elle dun air de bonne amitié.
Lorsquelle leut mené au fond de la taille, elle
lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un
léger bouillonnement sen échappait, un petit
bruit, pareil à un sifflement doiseau.
Mets ta main, tu sens le vent... Cest du
95
grisou.
Il resta surpris. Ce nétait que ça, cette terrible
chose qui faisait tout sauter ? Elle riait, elle disait
quil y en avait beaucoup ce jour-là, pour que la
flamme des lampes fût si bleue.
Quand vous aurez fini de bavarder,
fainéants ! cria la rude voix de Maheu.
Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir
leurs berlines et les poussèrent au plan incliné,
léchine raidie, rampant sous le toit bossué de la
voie. Dès le second voyage, la sueur les inondait
et leurs os craquaient de nouveau.
Dans la taille, le travail des haveurs avait
repris. Souvent, ils abrégeaient le déjeuner, pour
ne pas se refroidir ; et leurs briquets, mangés
ainsi loin du soleil, avec une voracité muette, leur
chargeaient de plomb lestomac. Allongés sur le
flanc, ils tapaient plus fort, ils navaient que
lidée fixe de compléter un gros nombre de
berlines. Tout disparaissait dans cette rage du
gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir
leau qui ruisselait et enflait leurs membres, les
crampes des attitudes forcées, létouffement des
96
ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes
mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée
savançait, lair sempoisonnait davantage, se
chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence
des haleines, de lasphyxie du grisou, gênant sur
les yeux comme des toiles daraignée, et que
devait seul balayer laérage de la nuit. Eux, au
fond de leur trou de taupe, sous le poids de la
terre, nayant plus de souffle dans leurs poitrines
embrasées, tapaient toujours.
97
V
Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans
sa veste, sarrêta et dit :
Bientôt une heure... Zacharie, est-ce fait ?
Le jeune homme boisait depuis un instant. Au
milieu de sa besogne, il était resté sur le dos, les
yeux vagues, rêvassant aux parties de crosse quil
avait faites la veille. Il séveilla, il répondit :
Oui, ça suffira, on verra demain.
Et il retourna prendre sa place à la taille.
Levaque et Chaval, eux aussi, lâchaient la
rivelaine. Il y eut un repos. Tous sessuyaient le
visage sur leurs bras nus, en regardant la roche du
toit, dont les masses schisteuses se fendillaient.
Ils ne causaient guère que de leur travail.
Encore une chance, murmura Chaval, dêtre
tombé sur des terres qui déboulent !... Ils nont
pas tenu compte de ça, dans le marchandage.
98
Des filous ! grogna Levaque. Ils ne
cherchent quà nous foutre dedans.
Zacharie se mit à rire. Il se fichait du travail et
du reste, mais ça lamusait dentendre empoigner
la Compagnie. De son air placide, Maheu
expliqua que la nature des terrains changeait tous
les vingt mètres. Il fallait être juste, on ne pouvait
rien prévoir. Puis, les deux autres continuant à
déblatérer contre les chefs, il devint inquiet, il
regarda autour de lui.
Chut ! en voilà assez !
Tu as raison, dit Levaque, qui baissa
également la voix. Cest malsain.
Une obsession des mouchards les hantait,
même à cette profondeur, comme si la houille des
actionnaires, encore dans la veine, avait eu des
oreilles.
Nempêche, ajouta très haut Chaval dun air
de défi, que si ce cochon de Dansaert me parle
sur le ton de lautre jour, je lui colle une brique
dans le ventre... Je ne lempêche pas, moi, de se
payer les blondes qui ont la peau fine.
99
Cette fois, Zacharie éclata. Les amours du
maître-porion et de la Pierronne étaient la
continuelle plaisanterie de la fosse. Catherine
elle-même, appuyée sur sa pelle, en bas de la
taille, se tint les côtes et mit dune phrase Étienne
au courant ; tandis que Maheu se fâchait, pris
dune peur quil ne cachait plus.
Hein ? tu vas te taire !... Attends dêtre tout
seul, si tu veux quil tarrive du mal.
Il parlait encore, lorsquun bruit de pas vint de
la galerie supérieure. Presque aussitôt, lingénieur
de la fosse, le petit Négrel, comme les ouvriers le
nommaient entre eux, parut en haut de la taille,
accompagné de Dansaert, le maître-porion.
Quand je le disais ! murmura Maheu. Il y en
a toujours là, qui sortent de la terre.
Paul Négrel, neveu de monsieur Hennebeau,
était un garçon de vingt-six ans, mince et joli,
avec des cheveux frisés et des moustaches
brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui
donnaient un air de furet aimable, dune
intelligence sceptique, qui se changeait en une
autorité cassante, dans ses rapports avec les
100
ouvriers. Il était vêtu comme eux, barbouillé
comme eux de charbon ; et, pour les réduire au
respect, il montrait un courage à se casser les os,
passant par les endroits les plus difficiles,
toujours le premier sous les éboulements et dans
les coups de grisou.
Nous y sommes, nest-ce pas, Dansaert ?
demanda-t-il.
Le maître-porion, un Belge à face épaisse, au
gros nez sensuel, répondit avec une politesse
exagérée :
Oui, monsieur Négrel... Voici lhomme
quon a embauché ce matin.
Tous deux sétaient laissés glisser au milieu de
la taille. On fit monter Étienne. Lingénieur leva
sa lampe, le regarda, sans le questionner.
Cest bon, dit-il enfin. Je naime guère quon
ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne
recommencez pas.
Et il nécouta point les explications quon lui
donnait, les nécessités du travail, le désir de
remplacer les femmes par des garçons, pour le
101
roulage. Il sétait mis à étudier le toit, pendant
que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout
dun coup, il sécria :
Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous
fichez du monde !... Vous allez tous y rester, nom
dun chien !
Oh ! cest solide, répondit tranquillement
louvrier.
Comment ! solide !... Mais la roche tasse
déjà, et vous plantez des bois à plus de deux
mètres, dun air de regret ! Ah ! vous êtes bien
tous les mêmes, vous vous laisseriez aplatir le
crâne, plutôt que de lâcher la veine, pour mettre
au boisage le temps voulu !... Je vous prie de
métayer ça sur-le-champ. Doublez les bois,
entendez-vous !
Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui
discutaient, en disant quils étaient bons juges de
leur sécurité, il semporta.
Allons donc ! quand vous aurez la tête
broyée, est-ce que cest vous qui en supporterez
les conséquences ? Pas du tout ! ce sera la
102
Compagnie, qui devra vous faire des pensions, à
vous ou à vos femmes... Je vous répète quon
vous connaît : pour avoir deux berlines de plus le
soir, vous donneriez vos peaux.
Maheu, malgré la colère dont il était peu à peu
gagné, dit encore posément :
Si lon nous payait assez, nous boiserions
mieux.
Lingénieur haussa les épaules, sans répondre.
Il avait achevé de descendre le long de la taille, il
conclut seulement den bas :
Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la
besogne ; et je vous avertis que le chantier a trois
francs damende.
Un sourd grognement des haveurs accueillit
ces paroles. La force de la hiérarchie les retenait
seule, cette hiérarchie militaire qui, du galibot au
maître-porion, les courbait les uns sous les autres.
Chaval et Levaque pourtant eurent un geste
furieux, tandis que Maheu les modérait du regard
et que Zacharie haussait gouailleusement les
épaules. Mais Étienne était peut-être le plus
103
frémissant. Depuis quil se trouvait au fond de cet
enfer, une révolte lente le soulevait. Il regarda
Catherine résignée, léchine basse. Était-ce
possible quon se tuât à une si dure besogne dans
ces ténèbres mortelles, et quon ny gagnât même
pas les quelques sous du pain quotidien ?
Cependant Négrel sen allait avec Dansaert,
qui sétait contenté dapprouver dun mouvement
continu de la tête. Et leurs voix, de nouveau,
sélevèrent : ils venaient de sarrêter encore, ils
examinaient le boisage de la galerie, dont les
haveurs avaient lentretien sur une longueur de
dix mètres, en arrière de la taille.
Quand je vous dis quils se fichent du
monde ! criait lingénieur. Et vous, nom dun
chien ! vous ne surveillez donc pas ?
Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion.
On est las de leur répéter les choses.
Négrel appela violemment :
Maheu ! Maheu !
Tous descendirent. Il continuait :
Voyez ça, est-ce que ça tient ?... Cest bâti
104
comme quatre sous. Voilà un chapeau que les
moutons ne portent déjà plus, tellement on la
posé à la hâte... Pardi ! je comprends que le
raccommodage nous coûte si cher. Nest-ce pas ?
pourvu que ça dure tant que vous en avez la
responsabilité ! Et puis tout casse, et la
Compagnie est forcée davoir une armée de
raccommodeurs... Regardez un peu là-bas, cest
un vrai massacre.
Chaval voulut parler, mais il le fit taire.
Non, je sais ce que vous allez dire encore.
Quon vous paie davantage, hein ? Eh bien ! je
vous préviens que vous forcerez la Direction à
faire une chose : oui, on vous paiera le boisage à
part, et lon réduira proportionnellement le prix
de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez...
En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je
passerai demain.
Et, dans le saisissement causé par sa menace,
il séloigna. Dansaert, si humble devant lui, resta
en arrière quelques secondes, pour dire
brutalement aux ouvriers :
Vous me faites empoigner, vous autres... Ce
105
nest pas trois francs damende que je vous
flanquerai, moi ! Prenez garde !
Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son
tour.
Nom de Dieu ! ce qui nest pas juste nest
pas juste. Moi, jaime quon soit calme, parce que
cest la seule façon de sentendre ; mais, à la fin,
ils vous rendraient enragés... Avez-vous
entendu ? la berline baissée, et le boisage à part !
encore une façon de nous payer moins !... Nom
de Dieu de nom de Dieu !
Il cherchait quelquun sur qui tomber, lorsquil
aperçut Catherine et Étienne, les bras ballants.
Voulez-vous bien me donner des bois ! Estce
que ça vous regarde ?... Je vas vous allonger
mon pied quelque part.
Étienne alla se charger, sans rancune de cette
rudesse, si furieux lui-même contre les chefs,
quil trouvait les mineurs trop bons enfants.
Du reste, Levaque et Chaval sétaient soulagés
en gros mots. Tous, même Zacharie, boisaient
rageusement. Pendant près dune demi-heure, on
106
nentendit que le craquement des bois, calés à
coups de masse. Ils nouvraient plus la bouche,
ils soufflaient, sexaspéraient contre la roche,
quils auraient bousculée et remontée dun
renfoncement dépaules, sils lavaient pu.
En voilà assez ! dit enfin Maheu, brisé de
colère et de fatigue. Une heure et demie... Ah !
une propre journée, nous naurons pas cinquante
sous !... Je men vais, ça me dégoûte.
Bien quil y eût encore une demi-heure de
travail, il se rhabilla. Les autres limitèrent. La
vue seule de la taille les jetait hors deux. Comme
la herscheuse sétait remise au roulage, ils
lappelèrent en sirritant de son zèle : si le
charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et
les six, leurs outils sous le bras, partirent, ayant à
refaire les deux kilomètres, retournant au puits
par la route du matin.
Dans la cheminée, Catherine et Étienne
sattardèrent, tandis que les haveurs glissaient
jusquen bas. Cétait une rencontre, la petite
Lydie, arrêtée au milieu dune voie pour les
laisser passer, et qui leur racontait une disparition
107
de la Mouquette, prise dun tel saignement de
nez, que depuis une heure elle était allée se
tremper la figure quelque part, on ne savait pas
où. Puis, quand ils la quittèrent, lenfant poussa
de nouveau sa berline, éreintée, boueuse,
raidissant ses bras et ses jambes dinsecte,
pareille à une maigre fourmi noire en lutte contre
un fardeau trop lourd. Eux, dévalaient sur le dos,
aplatissaient leurs épaules, de peur de sarracher
la peau du front ; et ils filaient si raide, le long de
la roche polie par tous les derrières des chantiers,
quils devaient, de temps à autre, se retenir aux
bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu,
disaient-ils en plaisantant.
En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles
rouges disparaissaient au loin, à un coude de la
galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en
marche dun pas lourd de fatigue, elle devant, lui
derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à
peine, noyée dune sorte de brouillard fumeux ; et
lidée quelle était une fille lui causait un malaise,
parce quil se sentait bête de ne pas lembrasser,
et que le souvenir de lautre len empêchait.
Assurément, elle lui avait menti : lautre était son
108
amant, ils couchaient ensemble sur tous les tas
descaillage, car elle avait déjà le déhanchement
dune gueuse. Sans raison, il la boudait, comme
si elle leût trompé. Elle pourtant, à chaque
minute, se tournait, lavertissait dun obstacle,
semblait linviter à être aimable. On était si
perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis !
Enfin, ils débouchèrent dans la galerie de
roulage, ce fut pour lui un soulagement à
lindécision dont il souffrait ; tandis quelle, une
dernière fois, eut un regard attristé, le regret dun
bonheur quils ne retrouveraient plus.
Maintenant, autour deux, la vie souterraine
grondait, avec le continuel passage des porions,
le va-et-vient des trains, emportés au trot des
chevaux. Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit.
Ils devaient seffacer contre la roche, laisser la
voie à des ombres dhommes et de bêtes, dont ils
recevaient lhaleine au visage. Jeanlin, courant
pieds nus derrière son train, leur cria une
méchanceté quils nentendirent pas, dans le
tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle
silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les
carrefours ni les rues du matin, simaginant
109
quelle le perdait de plus en plus sous la terre ; et
ce dont il souffrait surtout, cétait du froid, un
froid grandissant qui lavait pris au sortir de la
taille, et qui le faisait grelotter davantage, à
mesure quil se rapprochait du puits. Entre les
muraillements étroits, la colonne dair soufflait
de nouveau en tempête. Ils désespéraient
darriver jamais, lorsque, brusquement, ils se
trouvèrent dans la salle de laccrochage.
Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche
froncée de méfiance. Les autres étaient là, en
sueur, dans le courant glacé, muets comme lui,
ravalant des grondements de colère. Ils arrivaient
trop tôt, on refusait de les remonter avant une
demi-heure, dautant plus quon faisait des
manoeuvres compliquées, pour la descente dun
cheval. Les chargeurs emballaient encore des
berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles
remuées, et les cages senvolaient, disparaissaient
dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En
bas, le bougnou, un puisard de dix mètres, empli
de ce ruissellement, exhalait lui aussi son
humidité vaseuse. Des hommes tournaient sans
cesse autour du puits, tiraient les cordes des
110
signaux, pesaient sur les bras des leviers, au
milieu de cette poussière deau dont leurs
vêtements se trempaient. La clarté rougeâtre des
trois lampes à feu libre, découpant de grandes
ombres mouvantes, donnait à cette salle
souterraine un air de caverne scélérate, quelque
forge de bandits, voisine dun torrent.
Maheu tenta un dernier effort. Il sapprocha de
Pierron, qui avait pris son service à six heures.
Voyons, tu peux bien nous laisser monter.
Mais le chargeur, un beau garçon, aux
membres forts et au visage doux, refusa dun
geste effrayé.
Impossible, demande au porion... On me
mettrait à lamende.
De nouveaux grondements furent étouffés.
Catherine se pencha, dit à loreille dÉtienne :
Viens donc voir lécurie. Cest là quil fait
bon !
Et ils durent séchapper sans être vus, car il
était défendu dy aller. Elle se trouvait à gauche,
au bout dune courte galerie. Longue de vingt-
111
cinq mètres, haute de quatre, taillée dans le roc et
voûtée en briques, elle pouvait contenir vingt
chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne
chaleur de bêtes vivantes, une bonne odeur de
litière fraîche, tenue proprement. Lunique lampe
avait une lueur calme de veilleuse. Des chevaux
au repos tournaient la tête, avec leurs gros yeux
denfants, puis se remettaient à leur avoine, sans
hâte, en travailleurs gras et bien portants, aimés
de tout le monde.
Mais, comme Catherine lisait à voix haute les
noms, sur les plaques de zinc, au-dessus des
mangeoires, elle eut un léger cri, en voyant un
corps se dresser brusquement devant elle. Cétait
la Mouquette, effarée, qui sortait dun tas de
paille, où elle dormait. Le lundi, lorsquelle était
trop lasse des farces du dimanche, elle se donnait
un violent coup de poing sur le nez, quittait sa
taille sous le prétexte daller chercher de leau, et
venait senfouir là, avec les bêtes, dans la litière
chaude. Son père, dune grande faiblesse pour
elle, la tolérait, au risque davoir des ennuis.
Justement, le père Mouque entra, court,
112
chauve, ravagé, mais resté gros quand même, ce
qui était rare chez un ancien mineur de cinquante
ans. Depuis quon en avait fait un palefrenier, il
chiquait à un tel point, que ses gencives
saignaient dans sa bouche noire. En apercevant
les deux autres avec sa fille, il se fâcha.
Quest-ce que vous fichez là, tous ? Allons,
houp ! bougresses qui mamenez un homme
ici !... Cest propre de venir faire vos saletés dans
ma taille.
Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le
ventre. Mais Étienne, gêné, sen alla, tandis que
Catherine lui souriait. Comme tous trois
retournaient à laccrochage, Bébert et Jeanlin y
arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut
un arrêt pour la manoeuvre des cages, et la jeune
fille sapprocha de leur cheval, le caressa de la
main, en parlant de lui à son compagnon. Cétait
Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui
avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait
dans ce trou, occupant le même coin de lécurie,
faisant la même tâche le long des galeries noires,
sans avoir jamais revu le jour. Très gras, le poil
113
luisant, lair bonhomme, il semblait y couler une
existence de sage, à labri des malheurs de làhaut.
Du reste, dans les ténèbres, il était devenu
dune grande malignité. La voie où il travaillait
avait fini par lui être si familière, quil poussait
de la tête les portes daérage, et quil se baissait,
afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas.
Sans doute aussi il comptait ses tours, car
lorsquil avait fait le nombre réglementaire de
voyages, il refusait den recommencer un autre,
on devait le reconduire à sa mangeoire.
Maintenant, lâge venait, ses yeux de chat se
voilaient parfois dune mélancolie. Peut-être
revoyait-il vaguement, au fond de ses rêvasseries
obscures, le moulin où il était né, près de
Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la
Scarpe, entouré de larges verdures, toujours
éventé par le vent. Quelque chose brûlait en lair,
une lampe énorme, dont le souvenir exact
échappait à sa mémoire de bête. Et il restait la
tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant
dinutiles efforts pour se rappeler le soleil.
Cependant, les manoeuvres continuaient dans
le puits, le marteau des signaux avait tapé quatre
114
coups, on descendait le cheval ; et cétait toujours
une émotion, car il arrivait parfois que la bête,
saisie dune telle épouvante, débarquait morte. En
haut, lié dans un filet, il se débattait éperdument ;
puis, dès quil sentait le sol manquer sous lui, il
restait comme pétrifié, il disparaissait sans un
frémissement de la peau, loeil agrandi et fixe.
Celui-ci étant trop gros pour passer entre les
guides, on avait dû, en laccrochant au-dessous
de la cage, lui rabattre et lui attacher la tête sur le
flanc. La descente dura près de trois minutes, on
ralentissait la machine par précaution. Aussi, en
bas, lémotion grandissait-elle. Quoi donc ? Estce
quon allait le laisser en route, pendu dans le
noir ? Enfin, il parut, avec son immobilité de
pierre, son oeil fixe, dilaté de terreur. Cétait un
cheval bai, de trois ans à peine, nommé
Trompette.
Attention ! criait le père Mouque, chargé de
le recevoir. Amenez-le, ne le détachez pas
encore.
Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de
fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours
115
pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou
obscur, infini, de cette salle profonde,
retentissante de vacarme. On commençait à le
délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant,
sapprocha allongea le cou pour flairer ce
compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les
ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh
bien ! quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais
Bataille sanimait, sourd aux moqueries. Il lui
trouvait sans doute la bonne odeur du grand air,
lodeur oubliée du soleil dans les herbes. Et il
éclata tout à coup dun hennissement sonore,
dune musique dallégresse, où il semblait y avoir
lattendrissement dun sanglot. Cétait la
bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont
une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce
prisonnier de plus qui ne remonterait que mort.
Ah ! cet animal de Bataille ! criaient les
ouvriers, égayés par ces farces de leur favori. Le
voilà qui cause avec le camarade.
Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il
demeurait sur le flanc, comme sil eût continué à
sentir le filet létreindre, garrotté par la peur.
116
Enfin, on le mit debout dun coup de fouet,
étourdi, les membres secoués dun grand frisson.
Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui
fraternisaient.
Voyons, y sommes-nous, à présent ?
demanda Maheu.
Il fallait débarrasser les cages, et du reste dix
minutes manquaient encore pour lheure de la
remonte. Peu à peu, les chantiers se vidaient, des
mineurs revenaient de toutes les galeries. Il y
avait déjà là une cinquantaine dhommes,
mouillés et grelottants, sous les fluxions de
poitrine qui soufflaient de partout. Pierron,
malgré son visage doucereux, gifla sa fille Lydie,
parce quelle avait quitté la taille avant lheure.
Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette,
histoire de se réchauffer. Mais le mécontentement
grandissait, Chaval et Levaque racontaient la
menace de lingénieur, la berline baissée de prix,
le boisage payé à part ; et des exclamations
accueillaient ce projet, une rébellion germait dans
ce coin étroit, à près de six cents mètres sous la
terre. Bientôt, les voix ne se continrent plus, ces
117
hommes souillés de charbon, glacés par lattente,
accusèrent la Compagnie de tuer au fond une
moitié de ses ouvriers, et de faire crever lautre
moitié de faim. Étienne écoutait, frémissant.
Dépêchons ! dépêchons ! répétait aux
chargeurs le porion Richomme.
Il hâtait la manoeuvre pour la remonte, ne
voulant point sévir, faisant semblant de ne pas
entendre. Cependant, les murmures devenaient
tels, quil fut forcé de sen mêler. Derrière lui, on
criait que ça ne durerait pas toujours et quun
beau matin la boutique sauterait.
Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, faisles
donc taire. Quand on nest pas les plus forts,
on doit être les plus sages.
Mais Maheu, qui se calmait et finissait par
sinquiéter, neut point à intervenir. Soudain, les
voix tombèrent : Négrel et Dansaert, revenant de
leur inspection, débouchaient dune galerie, en
sueur aussi tous les deux. Lhabitude de la
discipline fit ranger les hommes, tandis que
lingénieur traversait le groupe, sans une parole.
Il se mit dans une berline, le maître-porion dans
118
une autre ; on tira cinq fois le signal, sonnant à la
grosse viande, comme on disait pour les chefs ; et
la cage fila en lair, au milieu dun silence morne.
119
VI
Dans la cage qui le remontait, tassé avec
quatre autres, Étienne résolut de reprendre sa
course affamée, le long des routes. Autant valaitil
crever tout de suite que de redescendre au fond
de cet enfer, pour ny pas même gagner son pain.
Catherine, enfournée au-dessus de lui, nétait plus
là, contre son flanc, dune bonne chaleur
engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer
à des bêtises, et séloigner ; car, avec son
instruction plus large, il ne se sentait point la
résignation de ce troupeau, il finirait par étrangler
quelque chef.
Brusquement, il fut aveuglé. La remonte
venait dêtre si rapide, quil restait ahuri du grand
jour, les paupières battantes dans cette clarté dont
il sétait déshabitué déjà. Ce nen fut pas moins
un soulagement pour lui, de sentir la cage
retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la
120
porte, le flot des ouvriers sautait des berlines.
Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à
loreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce
soir ?
Le Volcan était un café-concert de Montsou.
Mouquet cligna loeil gauche, avec un rire
silencieux qui lui fendait les mâchoires. Petit et
gros comme son père, il avait le nez effronté dun
gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du
lendemain. Justement, la Mouquette sortait à son
tour, et il lui allongea une claque formidable sur
les reins, par tendresse fraternelle.
Étienne reconnaissait à peine la haute nef de la
recette, quil avait vue inquiétante, dans les
lueurs louches des lanternes. Ce nétait que nu et
sale. Un jour terreux entrait par les fenêtres
poussiéreuses. Seule, la machine luisait, là-bas,
avec ses cuivres ; les câbles dacier, enduits de
graisse, filaient comme des rubans trempés
dencre ; et les molettes en haut, lénorme
charpente qui les supportait, les cages, les
berlines, tout ce métal prodigué assombrissait la
salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans
121
relâche, le grondement des roues ébranlait les
dalles de fonte ; tandis que, de la houille ainsi
promenée, montait une fine poudre de charbon,
qui poudrait à noir le sol, les murs, jusquaux
solives du beffroi.
Mais Chaval, ayant donné un coup doeil au
tableau des jetons, dans le petit bureau vitré du
receveur, revint furieux. Il avait constaté quon
leur refusait deux berlines, lune parce quelle ne
contenait pas la quantité réglementaire, lautre
parce que la houille en était malpropre.
La journée est complète, cria-t-il. Encore
vingt sous de moins !...
Aussi est-ce quon devrait prendre des
fainéants, qui se servent de leurs bras comme un
cochon de sa queue !
Et son regard oblique, dirigé sur Étienne,
complétait sa pensée. Celui-ci fut tenté de
répondre à coups de poing. Puis, il se demanda à
quoi bon, puisquil partait. Cela le décidait
absolument.
On ne peut pas bien faire le premier jour, dit
122
Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera
mieux.
Tous nen restaient pas moins aigris, agités
dun besoin de querelle. Comme ils passaient à la
lampisterie rendre leurs lampes, Levaque
sempoigna avec le lampiste, quil accusait de
mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un
peu que dans la baraque, où le feu brûlait
toujours. Même on avait dû trop le charger, car le
poêle était rouge, la vaste pièce sans fenêtre
semblait en flammes, tellement les reflets du
brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des
grognements de joie, tous les dos se rôtissaient à
distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand
les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. La
Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa
culotte pour sécher sa chemise. Des garçons
blaguaient, on éclata de rire, parce quelle leur
montra tout à coup son derrière, ce qui était chez
elle lextrême expression du dédain.
Je men vais, dit Chaval qui avait serré ses
outils dans sa caisse.
Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hâta,
123
séchappa derrière lui, sous le prétexte quils
rentraient lun et lautre à Montsou. Mais on
continuait de plaisanter, on savait quil ne voulait
plus delle.
Catherine, cependant, préoccupée, venait de
parler bas à son père. Celui-ci sétonna, puis il
approuva dun hochement de tête ; et, appelant
Étienne pour lui rendre son paquet :
Écoutez donc, murmura-t-il, si vous navez
pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la
quinzaine... Voulez-vous que je tâche de vous
trouver du crédit quelque part ?
Le jeune homme resta un instant embarrassé.
Justement, il allait réclamer ses trente sous et
partir. Mais une honte le retint devant la jeune
fille. Elle le regardait fixement, peut-être croiraitelle
quil boudait le travail.
Vous savez, je ne vous promets rien,
continua Maheu. Nous en serons quittes pour un
refus.
Alors, Étienne ne dit pas non. On refuserait.
Du reste, ça ne lengageait point, il pourrait
124
toujours séloigner, après avoir mangé un
morceau. Puis, il fut mécontent de navoir pas dit
non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire,
un regard damitié, heureuse de lui être venue en
aide. À quoi bon tout cela ?
Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé
leurs cases, les Maheu quittèrent la baraque, à la
queue des camarades qui sen allaient un à un,
dès quils sétaient réchauffés. Étienne les suivit,
Levaque et son gamin se mirent de la bande.
Mais, comme ils traversaient le criblage, une
scène violente les arrêta.
Cétait dans un vaste hangar, aux poutres
noires de poussière envolée, aux grandes
persiennes doù soufflait un continuel courant
dair. Les berlines de houille arrivaient
directement de la recette, étaient versées ensuite
par des culbuteurs sur les trémies, de longues
glissières de tôle ; et, à droite et à gauche de ces
dernières, les cribleuses, montées sur des gradins,
armées de la pelle et du râteau, ramassaient les
pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait
ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la
125
voie ferrée, établie sous le hangar.
Philomène Levaque se trouvait là, mince et
pâle, dune figure moutonnière de fille crachant
le sang. La tête protégée dun lambeau de laine
bleue, les mains et les bras noirs jusquaux
coudes, elle triait au-dessous dune vieille
sorcière, la mère de la Pierronne, la Brûlé ainsi
quon la nommait, terrible avec ses yeux de chathuant
et sa bouche serrée comme la bourse dun
avare. Elles sempoignaient toutes les deux, la
jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres,
à ce point quelle nen faisait pas un panier en dix
minutes. On les payait au panier, cétaient des
querelles sans cesse renaissantes. Les chignons
volaient, les mains restaient marquées en noir sur
les faces rouges.
Fous-lui donc un renfoncement ! cria den
haut Zacharie à sa maîtresse.
Toutes les cribleuses éclatèrent. Mais la Brûlé
se jeta hargneusement sur le jeune homme.
Dis donc, saleté ! tu ferais mieux de
reconnaître les deux gosses dont tu las emplie !...
Sil est permis, une bringue de dix-huit ans, qui
126
ne tient pas debout !
Maheu dut empêcher son fils de descendre,
pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau,
à cette carcasse. Un surveillant accourait, les
râteaux se rendirent à fouiller le charbon. On
napercevait plus, du haut en bas des trémies, que
les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer
les pierres.
Dehors, le vent sétait brusquement calmé, un
froid humide tombait du ciel gris. Les
charbonniers gonflèrent les épaules, croisèrent les
bras et partirent, débandés, avec un roulis des
reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile
mince des vêtements. Au grand jour, ils passaient
comme une bande de nègres culbutés dans de la
vase. Quelques-uns navaient pas fini leur
briquet ; et ce reste de pain, rapporté entre la
chemise et la veste, les rendait bossus.
Tiens ! voilà Bouteloup, dit Zacharie en
ricanant.
Levaque, sans sarrêter, échangea deux
phrases avec son logeur, gros garçon brun de
trente-cinq ans, lair placide et honnête.
127
Ça y est, la soupe, Louis ?
Je crois.
Alors, la femme est gentille, aujourdhui ?
Oui, gentille, je crois.
Dautres mineurs de la coupe à terre
arrivaient, des bandes nouvelles qui, une à une,
sengouffraient dans la fosse. Cétait la descente
de trois heures, encore des hommes que le puits
mangeait, et dont les équipes allaient remplacer
les marchandages des haveurs, au fond des voies.
Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour
des insectes humains fouissant la roche, à six
cents mètres sous les champs de betteraves.
Cependant, les gamins marchaient les
premiers. Jeanlin confiait à Bébert un plan
compliqué, pour avoir à crédit quatre sous de
tabac ; tandis que Lydie, respectueusement,
venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie
et Étienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement
devant le cabaret de lAvantage, que Maheu et
Levaque les rejoignirent.
Nous y sommes, dit le premier à Étienne.
128
Voulez-vous entrer ?
On se sépara. Catherine était restée un instant
immobile, regardant une dernière fois le jeune
homme de ses grands yeux, dune limpidité
verdâtre deau de source, et dont le visage noir
creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut
avec les autres, sur le chemin montant qui
conduisait au coron.
Le cabaret se trouvait entre le village et la
fosse, au croisement des deux routes. Cétait une
maison de briques à deux étages, blanchie du
haut en bas à la chaux, égayée autour des fenêtres
dune large bordure bleu ciel. Sur une enseigne
carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en
lettres jaunes : À lAvantage, débit tenu par
Rasseneur. Derrière, sallongeait un jeu de
quilles, clos dune haie vive. Et la Compagnie,
qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavé
dans ses vastes terres ; était désolée de ce cabaret,
poussé en plein champ, ouvert à la sortie même
du Voreux.
Entrez, répéta Maheu à Étienne.
La salle, petite, avait une nudité claire, avec
129
ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de
chaises, son comptoir de sapin, grand comme un
buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus
étaient là, trois bouteilles de liqueur, une carafe,
une petite caisse de zinc à robinet détain, pour la
bière ; et rien autre, pas une image, pas une
tablette, pas un jeu. Dans la cheminée de fonte,
vernie et luisante, brûlait doucement une pâtée de
houille. Sur les dalles, une fine couche de sable
blanc buvait lhumidité continuelle de ce pays
trempé deau.
Une chope, commanda Maheu à une grosse
fille blonde, la fille dune voisine qui parfois
gardait la salle. Rasseneur est là ?
La fille tourna le robinet, en répondant que le
patron allait revenir. Lentement, dun seul trait, le
mineur vida la moitié de la chope, pour balayer
les poussières qui lui obstruaient la gorge. Il
noffrit rien à son compagnon. Un seul
consommateur, un autre mineur mouillé et
barbouillé, était assis devant une table et buvait
sa bière en silence, dun air de profonde
méditation. Un troisième entra, fut servi sur un
130
geste, paya et sen alla, sans avoir dit un mot.
Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé,
la figure ronde, parut avec un sourire débonnaire.
Cétait Rasseneur, un ancien haveur que la
Compagnie avait congédié depuis trois ans, à la
suite dune grève. Très bon ouvrier, il parlait
bien, se mettait à la tête de toutes les
réclamations, avait fini par être le chef des
mécontents. Sa femme tenait déjà un débit, ainsi
que beaucoup de femmes de mineurs ; et, quand
il fut jeté sur le pavé, il resta cabaretier lui-même,
trouva de largent, planta son cabaret en face du
Voreux, comme une provocation à la Compagnie.
Maintenant, sa maison prospérait, il devenait un
centre, il senrichissait des colères quil avait peu
à peu soufflées au coeur de ses anciens
camarades.
Cest ce garçon que jai embauché ce matin,
expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes
deux chambres libre, et veux-tu lui faire crédit
dune quinzaine ?
La face large de Rasseneur exprima
subitement une grande défiance. Il examina dun
131
coup doeil Étienne et répondit, sans se donner la
peine de témoigner un regret :
Mes deux chambres sont prises. Pas
possible.
Le jeune homme sattendait à ce refus ; et il en
souffrit pourtant, il sétonna du brusque ennui
quil éprouvait à séloigner. Nimporte, il sen
irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur
qui buvait à une table était parti. Dautres, un à
un, entraient toujours se décrasser la gorge, puis
se remettaient en marche du même pas déhanché.
Cétait un simple lavage, sans joie ni passion, le
muet contentement dun besoin.
Alors, il ny a rien ? demanda dun ton
particulier Rasseneur à Maheu, qui achevait sa
bière à petits coups.
Celui-ci tourna la tête et vit quÉtienne seul
était là.
Il y a quon sest chamaillé encore... Oui,
pour le boisage.
Il conta laffaire. La face du cabaretier avait
rougi, une émotion sanguine la gonflait, lui
132
sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin,
il éclata.
Ah bien ! sils savisent de baisser les prix,
ils sont fichus.
Étienne le gênait. Cependant, il continua, en
lui lançant des regards obliques. Et il avait des
réticences, des sous-entendus, il parlait du
directeur, monsieur Hennebeau, de sa femme, de
son neveu le petit Négrel, sans les nommer,
répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi,
que ça devait casser un de ces quatre matins. La
misère était trop grande, il cita les usines qui
fermaient, les ouvriers qui sen allaient. Depuis
un mois, il donnait plus de six livres de pain par
jour. On lui avait dit, la veille, que monsieur
Deneulin, le propriétaire dune fosse voisine, ne
savait comment tenir le coup. Du reste, il venait
de recevoir une lettre de Lille, pleine de détails
inquiétants.
Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette
personne que tu as vue ici un soir.
Mais il fut interrompu. Sa femme entrait à son
tour, une grande femme maigre et ardente, le nez
133
long, les pommettes violacées. Elle était en
politique beaucoup plus radicale que son mari.
La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah ! sil était
le maître, celui-là, ça ne tarderait pas à mieux
aller !
Étienne écoutait depuis un instant, comprenait,
se passionnait, à ces idées de misère et de
revanche.
Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. Il
dit tout haut, comme malgré lui :
Je le connais, Pluchart.
On le regardait, il dut ajouter :
Oui, je suis machineur, il a été mon
contremaître, à Lille... Un homme capable, jai
causé souvent avec lui.
Rasseneur lexaminait de nouveau ; et il y eut,
sur son visage, un changement rapide, une
sympathie soudaine. Enfin, il dit à sa femme :
Cest Maheu qui mamène Monsieur, un
herscheur à lui, pour voir sil ny a pas une
chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire
crédit dune quinzaine.
134
Alors, laffaire fut conclue en quatre paroles.
Il y avait une chambre, le locataire était parti le
matin. Et le cabaretier, très excité, se livra
davantage, tout en répétant quil demandait
seulement le possible aux patrons, sans exiger,
comme tant dautres, des choses trop dures à
obtenir. Sa femme haussait les épaules, voulait
son droit, absolument.
Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça
nempêchera pas quon descende, et tant quon
descendra, il y aura du monde qui en crèvera...
Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu
en es sorti.
Oui, je me suis beaucoup refait, déclara
Rasseneur complaisamment.
Étienne alla jusquà la porte, remerciant le
mineur qui partait ; mais celui-ci hochait la tête,
sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda
monter péniblement le chemin du coron. Madame
Rasseneur, en train de servir des clients, venait de
le prier dattendre une minute, pour quelle le
conduisît à sa chambre, où il se débarbouillerait.
Devait-il rester ? Une hésitation lavait repris, un
135
malaise qui lui faisait regretter la liberté des
grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la
joie dêtre son maître. Il lui semblait quil avait
vécu là des années, depuis son arrivée sur le terri,
au milieu des bourrasques, jusquaux heures
passées sous la terre, à plat ventre dans les
galeries noires. Et il lui répugnait de
recommencer, cétait injuste et trop dur, son
orgueil dhomme se révoltait, à lidée dêtre une
bête quon aveugle et quon écrase.
Pendant quÉtienne se débattait ainsi, ses yeux
qui erraient sur la plaine immense, peu à peu
laperçurent. Il sétonna, il ne sétait pas figuré
lhorizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort
le lui avait indiqué du geste, au fond des ténèbres.
Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un
pli de terrain, avec ses bâtiments de bois et de
briques, le criblage goudronné, le beffroi couvert
dardoises, la salle de la machine et la haute
cheminée dun rouge pâle, tout cela tassé, lair
mauvais. Mais, autour des bâtiments, le carreau
sétendait, et il ne se limaginait pas si large,
changé en un lac dencre par les vagues
montantes du stock de charbon, hérissé des hauts
136
chevalets qui portaient les rails des passerelles,
encombré dans un coin de la provision des bois,
pareille à la moisson dune forêt fauchée. Vers la
droite, le terri barrait la vue, colossal comme une
barricade de géants, déjà couvert dherbe dans sa
partie ancienne, consumé à lautre bout par un
feu intérieur qui brûlait depuis un an, avec une
fumée épaisse, en laissant à la surface, au milieu
du gris blafard des schistes et des grès, de
longues traînées de rouille sanglante. Puis, les
champs se déroulaient, des champs sans fin de
blé et de betteraves, nus à cette époque de
lannée, des marais aux végétations dures, coupés
de quelques saules rabougris, des prairies
lointaines, que séparaient des files maigres de
peupliers. Très loin, de petites taches blanches
indiquaient des villes, Marchiennes au nord,
Montsou au midi ; tandis que la forêt de
Vandame, à lest, bordait lhorizon de la ligne
violâtre de ses arbres dépouillés. Et, sous le ciel
livide, dans le jour bas de cet après-midi dhiver,
il semblait que tout le noir du Voreux, toute la
poussière volante de la houille se fût abattue sur
la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes,
137
ensemençant la terre.
Étienne regardait, et ce qui le surprenait
surtout, cétait un canal, la rivière de la Scarpe
canalisée, quil navait pas vu dans la nuit. Du
Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit, un
ruban dargent mat de deux lieues, une avenue
bordée de grands arbres, élevée au-dessus des bas
terrains, filant à linfini avec la perspective de ses
berges vertes, de son eau pâle où glissait larrière
vermillonné des péniches. Près de la fosse, il y
avait un embarcadère, des bateaux amarrés, que
les berlines des passerelles emplissaient
directement. Ensuite, le canal faisait un coude,
coupait de biais les marais ; et toute lâme de
cette plaine rase paraissait être là, dans cette eau
géométrique qui la traversait comme une grande
route, charriant la houille et le fer.
Les regards dÉtienne remontaient du canal au
coron, bâti sur le plateau, et dont il distinguait
seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient
vers le Voreux, sarrêtaient, en bas de la pente
argileuse, à deux énormes tas de briques,
fabriquées et cuites sur place. Un embranchement
138
du chemin de fer de la Compagnie passait
derrière une palissade, desservant la fosse. On
devait descendre les derniers mineurs de la coupe
à terre. Seul, un wagon que poussaient des
hommes, jetait un cri aigu. Ce nétait plus
linconnu des ténèbres, les tonnerres
inexplicables, les flamboiements dastres ignorés.
Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke
avaient pâli avec laube. Il ne restait là, sans un
arrêt, que léchappement de la pompe, soufflant
toujours de la même haleine grosse et longue,
lhaleine dun ogre dont il distinguait la buée
grise maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peutêtre
avait-il cru revoir les yeux clairs de
Catherine, là-haut, à lentrée du coron. Peut-être
était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du
Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre
dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait
violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à
ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés
donnaient leur chair, sans le connaître.
139
Deuxième partie
140
I
La propriété des Grégoire, la Piolaine, se
trouvait à deux kilomètres de Montsou, vers lest,
sur la route de Joiselle. Cétait une grande maison
carrée, sans style, bâtie au commencement du
siècle dernier. Des vastes terres qui en
dépendaient dabord, il ne restait quune trentaine
dhectares, clos de murs, dun facile entretien. On
citait surtout le verger et le potager, célèbres par
leurs fruits et leurs légumes, les plus beaux du
pays. Dailleurs le parc manquait, un petit bois en
tenait lieu. Lavenue de vieux tilleuls, une voûte
de feuillage de trois cents mètres, plantée de la
grille au perron, était une des curiosités de cette
plaine rase, où lon comptait les grands arbres, de
Marchiennes à Beaugnies.
Ce matin-là, les Grégoire sétaient levés à huit
heures. Dhabitude, ils ne bougeaient guère
quune heure plus tard, dormant beaucoup, avec
141
passion ; mais la tempête de la nuit les avait
énervés. Et, pendant que son mari était allé voir
tout de suite si le vent navait pas fait de dégâts,
madame Grégoire venait de descendre à la
cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle.
Courte, grasse, âgée déjà de cinquante-huit ans,
elle gardait une grosse figure poupine et étonnée,
sous la blancheur éclatante de ses cheveux.
Mélanie, dit-elle à la cuisinière, si vous
faisiez la brioche ce matin, puisque la pâte est
prête. Mademoiselle ne se lèvera pas avant une
demi-heure, et elle en mangerait avec son
chocolat... Hein ! ce serait une surprise.
La cuisinière, vieille femme maigre qui les
servait depuis trente ans, se mit à rire.
Ça, cest vrai, la surprise serait fameuse...
Mon fourneau est allumé, le four doit être chaud ;
et puis, Honorine va maider un peu.
Honorine, une fille dune vingtaine dannées,
recueillie enfant et élevée à la maison, servait
maintenant de femme de chambre. Pour tout
personnel, outre ces deux femmes, il ny avait
que le cocher, Francis, chargé des gros ouvrages.
142
Un jardinier et une jardinière soccupaient des
légumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour.
Et, comme le service était patriarcal, dune
douceur familière, ce petit monde vivait en bonne
amitié.
Madame Grégoire, qui avait médité dans son
lit la surprise de la brioche, resta pour voir mettre
la pâte au four. La cuisine était immense, et on la
devinait la pièce importante, à sa propreté
extrême, à larsenal des casseroles, des ustensiles,
des pots qui lemplissaient. Cela sentait bon la
bonne nourriture. Des provisions débordaient des
râteliers et des armoires.
Et quelle soit bien dorée, nest-ce pas ?
recommanda madame Grégoire en passant dans
la salle à manger.
Malgré le calorifère qui chauffait toute la
maison, un feu de houille égayait cette salle. Du
reste, il ny avait aucun luxe : la grande table, les
chaises, un buffet dacajou ; et, seuls, deux
fauteuils profonds trahissaient lamour du bienêtre,
les longues digestions heureuses. On nallait
jamais au salon, on demeurait là, en famille.
143
Justement, monsieur Grégoire rentrait, vêtu
dun gros veston de futaine, rose lui aussi pour
ses soixante ans, avec de grands traits honnêtes et
bons, dans la neige de ses cheveux bouclés. Il
avait vu le cocher et le jardinier : aucun dégât
important, rien quun tuyau de cheminée abattu.
Chaque matin, il aimait à donner un coup doeil à
la Piolaine, qui nétait pas assez grande pour lui
causer des soucis, et dont il tirait tous les
bonheurs du propriétaire.
Et Cécile ? demanda-t-il, elle ne se lève
donc pas, aujourdhui ?
Je ny comprends rien, répondit sa femme. Il
me semblait lavoir entendue remuer.
Le couvert était mis, trois bols sur la nappe
blanche. On envoya Honorine voir ce que
devenait Mademoiselle. Mais elle redescendit
aussitôt, retenant des rires, étouffant sa voix,
comme si elle eût parlé en haut, dans la chambre.
Oh ! si Monsieur et Madame voyaient
Mademoiselle !... Elle dort, oh ! elle dort, ainsi
quun Jésus... On na pas idée de ça, cest un
plaisir à la regarder.
144
Le père et la mère échangeaient des regards
attendris. Il dit en souriant :
Viens-tu voir ?
Cette pauvre mignonne ! murmura-t-elle. Jy
vais.
Et ils montèrent ensemble. La chambre était la
seule luxueuse de la maison, tendue de soie
bleue, garnie de meubles laqués, blancs à filets
bleus, un caprice denfant gâtée satisfait par les
parents. Dans les blancheurs vagues du lit, sous le
demi-jour qui tombait de lécartement dun
rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyée
sur son bras nu. Elle nétait pas jolie, trop saine,
trop bien portante, mûre à dix-huit ans ; mais elle
avait une chair superbe, une fraîcheur de lait,
avec ses cheveux châtains, sa face ronde au petit
nez volontaire, noyé entre les joues. La
couverture avait glissé, et elle respirait si
doucement, que son haleine ne soulevait même
pas sa gorge déjà lourde.
Ce maudit vent laura empêchée de fermer
les yeux, dit la mère doucement.
145
Le père, dun geste, lui imposa silence. Tous
les deux se penchaient, regardaient avec
adoration, dans sa nudité de vierge, cette fille si
longtemps désirée, quils avaient eue sur le tard,
lorsquils ne lespéraient plus. Ils la voyaient
parfaite, point trop grasse, jamais assez bien
nourrie. Et elle dormait toujours, sans les sentir
près delle, leur visage contre le sien. Pourtant,
une onde légère troubla sa face immobile. Ils
tremblèrent quelle ne séveillât, ils sen allèrent
sur la pointe des pieds.
Chut ! dit monsieur Grégoire à la porte. Si
elle na pas dormi, il faut la laisser dormir.
Tant quelle voudra, la mignonne, appuya
madame Grégoire. Nous attendrons.
Ils descendirent, sinstallèrent dans les
fauteuils de la salle à manger ; tandis que les
bonnes, riant du gros sommeil de Mademoiselle,
tenaient sans grogner le chocolat sur le fourneau.
Lui, avait pris un journal ; elle, tricotait un grand
couvre-pieds de laine. Il faisait très chaud, pas un
bruit ne venait de la maison muette.
La fortune des Grégoire, quarante mille francs
146
de rentes environ, était tout entière dans une
action des mines de Montsou. Ils en racontaient
avec complaisance lorigine, qui partait de la
création même de la Compagnie.
Vers le commencement du dernier siècle, un
coup de folie sétait déclaré, de Lille à
Valenciennes, pour la recherche de la houille. Les
succès des concessionnaires, qui devaient plus
tard former la Compagnie dAnzin, avaient exalté
toutes les têtes. Dans chaque commune, on
sondait le sol ; et les sociétés se créaient, et les
concessions poussaient en une nuit. Mais, parmi
les entêtés de lépoque, le baron Desrumaux avait
certainement laissé la mémoire de lintelligence
la plus héroïque. Pendant quarante années, il
sétait débattu sans faiblir, au milieu de
continuels obstacles : premières recherches
infructueuses, fosses nouvelles abandonnées au
bout de longs mois de travail, éboulements qui
comblaient les trous, inondations subites qui
noyaient les ouvriers, centaines de mille francs
jetés dans la terre ; puis, les tracas de
ladministration, les paniques des actionnaires, la
lutte avec les seigneurs terriens, résolus à ne pas
147
reconnaître les concessions royales, si lon
refusait de traiter dabord avec eux. Il venait
enfin de fonder la société Desrumaux,
Fauquenoix et Cie, pour exploiter la concession de
Montsou, et les fosses commençaient à donner de
faibles bénéfices, lorsque deux concessions
voisines, celle de Cougny, appartenant au comte
de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant à la
société Cornille et Jenard, avaient failli lécraser
sous le terrible assaut de leur concurrence.
Heureusement, le 25 août 1760, un traité
intervenait entre les trois concessions et les
réunissait en une seule. La Compagnie des mines
de Montsou était créée, telle quelle existe encore
aujourdhui. Pour la répartition, on avait divisé,
daprès létalon de la monnaie du temps, la
propriété totale en vingt-quatre sous, dont chacun
se subdivisait en douze deniers, ce qui faisait
deux cent quatre-vingt-huit deniers ; et, comme le
denier était de dix mille francs, le capital
représentait une somme de près de trois millions.
Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu,
dans le partage, six sous et trois deniers.
En ces années-là, le baron possédait la
148
Piolaine, doù dépendaient trois cents hectares, et
il avait à son service, comme régisseur, Honoré
Grégoire, un garçon de la Picardie, larrièregrand-
père de Léon Grégoire, père de Cécile.
Lors du traité de Montsou, Honoré, qui cachait
dans un bas une cinquantaine de mille francs
déconomies, céda en tremblant à la foi
inébranlable de son maître. Il sortit dix mille
livres de beaux écus, il prit un denier, avec la
terreur de voler ses enfants de cette somme. Son
fils Eugène toucha en effet des dividendes fort
minces ; et, comme il sétait mis bourgeois et
quil avait eu la sottise de manger les quarante
autres mille francs de lhéritage paternel dans une
association désastreuse, il vécut assez
chichement. Mais les intérêts du denier montaient
peu à peu, la fortune commença avec Félicien,
qui put réaliser un rêve dont son grand-père,
lancien régisseur, avait bercé son enfance :
lachat de la Piolaine démembrée, quil eut
comme bien national, pour une somme dérisoire.
Cependant, les années qui suivirent furent
mauvaises, il fallut attendre le dénouement des
catastrophes révolutionnaires, puis la chute
149
sanglante de Napoléon. Et ce fut Léon Grégoire
qui bénéficia, dans une progression stupéfiante,
du placement timide et inquiet de son bisaïeul.
Ces dix pauvres mille francs grossissaient,
sélargissaient, avec la prospérité de la
Compagnie. Dès 1820, ils rapportaient cent pour
cent, dix mille francs. En 1844, ils en
produisaient vingt mille ; en 1850, quarante. Il y
avait deux ans enfin, le dividende était monté au
chiffre prodigieux de cinquante mille francs : la
valeur du denier, coté à la Bourse de Lille un
million, avait centuplé en un siècle.
Monsieur Grégoire, auquel on conseillait de
vendre, lorsque ce cours dun million fut atteint,
sy était refusé, de son air souriant et paterne. Six
mois plus tard, une crise industrielle éclatait, le
denier retombait à six cent mille francs. Mais il
souriait toujours, il ne regrettait rien, car les
Grégoire avaient maintenant une foi obstinée en
leur mine. Ça remonterait, Dieu nétait pas si
solide. Puis, à cette croyance religieuse, se mêlait
une profonde gratitude pour une valeur, qui,
depuis un siècle, nourrissait la famille à ne rien
faire. Cétait comme une divinité à eux, que leur
150
égoïsme entourait dun culte, la bienfaitrice du
foyer, les berçant dans leur grand lit de paresse,
les engraissant à leur table gourmande. De père
en fils, cela durait : pourquoi risquer de
mécontenter le sort, en doutant de lui ? Et il y
avait, au fond de leur fidélité, une terreur
superstitieuse, la crainte que le million du denier
ne se fût brusquement fondu, sils lavaient
réalisé et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus à
labri dans la terre, doù un peuple de mineurs,
des générations daffamés lextrayaient pour eux,
un peu chaque jour, selon leurs besoins.
Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette
maison. Monsieur Grégoire, très jeune, avait
épousé la fille dun pharmacien de Marchiennes,
une demoiselle laide, sans un sou, quil adorait et
qui lui avait tout rendu, en félicité. Elle sétait
enfermée dans son ménage, extasiée devant son
mari, nayant dautre volonté que la sienne ;
jamais des goûts différents ne les séparaient, un
même idéal de bien-être confondait leurs désirs ;
et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de
tendresse et de petits soins réciproques. Cétait
une existence réglée, les quarante mille francs
151
mangés sans bruit, les économies dépensées pour
Cécile, dont la naissance tardive avait un instant
bouleversé le budget. Aujourdhui encore, ils
contentaient chacun de ses caprices : un second
cheval, deux autres voitures, des toilettes venues
de Paris. Mais ils goûtaient là une joie de plus, ils
ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille,
avec une telle horreur personnelle de létalage,
quils avaient gardé les modes de leur jeunesse.
Toute dépense qui ne profitait pas leur semblait
stupide.
Brusquement, la porte souvrit, et une voix
forte cria :
Eh bien ! quoi donc, on déjeune sans moi !
Cétait Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés
de sommeil. Elle avait simplement relevé ses
cheveux et passé un peignoir de laine blanche.
Mais non, dit la mère, tu vois quon
tattendait... Hein ? ce vent a dû tempêcher de
dormir, pauvre mignonne !
La jeune fille regarda très surprise.
Il a fait du vent ?... Je nen sais rien, je nai
152
pas bougé de la nuit.
Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se
mirent à rire ; et les bonnes, qui apportaient le
déjeuner, éclatèrent aussi, tellement lidée que
Mademoiselle avait dormi dun trait ses douze
heures, égayait la maison. La vue de la brioche
acheva dépanouir les visages.
Comment ! elle est donc cuite ? répétait
Cécile. En voilà une attrape quon me fait !...
Cest ça qui va être bon, tout chaud, dans le
chocolat !
Ils sattablaient enfin, le chocolat fumait dans
les bols, on ne parla longtemps que de la brioche.
Mélanie et Honorine restaient, donnaient les
détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer,
les lèvres grasses, en disant que cétait un plaisir
de faire un gâteau, quand on voyait les maîtres le
manger si volontiers.
Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut
quils annonçait de la maîtresse de piano, qui
venaient de Marchiennes le lundi et le vendredi.
Il venait aussi un professeur de littérature. Toute
linstruction de la jeune fille sétait ainsi faite à la
153
Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des
caprices denfant, jetant le livre par la fenêtre, dès
quune question lennuyait.
Cest monsieur Deneulin, dit Honorine en
rentrant.
Derrière elle, Deneulin, un cousin de monsieur
Grégoire, parut sans façon, le verbe haut, le geste
vif, avec une allure dancien officier de cavalerie.
Bien quil eût dépassé la cinquantaine, ses
cheveux coupés rats et ses grosses moustaches
étaient dun noir dencre.
Oui, cest moi, bonjour... Ne vous dérangez
donc pas !
Il sétait assis, pendant que la famille
sexclamait. Elle finit par se remettre à son
chocolat.
Est-ce que tu as quelque chose à me dire ?
demanda monsieur Grégoire.
Non, rien du tout, se hâta de répondre
Deneulin. Je suis sorti à cheval pour me
dérouiller un peu, et comme je passais devant
votre porte, jai voulu vous donner un petit
154
bonjour.
Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie,
ses filles. Elles allaient parfaitement, la première
ne lâchait plus la peinture, tandis que lautre,
laînée, cultivait sa voix au piano, du matin au
soir. Et il y avait un tremblement léger dans sa
voix, un malaise quil dissimulait, sous les éclats
de sa gaieté.
Monsieur Grégoire reprit :
Et tout marche-t-il bien, à la fosse ?
Dame ! je suis bousculé avec les camarades,
par cette saleté de crise... Ah ! nous payons les
années prospères ! On a trop bâti dusines, trop
construit de voies ferrées, trop immobilisé de
capitaux en vue dune production formidable. Et,
aujourdhui, largent dort, on nen trouve plus
pour faire fonctionner tout ça !... Heureusement,
rien nest désespéré, je men tirerai quand même.
Comme son cousin, il avait eu en héritage un
denier des mines de Montsou. Mais lui, ingénieur
entreprenant, tourmenté du besoin dune royale
fortune, sétait hâté de vendre, lorsque le dernier
155
avait atteint le million. Depuis des mois, il
mûrissait un plan. Sa femme tenait dun oncle la
petite concession de Vandame, où il ny avait
douvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-
Marie, dans un tel état dabandon, avec un
matériel si défectueux, que lexploitation en
couvrait à peine les frais. Or, il rêvait de réparer
Jean-Bart, den renouveler la machine et délargir
le puits afin de pouvoir descendre davantage, en
ne gardant Gaston-Marie que pour lépuisement.
On devait, disait-il, trouver là de lor à la pelle.
Lidée était juste. Seulement, le million y avait
passé, et cette damnée crise industrielle éclatait
au moment où de gros bénéfices allaient lui
donner raison. Du reste, mauvais administrateur,
dune bonté brusque avec ses ouvriers, il se
laissait piller depuis la mort de sa femme, lâchant
aussi la bride à ses filles, dont laînée parlait
dentrer au théâtre et dont la cadette sétait déjà
fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux
rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la
misère menaçante révélait de très fines
ménagères.
Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix
156
hésitante, tu as eu tort de ne pas vendre en même
temps que moi. Maintenant, tout dégringole, tu
peux courir... Et si tu mavais confié ton argent,
tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame,
dans notre mine !
Monsieur Grégoire achevait son chocolat, sans
hâte. Il répondit paisiblement :
Jamais !... Tu sais bien que je ne veux pas
spéculer. Je vis tranquille, ce serait trop bête, de
me casser la tête avec des soucis daffaires. Et,
quant à Montsou, ça peut continuer à baisser,
nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne
faut pas être si gourmand, que diable ! Puis,
écoute, cest toi qui te mordras les doigts un jour,
car Montsou remontera, les enfants de Cécile en
tireront encore leur pain blanc.
Deneulin lécoutait avec un sourire gêné.
Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre
cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais ?
Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire,
il regretta dêtre allé si vite, il renvoya son idée
demprunt à plus tard, la réservant pour un cas
157
désespéré.
Oh ! je nen suis pas là ! Cest une
plaisanterie... Mon Dieu ! tu as peut-être raison :
largent que vous gagnent les autres, est celui
dont on engraisse le plus sûrement.
On changea dentretien. Cécile revint sur ses
cousines, dont les goûts la préoccupaient, tout en
la choquant. Madame Grégoire promit de mener
sa fille voir ces chères petites, dès le premier jour
de soleil. Cependant, monsieur Grégoire, lair
distrait, nétait pas à la conversation. Il ajouta
tout haut :
Moi, si jétais à ta place, je ne mentêterais
pas davantage, je traiterais avec Montsou... Ils en
ont une belle envie, tu retrouverais ton argent.
Il faisait allusion à la vieille haine qui existait
entre la concession de Montsou et celle de
Vandame. Malgré la faible importance de cette
dernière, sa puissante voisine enrageait de voir,
enclavée dans ses soixante-sept communes, cette
lieue carrée qui ne lui appartenait pas ; et, après
avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait
de lacheter à bas prix, lorsquelle râlerait. La
158
guerre continuait sans trêve, chaque exploitation
arrêtait ses galeries à deux cents mètres les unes
des autres, cétait un duel au dernier rang, bien
que les directeurs et les ingénieurs eussent entre
eux des relations polies.
Les yeux de Deneulin avaient flambé.
Jamais ! cria-t-il à son tour. Tant que je serai
vivant, Montsou naura pas Vandame... Jai dîné
jeudi chez Hennebeau, et je lai bien vu tourner
autour de moi. Déjà, lautomne dernier, quand les
gros bonnets sont venus à la Régie, ils mont fait
toutes sortes de mamours... Oui, oui, je les
connais, ces marquis et ces ducs, ces généraux et
ces ministres ! des brigands qui vous enlèveraient
jusquà votre chemise, à la corne dun bois !
Il ne tarissait plus. Dailleurs, monsieur
Grégoire ne défendait pas la Régie de Montsou,
les six régisseurs institués par le traité de 1760,
qui gouvernaient despotiquement la Compagnie,
et dont les cinq survivants, à chaque décès,
choisissaient le nouveau membre parmi les
actionnaires puissants et riches. Lopinion du
propriétaire de la Piolaine, de goûts si
159
raisonnables, était que ces messieurs manquaient
parfois de mesure, dans leur amour exagéré de
largent.
Mélanie était venue desservir la table. Dehors,
les chiens se remirent à aboyer, et Honorine se
dirigeait vers la porte, lorsque Cécile, que la
chaleur et la nourriture étouffaient, quitta la table.
Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.
Deneulin, lui aussi, sétait levé. Il regarda
sortir la jeune fille, il demanda en souriant :
Eh bien ! et ce mariage avec le petit Négrel ?
Il ny a rien de fait, dit madame Grégoire.
Une idée en lair... Il faut réfléchir.
Sans doute, continua-t-il avec un rire de
gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... Ce
qui me renverse, cest que ce soit madame
Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cécile.
Mais monsieur Grégoire sindigna. Une dame
si distinguée, et de quatorze ans plus âgée que le
jeune homme ! Cétait monstrueux, il naimait
pas quon plaisantât sur des sujets pareils.
Deneulin, riant toujours, lui serra la main et
160
partit.
Ce nest pas encore ça, dit Cécile qui
revenait. Cest cette femme avec ses deux
enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que
nous avons rencontrée... Faut-il les faire entrer
ici ?
On hésita. Étaient-ils très sales ? Non, pas
trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron.
Déjà le père et la mère sétaient allongés au fond
des grands fauteuils. Ils y digéraient. La crainte
de changer dair acheva de les décider.
Faites entrer, Honorine.
Alors, la Maheude et ses petits entrèrent,
glacés, affamés, saisis dun effarement peureux,
en se voyant dans cette salle où il faisait si chaud,
et qui sentait si bon la brioche.
161
II
Dans la chambre, restée close, les persiennes
avaient laissé glisser peu à peu des barres grises
de jour, dont léventail se déployait au plafond ;
et lair enfermé salourdissait, tous continuaient
leur somme de la nuit : Lénore et Henri aux bras
lun de lautre, Alzire la tête renversée, appuyée
sur sa bosse ; tandis que le père Bonnemort,
tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin,
ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne
venait du cabinet, où la Maheude sétait
rendormie en faisant téter Estelle, la gorge coulée
de côté, sa fille en travers du ventre, gorgée de
lait, assommée elle aussi, et sétouffant dans la
chair molle des seins.
Le coucou, en bas, sonna six heures. On
entendit, le long des façades du coron, des bruits
de portes, puis des claquements de sabots, sur le
pavé des trottoirs : cétaient les cribleuses qui
162
sen allaient à la fosse. Et le silence retomba
jusquà sept heures. Alors, des persiennes se
rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à
travers les murs. Longtemps, un moulin à café
grinça, sans que personne séveillât encore dans
la chambre.
Mais, brusquement, un tapage de gifles et de
hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut
conscience de lheure, elle courut pieds nus
secouer sa mère.
Maman ! maman ! il est tard. Toi qui as une
course... Prends garde ! tu vas écraser Estelle.
Et elle sauva lenfant, à demi étouffée sous la
coulée énorme des seins.
Sacré bon sort ! bégayait la Maheude, en se
frottant les yeux, on est si échiné quon dormirait
tout le jour... Habille Lénore et Henri, je les
emmène ; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la
traîner, crainte quelle ne prenne du mal, par ce
temps de chien.
Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux
jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine
163
grise, auquel elle avait posé deux pièces la veille.
Et de la soupe, sacré bon sort ! murmura-telle
de nouveau.
Pendant que sa mère descendait, bousculant
tout, Alzire retourna dans la chambre, ou elle
emporta Estelle qui sétait mise à hurler. Mais
elle était habituée aux rages de la petite, elle
avait, à huit ans, des ruses tendres de femme,
pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la
coucha dans son lit encore chaud, elle la
rendormit en lui donnant à sucer un doigt. Il était
temps, car un autre vacarme éclatait ; et elle dut
mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri, qui
séveillaient enfin. Ces enfants ne sentendaient
guère, ne se prenaient gentiment au cou que
lorsquils dormaient. La fille, âgée de six ans,
tombait dès son lever sur le garçon, son cadet de
deux années, qui recevait les gifles sans les
rendre. Tous deux avaient la même tête trop
grosse et comme soufflée, ébouriffée de cheveux
jaunes. Il fallut quAlzire tirât sa soeur par les
jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du
derrière. Puis, ce furent des trépignements pour le
164
débarbouillage, et à chaque vêtement quelle leur
passait. On évitait douvrir les persiennes, afin de
ne pas troubler le sommeil du père Bonnemort. Il
continuait à ronfler, dans laffreux charivari des
enfants.
Cest prêt ! y êtes-vous, là-haut ? cria la
Maheude.
Elle avait rabattu les volets, secoué le feu,
remis du charbon. Son espoir était que le vieux
neût pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva
le poêlon torché, elle fit cuire une poignée de
vermicelle, quelle tenait en réserve depuis trois
jours. On lavalerait à leau, sans beurre ; il ne
devait rien rester de la lichette de la veille ; et elle
fut surprise de voir que Catherine, en préparant
les briquets, avait fait le miracle den laisser gros
comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet
était bien vide : rien, pas une croûte, pas un fond
de provision, pas un os à ronger. Quallaient-ils
devenir, si Maigrat sentêtait à leur couper le
crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui
donnaient pas cent sous ? Quand les hommes et
la fille reviendraient de la fosse, il faudrait
165
pourtant manger ; car on navait pas encore
inventé de vivre sans manger, malheureusement.
Descendez-vous, à la fin ! cria-t-elle en se
fâchant. Je devrais être partie.
Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle
partagea le vermicelle dans trois petites assiettes.
Elle, disait-elle, navait pas faim. Bien que
Catherine eût déjà passé de leau sur le marc de la
veille, elle en remit une seconde fois et avala
deux grandes chopes dun café tellement clair,
quil ressemblait à de leau de rouille. Ça la
soutiendrait tout de même.
Écoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras
dormir ton grand-père, tu veilleras bien à ce que
Estelle ne se casse pas la tête, et si elle se
réveillait, si elle gueulait trop, tiens ! voici un
morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en
donnerais des cuillerées... Je sais que tu es
raisonnable, que tu ne le mangeras pas.
Et lécole, maman ?
Lécole, eh bien ! ce sera pour un autre
jour... Jai besoin de toi.
166
Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu
rentres tard ?
La soupe, la soupe... Non, attends-moi.
Alzire, dune intelligence précoce de fillette
infirme, savait très bien faire la soupe. Elle dut
comprendre, ninsista point. Maintenant, le coron
entier était réveillé, des bandes denfants sen
allaient à lécole, avec le bruit traînard de leurs
galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure
croissant de bavardages montait à gauche, chez la
Levaque. La journée des femmes commençait,
autour des cafetières, les poings sur les hanches,
les langues tournant sans repos, comme les
meules dun moulin. Une tête flétrie, aux grosses
lèvres, au nez écrasé, vint sappuyer contre une
vitre de la fenêtre, en criant :
Y a du nouveau, écoute donc !
Non, non, plus tard ! répondit la Maheude.
Jai une course.
Et, de peur de succomber à loffre dun verre
de café chaud, elle bourra Lénore et Henri, elle
partit avec eux. En haut, le père Bonnemort
167
ronflait toujours, dun ronflement rythmé qui
berçait la maison.
Dehors, la Maheude sétonna de voir que le
vent ne soufflait plus. Cétait un dégel brusque, le
ciel couleur de terre, les murs gluants dune
humidité verdâtre, les routes empoissées de boue,
une boue spéciale au pays du charbon, noire
comme de la suie délayée, épaisse et collante à y
laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler
Lénore, parce que la petite samusait à ramasser
la crotte sur ses galoches, ainsi que sur le bout
dune pelle. En quittant le coron, elle avait longé
le terri et suivi le chemin du canal, coupant pour
raccourcir par des rues défoncées, au milieu de
terrains vagues, fermés de palissades moussues.
Des hangars se succédaient, de longs bâtiments
dusine, de hautes cheminées crachant de la suie,
salissant cette campagne ravagée de faubourg
industriel. Derrière un bouquet de peupliers, la
vieille fosse Réquillart montrait lécroulement de
son beffroi, dont les grosses charpentes restaient
seules debout. Et, tournant à droite, la Maheude
se trouva sur la grande route.
168
Attends ! attends ! sale cochon ! cria-t-elle,
je vas te faire rouler des boulettes !
Maintenant, cétait Henri qui avait pris une
poignée de boue et qui la pétrissait. Les deux
enfants, giflés sans préférence, rentrèrent dans
lordre, en louchant pour voir les patards quils
faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient, déjà
éreintés de leurs efforts pour décoller leurs
semelles, à chaque enjambée.
Du côté de Marchiennes, la route déroulait ses
deux lieues de pavé, qui filaient droit comme un
ruban trempé de cambouis, entre les terres
rougeâtres. Mais, de lautre côté, elle descendait
en lacet au travers de Montsou, bâti sur la pente
dune large ondulation de la plaine. Ces routes du
Nord, tirées au cordeau entre des villes
manufacturières, allant avec des courbes douces,
des montées lentes, se bâtissent peu à peu,
tendent à ne faire dun département quune cité
travailleuse. Les petites maisons de briques,
peinturlurées pour égayer le climat, les unes
jaunes, les autres bleues, dautres noires, celles-ci
sans doute afin darriver tout de suite au noir
169
final, dévalaient à droite et à gauche, en
serpentant jusquau bas de la pente. Quelques
grands pavillons à deux étages, des habitations de
chefs dusines, trouaient la ligne pressée des
étroites façades. Une église, également en
briques, ressemblait à un nouveau modèle de haut
fourneau, avec son clocher carré, sali déjà par les
poussières volantes du charbon. Et, parmi les
sucreries, les corderies, les minoteries, ce qui
dominait, cétaient les bals, les estaminets, les
débits de bière, si nombreux, que, sur mille
maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets.
Comme elle approchait des Chantiers de la
Compagnie, une vaste série de magasins et
dateliers, la Maheude se décida à prendre Henri
et Lénore par la main, lun à droite, lautre à
gauche. Au-delà, se trouvait lhôtel du directeur,
monsieur Hennebeau, une sorte de vaste chalet
séparé de la route par une grille, suivi dun jardin
où végétaient des arbres maigres. Justement, une
voiture était arrêtée devant la porte, un monsieur
décoré et une dame en manteau de fourrure,
quelque visite débarquée de Paris à la gare de
Marchiennes ; car madame Hennebeau, qui parut
170
dans le demi-jour du vestibule, poussa une
exclamation de surprise et de joie.
Marchez donc, traînards ! gronda la
Maheude, en tirant les deux petits, qui
sabandonnaient dans la boue.
Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout
émotionnée. Maigrat habitait à côté même du
directeur, un simple mur séparait lhôtel de sa
petite maison ; et il avait là un entrepôt, un long
bâtiment qui souvrait sur la route en une
boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de
lépicerie, de la charcuterie, de la fruiterie, y
vendait du pain, de la bière, des casseroles.
Ancien surveillant au Voreux, il avait débuté par
une étroite cantine ; puis, grâce à la protection de
ses chefs, son commerce sétait élargi, tuant peu à
peu le détail de Montsou. Il centralisait les
marchandises, la clientèle considérable des
corons lui permettait de vendre moins cher et de
faire des crédits plus grands. Dailleurs, il était
resté dans la main de la Compagnie, qui lui avait
bâti sa petite maison et son magasin.
Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la
171
Maheude dun air humble, en le trouvant
justement debout devant sa porte.
Il la regarda sans répondre. Il était gros, froid
et poli, et il se piquait de ne jamais revenir sur
une décision.
Voyons, vous ne me renverrez pas comme
hier. Faut que nous mangions du pain dici à
samedi... Bien sûr, nous vous devons soixante
francs depuis deux ans...
Elle sexpliquait, en courtes phrases pénibles.
Cétait une vieille dette, contractée pendant la
dernière grève. Vingt fois, ils avaient promis de
sacquitter, mais ils ne le pouvaient pas, ils ne
parvenaient pas à lui donner quarante sous par
quinzaine. Avec ça, un malheur lui était arrivé
lavant-veille, elle avait dû payer vingt francs à
un cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et
voilà pourquoi ils se trouvaient sans un sou.
Autrement, ils seraient allés jusquau samedi,
comme les camarades.
Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés,
répondait non de la tête, à chaque supplication.
172
Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je
suis raisonnable, je ne demande pas du café...
Rien que deux pains de trois livres par jour.
Non ! cria-t-il enfin, de toute sa force.
Sa femme avait paru, une créature chétive qui
passait les journées sur un registre, sans même
oser lever la tête. Elle sesquiva, effrayée de voir
cette malheureuse tourner vers elle des yeux
dardente prière. On racontait quelle cédait le lit
conjugal aux herscheuses de la clientèle. Cétait
un fait connu : quand un mineur voulait une
prolongation de crédit, il navait quà envoyer sa
fille ou sa femme, laides ou belles, pourvu
quelles fussent complaisantes.
La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du
regard, se sentit gênée, sous la clarté pâle des
petits yeux dont il la déshabillait. Ça la mit en
colère, elle aurait encore compris, avant davoir
eu sept enfants, quand elle était jeune. Et elle
partit, elle tira violemment Lénore et Henri, en
train de ramasser des coquilles de noix, jetées au
ruisseau, et quils visitaient.
Ça ne vous portera pas chance, monsieur
173
Maigrat, rappelez-vous !
Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois
de la Piolaine. Si ceux-là ne lâchaient pas cent
sous, on pouvait tous se coucher et crever. Elle
avait pris à gauche le chemin de Joiselle. La
Régie était là, dans langle de la route, un
véritable palais de briques, où les gros messieurs
de Paris, et des princes, et des généraux, et des
personnages du gouvernement, venaient chaque
automne donner de grands dîners. Elle, tout en
marchant, dépensait déjà les cent sous : dabord
du pain, puis du café ; ensuite, un quart de beurre,
un boisseau de pommes de terre, pour la soupe du
matin et la ratatouille du soir ; enfin, peut-être un
peu de fromage de cochon, car le père avait
besoin de viande.
Le curé de Montsou, labbé Joire, passait en
retroussant sa soutane, avec des délicatesses de
gros chat bien nourri, qui craint de mouiller sa
robe. Il était doux, il affectait de ne soccuper de
rien, pour ne fâcher ni les ouvriers ni les patrons.
Bonjour, monsieur le curé.
Il ne sarrêta pas, sourit aux enfants, et la
174
laissa plantée au milieu de la route. Elle navait
point de religion, mais elle sétait imaginé
brusquement que ce prêtre allait lui donner
quelque chose.
Et la course recommença, dans la boue noire
et collante. Il y avait encore deux kilomètres, les
petits se faisaient tirer davantage, ne samusant
plus, consternés. À droite et à gauche du chemin,
se déroulaient les mêmes terrains vagues clos de
palissades moussues, les mêmes corps de
fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées
hautes. Puis, en pleins champs, les terres plates
sétalèrent, immenses, pareilles à un océan de
mottes brunes, sans la mâture dun arbre, jusquà
la ligne violâtre de la forêt de Vandame.
Porte-moi, maman.
Elle les porta lun après lautre. Des flaques
trouaient la chaussée, elle se retroussait, avec la
peur darriver trop sale. Trois fois, elle faillit
tomber, tant ce sacré pavé était gras. Et, comme
ils débouchaient enfin devant le perron, deux
chiens énormes se jetèrent sur eux, en aboyant si
fort que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu
175
que le cocher prît un fouet.
Laissez vos sabots, entrez, répétait
Honorine.
Dans la salle à manger, la mère et les enfants
se tinrent immobiles, étourdis par la brusque
chaleur, très gênés des regards de ce vieux
monsieur et de cette vieille dame, qui
sallongeaient dans leurs fauteuils.
Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit
office.
Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs
aumônes. Cela rentrait dans leur idée dune belle
éducation. Il fallait être charitable, ils disaient
eux-mêmes que leur maison était la maison du
bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la
charité avec intelligence, travaillés de la
continuelle crainte dêtre trompés et dencourager
le vice. Ainsi, ils ne donnaient jamais dargent,
jamais pas dix sous, pas deux sous, car cétait un
fait connu, dès quun pauvre avait deux sous, il
les buvait. Leurs aumônes étaient donc toujours
en nature, surtout en vêtements chauds, distribués
pendant lhiver aux enfants indigents.
176
Oh ! les pauvres mignons ! sécria Cécile,
sont-ils pâlots dêtre allés au froid !... Honorine,
va donc chercher le paquet, dans larmoire.
Les bonnes, elles aussi, regardaient ces
misérables, avec lapitoiement et la pointe
dinquiétude de filles qui nétaient pas en peine
de leur dîner. Pendant que la femme de chambre
montait, la cuisinière soubliait, reposait le reste
de la brioche sur la table, pour demeurer là, les
mains ballantes.
Justement, continuait Cécile, jai encore
deux robes de laine et des fichus... Vous allez
voir, ils auront chaud, les pauvres mignons !
La Maheude, alors, retrouva sa langue,
bégayant :
Merci bien, Mademoiselle... Vous êtes tous
bien bons...
Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se
croyait sûre des cent sous, elle se préoccupait
seulement de la façon dont elle les demanderait,
si on ne les lui offrait pas. La femme de chambre
ne reparaissait plus, il y eut un moment de silence
177
embarrassé. Dans les jupes de leur mère, les
petits ouvraient de grands yeux et contemplaient
la brioche.
Vous navez que ces deux-là ? demanda
madame Grégoire, pour rompre le silence.
Oh ! madame, jen ai sept.
Monsieur Grégoire, qui sétait remis à lire son
journal, eut un sursaut indigné.
Sept enfants, mais pourquoi ? bon Dieu !
Cest imprudent, murmura la vieille dame.
La Maheude eut un geste vague dexcuse. Que
voulez-vous ? on ny songeait point, ça poussait
naturellement. Et puis, quand ça grandissait, ça
rapportait, ça faisait aller la maison. Ainsi, chez
eux, ils auraient vécu, sils navaient pas eu le
grand-père qui devenait tout raide, et si, dans le
tas, deux de ses garçons et sa fille aînée
seulement avaient lâge de descendre à la fosse.
Fallait quand même nourrir les petits qui ne
fichaient rien.
Alors, reprit madame Grégoire, vous
travaillez depuis longtemps aux mines ?
178
Un rire muet éclaira le visage blême de la
Maheude.
Ah ! oui, ah ! oui... Moi, je suis descendue
jusquà vingt ans. Le médecin a dit que jy
resterais, lorsque jai accouché la seconde fois,
parce que, paraît-il, ça me dérangeait des choses
dans les os. Dailleurs, cest à ce moment que je
me suis mariée, et javais assez de besogne à la
maison... Mais, du côté de mon mari, voyez-vous,
ils sont là-dedans depuis des éternités. Ça
remonte au grand-père du grand-père, enfin on ne
sait pas, tout au commencement, quand on a
donné le premier coup de pioche là-bas, à
Réquillart.
Rêveur, monsieur Grégoire regardait cette
femme et ces enfants pitoyables, avec leur chair
de cire, leurs cheveux décolorés, la
dégénérescence qui les rapetissait, rongés
danémie, dune laideur triste de meurt-de-faim.
Un nouveau silence sétait fait, on nentendait
plus que la houille brûler en lâchant un jet de gaz.
La salle moite avait cet air alourdi de bien-être,
dont sendorment les coins de bonheur bourgeois.
179
Que fait-elle donc ? sécria Cécile,
impatientée. Mélanie, monte lui dire que le
paquet est en bas de larmoire, à gauche.
Cependant, monsieur Grégoire acheva tout
haut les réflexions que lui inspirait la vue de ces
affamés.
On a du mal en ce monde, cest bien vrai ;
mais, ma brave femme, il faut dire aussi que les
ouvriers ne sont guère sages... Ainsi, au lieu de
mettre des sous de côté comme nos paysans, les
mineurs boivent, font des dettes, finissent par
navoir plus de quoi nourrir leur famine.
Monsieur a raison, répondit posément la
Maheude. On nest pas toujours dans la bonne
route. Cest ce que je répète aux vauriens, quand
ils se plaignent... Moi, je suis bien tombée, mon
mari ne boit pas. Tout de même, les dimanches
de noce, il en prend des fois de trop ; mais ça ne
va jamais plus loin. La chose est dautant plus
gentille de sa part, quavant notre mariage, il
buvait en vrai cochon, sauf votre respect... Et
voyez, pourtant, ça ne nous avance pas à grandchose,
quil soit raisonnable. Il y a des jours,
180
comme aujourdhui, où vous retourneriez bien
tous les tiroirs de la maison, sans en faire tomber
un liard.
Elle voulait leur donner lidée de la pièce de
cent sous, elle continua de sa voix molle,
expliquant la dette fatale, timide dabord, bientôt
élargie et dévorante. On payait régulièrement
pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se
mettait en retard, et cétait fini, ça ne se rattrapait
jamais plus. Le trou se creusait, les hommes se
dégoûtaient du travail, qui ne leur permettait
seulement pas de sacquitter. Va te faire fiche !
on était dans le pétrin jusquà la mort. Du reste, il
fallait tout comprendre : un charbonnier avait
besoin dune chope pour balayer les poussières.
Ça commençait par là, puis il ne sortait plus du
cabaret, quand arrivaient les embêtements. Peutêtre
bien, sans se plaindre de personne, que les
ouvriers tout de même ne gagnaient point assez.
Je croyais, dit madame Grégoire, que la
Compagnie vous donnait le loyer et le chauffage.
La Maheude eut un coup doeil oblique sur la
houille flambante de la cheminée.
181
Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop
fameux, mais qui brûle pourtant... Quant au loyer,
il nest que de six francs par mois : ça na lair de
rien, et souvent cest joliment dur à payer...
Ainsi, aujourdhui, moi, on me couperait en
morceaux, quon ne me tirerait pas deux sous. Où
il ny a rien, il ny a rien.
Le monsieur et la dame se taisaient,
douillettement allongés, peu à peu ennuyés et pris
de malaise, devant létalage de cette misère. Elle
craignit de les avoir blessés, elle ajouta de son air
juste et calme de femme pratique :
Oh ! ce nest pas pour me plaindre. Les
choses sont ainsi, il faut les accepter ; dautant
plus que nous aurions beau nous débattre, nous
ne changerions sans doute rien... Le mieux
encore, nest-ce pas ? Monsieur et Madame, cest
de tâcher de faire honnêtement ses affaires, dans
lendroit où le bon Dieu vous a mis.
Monsieur Grégoire lapprouva beaucoup.
Avec de tels sentiments, ma brave femme,
on est au-dessus de linfortune.
182
Honorine et Mélanie apportaient enfin le
paquet. Ce fut Cécile qui le déballa et qui sortit
les deux robes. Elle y joignit des fichus, même
des bas et des mitaines. Tout cela irait à
merveille, elle se hâtait, faisait envelopper par les
bonnes les vêtements choisis ; car sa maîtresse de
piano venait darriver, et elle poussait la mère et
les enfants vers la porte.
Nous sommes bien à court, bégaya la
Maheude, si nous avions une pièce de cent sous
seulement...
La phrase sétrangla, car les Maheu étaient
fiers et ne mendiaient point. Cécile, inquiète,
regarda son père ; mais celui-ci refusa nettement,
dun air de devoir.
Non, ce nest pas dans nos habitudes. Nous
ne pouvons pas.
Alors, la jeune fille, émue de la figure
bouleversée de la mère, voulut combler les
enfants. Ils regardaient toujours fixement la
brioche, elle en coupa deux parts, quelle leur
distribua.
183
Tenez ! cest pour vous.
Puis elle les reprit, demanda un vieux journal.
Attendez, vous partagerez avec vos frères et
vos soeurs.
Et, sous les regards attendris de ses parents,
elle acheva de les pousser dehors. Les pauvres
mioches, qui navaient pas de pain, sen allèrent,
en tenant cette brioche respectueusement, dans
leurs menottes gourdes de froid.
La Maheude tirait ses enfants sur le pavé, ne
voyait plus ni les champs déserts, ni la boue
noire, ni le grand ciel livide qui tournait.
Lorsquelle retraversa Montsou, elle entra
résolument chez Maigrat et le supplia si fort,
quelle finit par emporter deux pains, du café, du
beurre, et même sa pièce de cent sous, car
lhomme prêtait aussi à la petite semaine. Ce
nétait pas delle quil voulait, cétait de
Catherine : elle le comprit, quand il lui
recommanda denvoyer sa fille chercher les
provisions. On verrait ça. Catherine le giflerait,
sil lui soufflait de trop près sous le nez.
184
III
Onze heures sonnaient à la petite église du
coron des Deux-Cent-Quarante, une chapelle de
briques, où labbé Joire venait dire la messe, le
dimanche. À côté, dans lécole, également en
briques, on entendait les voix ânonnantes des
enfants, malgré les fenêtres fermées au froid du
dehors. Les larges voies, divisées en petits jardins
adossés, restaient désertes, entre les quatre grands
corps de maisons uniformes ; et ces jardins,
ravagés par lhiver, étalaient la tristesse de leur
terre marneuse, que bossuaient et salissaient les
derniers légumes. On faisait la soupe, les
cheminées fumaient, une femme apparaissait, de
loin en loin le long des façades, ouvrait une porte,
disparaissait. Dun bout à lautre, sur le trottoir
pavé, les tuyaux de descente ségouttaient dans
des tonneaux, bien quil ne plût pas, tant le ciel
gris était chargé dhumidité. Et ce village, bâti
dun coup au milieu du vaste plateau, bordé de
185
ses routes noires comme dun liséré de deuil,
navait dautre gaieté que les bandes régulières de
ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les
averses.
Quand la Maheude rentra, elle fit un détour
pour aller acheter des pommes de terre, chez la
femme dun surveillant, qui en avait encore de sa
récolte. Derrière un rideau de peupliers
malingres, les seuls arbres de ces terrains plats, se
trouvait un groupe de constructions isolées, des
maisons quatre par quatre, entourées de leurs
jardins. Comme la Compagnie réservait aux
porions ce nouvel essai, les ouvriers avaient
surnommé ce coin du hameau le coron des Basde-
Soie ; de même quils appelaient leur propre
coron Paie-tes-Dettes, par une ironie bonne
enfant de leur misère.
Ouf ! nous y voilà, dit la Maheude chargée
de paquets, en poussant chez eux Lénore et
Henri, boueux, les jambes mortes.
Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les
bras dAlzire. Celle-ci, nayant plus de sucre, ne
sachant comment la faire taire, sétait décidée à
186
feindre de lui donner le sein. Ce simulacre,
souvent, réussissait. Mais, cette fois, elle avait
beau écarter sa robe, lui coller la bouche sur sa
poitrine maigre dinfirme de huit ans, lenfant
senrageait de mordre la peau et de nen rien tirer.
Passe-la-moi, cria la mère, dès quelle se
trouva débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire
un mot.
Lorsquelle eut sorti de son corsage un sein
lourd comme une outre, et que la braillarde se fut
pendue au goulot, brusquement muette, on put
enfin causer. Du reste, tout allait bien, la petite
ménagère avait entretenu le feu, balayé, rangé la
salle. Et, dans le silence, on entendait en haut
ronfler le grand-père, du même ronflement
rythmé, qui ne sétait pas arrêté un instant.
En voilà des choses ! murmura Alzire, en
souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je
ferai la soupe.
La table était encombrée : un paquet de
vêtements, deux pains, des pommes de terre, du
beurre, du café, de la chicorée et une demi-livre
de fromage de cochon.
187
Oh ! la soupe ! dit la Maheude dun air de
fatigue, il faudrait aller cueillir de loseille et
arracher des poireaux... Non, jen ferai ensuite
pour les hommes... Mets bouillir des pommes de
terre, nous les mangerons avec un peu de beurre...
Et du café, hein ? noublie pas le café !
Mais, tout dun coup, lidée de la brioche lui
revint. Elle regarda les mains vides de Lénore et
dHenri, qui se battaient par terre, déjà reposés et
gaillards. Est-ce que ces gourmands navaient
pas, en chemin, mangé sournoisement la
brioche ! Elle les gifla, pendant quAlzire, qui
mettait la marmite au feu, tâchait de lapaiser.
Laisse-les, maman. Si cest pour moi, tu sais
que ça mest égal, la brioche. Ils avaient faim,
dêtre allés si loin à pied.
Midi sonnèrent, on entendit les galoches des
gamins qui sortaient de lécole. Les pommes de
terre étaient cuites, le café, épaissi dune bonne
moitié de chicorée, passait dans le filtre, avec un
bruit chantant de grosses gouttes. Un coin de la
table fut débarrassé ; mais la mère seule y
mangea, les trois enfants se contentèrent de leurs
188
genoux ; et, tout le temps, le petit garçon, qui
était dune voracité muette, se tourna sans rien
dire vers le fromage de cochon, dont le papier
gras le surexcitait.
La Maheude buvait son café à petits coups, les
deux mains autour du verre pour les réchauffer,
lorsque le père Bonnemort descendit. Dhabitude,
il se levait plus tard, son déjeuner lattendait sur
le feu. Mais, ce jour-là, il se mit à grogner, parce
quil ny avait point de soupe. Puis, quand sa bru
lui eut dit quon ne faisait pas toujours comme on
voulait, il mangea ses pommes de terre en
silence. De temps à autre, il se levait, allait
cracher dans les cendres, par propreté ; et, tassé
ensuite sur sa chaise, il roulait la nourriture au
fond de sa bouche, la tête basse, les yeux éteints.
Ah ! jai oublié, maman, dit Alzire, la
voisine est venue...
Sa mère linterrompit.
Elle membête !
Cétait une sourde rancune contre la Levaque,
qui avait pleuré misère, la veille, pour ne rien lui
189
prêter ; et elle la savait justement à son aise, en ce
moment-là, le logeur Bouteloup ayant avancé sa
quinzaine. Dans le coron, on ne se prêtait guère
de ménage à ménage.
Tiens ! tu me fais songer, reprit la Maheude,
enveloppe donc un moulin de café... Je le
reporterai à la Pierronne, à qui je le dois davanthier.
Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle
ajouta quelle rentrerait tout de suite mettre la
soupe des hommes sur le feu. Puis, elle sortit
avec Estelle dans les bras, laissant le vieux
Bonnemort broyer lentement ses pommes de
terre, tandis que Lénore et Henri se battaient pour
manger les pelures tombées.
La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa
tout droit, à travers les jardins, de peur de la
Levaque ne lappelât. Justement, son jardin
sadossait à celui des Pierron ; et il y avait, dans
le treillage délabré qui les séparait, un trou par
lequel on voisinait. Le puits commun était là,
desservant quatre ménages. À côté, derrière un
bouquet de lilas chétifs, se trouvait le carin, une
190
remise basse, pleine de vieux outils, et où lon
élevait, un à un, les lapins quon mangeait les
jours de fête. Une heure sonna, cétait lheure du
café, pas une âme ne se montrait aux portes ni
aux fenêtres. Seul, un ouvrier de la coupe à terre,
en attendant la descente, bêchait son coin de
légumes, sans lever la tête. Mais, comme la
Maheude arrivait en face, à lautre corps de
bâtiment, elle fut surprise de voir paraître, devant
léglise, un monsieur et deux dames. Elle sarrêta
une seconde, elle les reconnut : cétait madame
Hennebeau, qui faisait visiter le coron à ses
invités, le monsieur décoré et la dame en manteau
de fourrure.
Oh ! pourquoi as-tu pris cette peine ? sécria
la Pierronne, lorsque la Maheude lui eut rendu
son café. Ça ne pressait pas.
Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la
jolie femme du coron, brune, le front bas, les
yeux grands, la bouche étroite ; et coquette avec
ça, dune propreté de chatte, la gorge restée belle,
car elle navait pas eu denfant. Sa mère, la Brûlé,
veuve dun haveur mort à la mine, après avoir
191
envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en
jurant quelle népouserait jamais un charbonnier,
ne décolérait plus, depuis que celle-ci sétait
mariée sur le tard avec Pierron, un veuf encore,
qui avait une gamine de huit ans. Cependant, le
ménage vivait très heureux, au milieu des
bavardages, des histoires qui couraient sur les
complaisances du mari et sur les amants de la
femme : pas une dette, deux fois de la viande par
semaine, une maison si nettement tenue, quon se
serait miré dans les casseroles. Pour surcroît de
chance, grâce à des protections, la Compagnie
lavait autorisée à vendre des bonbons et des
biscuits, dont elle étalait les bocaux sur deux
planches, derrière les vitres de la fenêtre.
Cétaient six ou sept sous de gain par jour,
quelquefois douze le dimanche. Et, dans ce
bonheur, il ny avait que la mère Brûlé qui hurlât
avec son encagement de vieille révolutionnaire,
ayant à venger la mort de son homme contre les
patrons, et que la petite Lydie qui empochât en
gifles trop fréquentes les vivacités de la famille.
Comme elle est grosse déjà ! reprit la
Pierronne, en faisant des risettes à Estelle.
192
Ah ! le mal que ça donne, ne men parle
pas ! dit la Maheude. Tu es heureuse de nen pas
avoir. Au moins, tu peux tenir propre.
Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et
quelle lavât chaque samedi, elle jetait un coup
doeil de ménagère jalouse sur cette salle si claire,
où il y avait même de la coquetterie, des vases
dorés sur le buffet, une glace, trois gravures
encadrées.
Cependant, la Pierronne était en train de boire
seule son café, tout son monde se trouvant à la
fosse.
Tu vas en prendre un verre avec moi, ditelle.
Non, merci, je sors davaler le mien.
Quest-ce que ça fait ?
En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux
burent lentement. Entre les bocaux de biscuits et
de bonbons, leurs regards sétaient arrêtés sur les
maisons den face, qui alignaient, aux fenêtres,
leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins de
blancheur disait les vertus des ménagères. Ceux
193
des Levaque étaient très sales, de véritables
torchons, qui semblaient avoir essuyé le cul des
marmites.
Sil est possible de vivre dans une pareille
ordure ! murmura la Pierronne.
Alors, la Maheude partit et ne sarrêta plus.
Ah ! si elle avait eu un logeur comme ce
Bouteloup, cétait elle qui aurait voulu faire
marcher son ménage ! Quand on savait sy
prendre, un logeur devenait une excellente
affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec.
Et puis, le mari buvait, battait sa femme, courait
les chanteuses des cafés-concerts de Montsou.
La Pierronne prit un air profondément
dégoûté. Ces chanteuses, ça donnait toutes les
maladies. Il y en avait une, à Joiselle, qui avait
empoisonné une fosse.
Ce qui métonne, cest que tu aies laissé
aller ton fils avec leur fille.
Ah ! oui, empêche donc ça !... Leur jardin
est contre le nôtre. Lété, Zacharie était toujours
avec Philomène derrière les lilas, et ils ne se
194
gênaient guère sur le carin, on ne pouvait tirer de
leau au puits sans les surprendre.
Cétait la commune histoire des promiscuités
du coron, les garçons et les filles pourrissant
ensemble, se jetant à cul, comme ils disaient, sur
la toiture basse et en pente du carin, dès la nuit
tombée. Toutes les herscheuses faisaient là leur
premier enfant, quand elles ne prenaient pas la
peine daller le faire à Réquillart ou dans les blés.
Ça ne tirait pas à conséquence, on se mariait
ensuite, les mères seules se fâchaient, lorsque les
garçons commençaient trop tôt, car un garçon qui
se mariait ne rapportait plus à la famille.
À ta place, jaimerais mieux en finir, reprit
la Pierronne sagement. Ton Zacharie la déjà
emplie deux fois, et ils iront plus loin se coller...
De toute façon, largent est fichu.
La Maheude, furieuse, étendit les mains.
Écoute ça : je les maudis, sils se collent...
Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect ?
Il nous a coûté, nest-ce pas ? eh bien ! il faut
quil nous rende, avant de sembarrasser dune
femme... Quest-ce que nous deviendrions, dis ?
195
si nos enfants travaillaient tout de suite pour les
autres ? Autant crever alors !
Cependant, elle se calma.
Je parle en général, on verra plus tard... Il est
joliment fort, ton café : tu mets ce quil faut.
Et, après un quart dheure dautres histoires,
elle se sauva, criant que la soupe de ses hommes
nétait pas faite. Dehors, les enfants retournaient
à lécole, quelques femmes se montraient sur les
portes, regardaient madame Hennebeau, qui
longeait une des façades, en expliquant du doigt
le coron à ses invités. Cette visite commençait à
remuer le village. Lhomme de la coupe à terre
sarrêta un moment de bâcher, deux poules
inquiètes seffarouchèrent dans les jardins.
Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la
Levaque, qui était sortie pour sauter au passage
sur le docteur Vanderhaghen, un médecin de la
Compagnie, petit homme pressé, écrasé de
besogne, qui donnait ses consultations en courant.
Monsieur, disait-elle, je ne sors plus, jai mal
partout... Faudrait en causer cependant.
196
Il les tutoyait toutes, il répondit sans sarrêter :
Fiche-moi la paix ! tu bois trop de café.
Et mon mari, monsieur, dit à son tour la
Maheude, vous deviez venir le voir... Il a toujours
ses douleurs aux jambes.
Cest toi qui lesquintes, fiche-moi la paix !
Les deux femmes restèrent plantées, regardant
fuir le dos du docteur.
Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut
échangé avec sa voisine un haussement dépaules
désespéré. Tu sais quil y a du nouveau... Et tu
prendras bien un peu de café. Il est tout frais.
La Maheude, qui se débattait, fut sans force.
Allons ! une goutte tout de même, pour ne pas la
désobliger. Et elle entra.
La salle était dune saleté noire, le carreau et
les murs tachés de graisse, le buffet et la table
poissés de crasse ; et une puanteur de ménage
mal tenu prenait à la gorge. Près du feu, les deux
coudes sur la table, le nez enfoncé dans son
assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses trentecinq
ans, achevait un restant de bouilli, avec sa
197
carrure épaisse de gros garçon placide ; tandis
que, debout contre lui, le petit Achille, le
premier-né de Philomène, qui entrait dans ses
trois ans déjà, le regardait de lair suppliant et
muet dune bête gourmande. Le logeur, très
tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait
de temps à autre un morceau de sa viande au fond
de la bouche.
Attends que je le sucre, disait la Levaque, en
mettant la cassonade davance dans la cafetière.
Elle, plus vieille que lui de six ans, était
affreuse, usée, la gorge sur le ventre et le ventre
sur les cuisses, avec un mufle aplati aux poils
grisâtres, toujours dépeignée. Il lavait prise
naturellement, sans léplucher davantage que sa
soupe, où il trouvait des cheveux, et que son lit,
dont les draps servaient trois mois. Elle entrait
dans la pension, le mari aimait à répéter que les
bons comptes font les bons amis.
Alors, cétait pour te dire, continua-t-elle,
quon a vu hier soir la Pierronne rôder du côté
des Bas-de-Soie. Le monsieur que tu sais
lattendait derrière Rasseneur, et ils ont filé
198
ensemble le long du canal... Hein ? cest du
propre, une femme mariée !
Dame ! dit la Maheude, Pierron avant de
lépouser donnait des lapins au porion,
maintenant ça lui coûte moins cher de prêter sa
femme.
Bouteloup éclata dun rire énorme et jeta une
mie de pain saucée dans la bouche dAchille. Les
deux femmes achevaient de se soulager sur le
compte de la Pierronne, une coquette pas plus
belle quune autre, mais toujours occupée à se
visiter les trous de la peau, à se laver, à se mettre
de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, sil
aimait ce pain-là. Il y avait des hommes si
ambitieux quils auraient torché les chefs, pour
les entendre seulement dire merci. Et elles ne
furent interrompues que par larrivée dune
voisine qui rapportait une mioche de neuf mois,
Désirée, la dernière de Philomène : celle-ci,
déjeunant au criblage, sentendait pour quon lui
amenât là-bas sa petite, et elle la faisait téter,
assise un instant dans le charbon.
La mienne, je ne peux pas la quitter une
199
minute, elle gueule tout de suite, dit la Maheude
en regardant Estelle, qui sétait endormie sur ses
bras.
Mais elle ne réussit point à éviter la mise en
demeure quelle lisait depuis un moment dans les
yeux de la Levaque,
Dis donc, il faudrait pourtant songer à en
finir.
Dabord, les deux mères, sans avoir besoin
den causer, étaient tombées daccord pour ne pas
conclure le mariage. Si la mère de Zacharie
voulait toucher le plus longtemps possible les
quinzaines de son fils, la mère de Philomène
semportait à lidée dabandonner celles de sa
fille. Rien ne pressait, la seconde avait même
préféré garder le petit, tant quil y avait eu un
seul enfant ; mais, depuis que celui-ci,
grandissant, mangeait du pain, et quun autre était
venu, elle se trouvait en perte, elle poussait
furieusement au mariage, en femme qui nentend
pas y mettre du sien.
Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus
rien narrête... Voyons, à quand ?
200
Remettons ça aux beaux jours, répondit la
Maheude gênée. Cest ennuyeux, ces affaires !
Comme sils nauraient pas pu attendre dêtre
mariés, pour aller ensemble !... Parole dhonneur,
tiens ! jétranglerais Catherine, si japprenais
quelle ait fait la bêtise.
La Levaque haussa les épaules.
Laisse donc, elle y passera comme les
autres !
Bouteloup, avec la tranquillité dun homme
qui est chez lui, fouilla le buffet, cherchant le
pain. Des légumes pour la soupe de Levaque, des
pommes de terre et des poireaux, traînaient sur un
coin de la table, à moitié pelurés, repris et
abandonnés dix fois, au milieu des continuels
commérages. La femme venait cependant de sy
remettre, lorsquelle les lâcha de nouveau, pour
se planter devant la fenêtre.
Quest-ce que cest que ça ?... Tiens ! cest
madame Hennebeau avec des gens. Les voilà qui
entrent chez la Pierronne.
Du coup, toutes deux retombèrent sur la
201
Pierronne. Oh ! ça ne manquait jamais, dès que la
Compagnie faisait visiter le coron à des gens, on
les conduisait droit chez celle-là, parce que cétait
propre. Sans doute quon ne leur racontait pas les
histoires avec le maître-porion. On peut bien être
propre, quand on a des amoureux qui gagnent
trois mille francs, logés, chauffés, sans compter
les cadeaux. Si cétait propre dessus, ce nétait
guère propre dessous. Et, tout le temps que les
visiteurs restèrent en face, elles en dégoisèrent.
Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque.
Ils font le tour... Regarde donc, ma chère, je crois
quils vont chez toi.
La Maheude fut prise de peur. Qui sait si
Alzire avait donné un coup déponge à la table ?
Et sa soupe, à elle aussi, qui nétait pas prête !
Elle balbutia un « au revoir », elle se sauva,
filant, rentrant, sans un coup doeil de côté.
Mais tout reluisait. Alzire, très sérieuse, un
torchon devant elle, sétait mise à faire la soupe,
en voyant que sa mère ne revenait pas. Elle avait
arraché les derniers poireaux du jardin, cueilli de
loseille, et elle nettoyait précisément les
202
légumes, pendant que, sur le feu, dans un grand
chaudron, chauffait leau pour le bain des
hommes, quand ils allaient rentrer. Henry et
Lénore étaient sages par hasard, très occupés à
déchirer un vieil almanach. Le père Bonnemort
fumait silencieusement sa pipe.
Comme la Maheude soufflait, madame
Hennebeau frappa.
Vous permettez, nest-ce pas ? ma brave
femme.
Grande, blonde, un peu alourdie dans la
maturité superbe de la quarantaine, elle souriait
avec un effort daffabilité, sans laisser trop
paraître la crainte de tacher sa toilette de soie
bronze, drapée dune mante de velours noir.
Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités.
Nous ne gênons personne... Hein ? est-ce propre
encore ? et cette brave femme a sept enfants !
Tous nos ménages sont comme ça... Je vous
expliquais que la Compagnie leur loue la maison
six francs par mois. Une grande salle au rez-dechaussée,
deux chambres en haut, une cave et un
jardin.
203
Le monsieur décoré et la dame en manteau de
fourrure, débarqués le matin du train de Paris,
ouvraient des yeux vagues, avaient sur la face
lahurissement de ces choses brusques, qui les
dépaysaient.
Et un jardin, répéta la dame. Mais on y
vivrait, cest charmant !
Nous leur donnons du charbon plus quils
nen brûlent, continuait madame Hennebeau. Un
médecin les visite deux fois par semaine ; et,
quand ils sont vieux, ils reçoivent des pensions,
bien quon ne fasse aucune retenue sur les
salaires.
Une Thébaïde ! un vrai pays de Cocagne !
murmura le monsieur, ravi.
La Maheude sétait précipitée pour offrir des
chaises. Ces dames refusèrent. Déjà madame
Hennebeau se lassait, heureuse un instant de se
distraire à ce rôle de montreur de bêtes, dans
lennui de son exil, mais tout de suite répugnée
par lodeur fade de misère, malgré la propreté
choisie des maisons où elle se risquait. Du reste,
elle ne répétait que des bouts de phrase entendus,
204
sans jamais sinquiéter davantage de ce peuple
douvriers besognant et souffrant près delle.
Les beaux enfants ! murmura la dame, qui
les trouvait affreux, avec leurs têtes trop grosses,
embroussaillées de cheveux couleur de paille.
Et la Maheude dut dire leur âge, on lui adressa
aussi des questions sur Estelle, par politesse.
Respectueusement, le père Bonnemort avait retiré
sa pipe de la bouche ; mais il nen restait pas
moins un sujet dinquiétude, si ravagé par ses
quarante années de fond, les jambes raides, la
carcasse démolie, la face terreuse ; et, comme un
violent accès de toux le prenait, il préféra sortir
pour cracher dehors, dans lidée que son crachat
noir allait gêner le monde.
Alzire eut tout le succès. Quelle jolie petite
ménagère, avec son torchon ! On complimenta la
mère davoir une petite fille déjà si entendue pour
son âge. Et personne ne parlait de la bosse, des
regards dune compassion pleine de malaise
revenaient toujours vers le pauvre être infirme.
Maintenant, conclut madame Hennebeau, si
lon vous interroge sur nos corons, à Paris, vous
205
pourrez répondre... Jamais plus de bruit que ça,
moeurs patriarcales, tous heureux et bien portants
comme vous voyez, un endroit où vous devriez
venir vous refaire un peu, à cause du bon air et de
la tranquillité.
Cest merveilleux, merveilleux ! cria le
monsieur, dans un élan final denthousiasme.
Ils sortirent de lair enchanté dont on sort
dune baraque de phénomènes, et la Maheude,
qui les accompagnait, demeura sur le seuil,
pendant quils repartaient doucement, en causant
très haut. Les rues sétaient peuplées, ils devaient
traverser des groupes de femmes, attirées par le
bruit de leur visite, quelles colportaient de
maison en maison.
Justement, devant sa porte, la Levaque avait
arrêté la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes
deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien !
quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les
Maheu ? Ce nétait pourtant pas si drôle.
Toujours sans le sou, avec ce quils
gagnent ! Dame ! quand on a des vices !
206
Je viens dapprendre quelle est allée ce
matin mendier chez les bourgeois de la Piolaine,
et Maigrat, qui leur avait refusé du pain, lui en a
donné... On sait comment il se paie, Maigrat.
Sur elle, oh ! non ! faudrait du courage...
Cest sur Catherine quil en prend.
Ah ! écoute donc, est-ce quelle na pas eu le
toupet tout à lheure de me dire quelle
étranglerait Catherine, si elle y passait !...
Comme si le grand Chaval, il y a beau temps, ne
lavait pas mise à cul sur le carin !
Chut !... Voici le monde.
Alors, la Levaque et la Pierronne, lair
paisible, sans curiosité impolie, sétaient
contentées de guetter sortir les visiteurs, du coin
de loeil. Puis, elles avaient appelé vivement dun
signe la Maheude, qui promenait encore Estelle
sur ses bras. Et toutes trois, immobiles,
regardaient séloigner les dos bien vêtus de
madame Hennebeau et de ses invités. Lorsque
ceux-ci furent à une trentaine de pas, les
commérages reprirent, avec un redoublement de
violence.
207
Elles en ont pour de largent sur la peau, ça
vaut plus cher quelles, peut-être !
Ah ! sûr !... Je ne connais pas lautre, mais
celle dici, je nen donnerais pas quatre sous, si
grosse quelle soit. On raconte des histoires...
Hein ? quelles histoires ?
Elle aurait des hommes donc !... Dabord,
lingénieur...
Ce petiot maigre !... Oh ! il est trop menu,
elle le perdrait dans les draps.
Quest-ce que ça fiche, si ça lamuse ?...
Moi, je nai pas confiance, quand je vois une
dame qui prend des mines dégoûtées et qui na
jamais lair de se plaire où elle est... Regarde
donc comme elle tourne son derrière, avec lair
de nous mépriser toutes. Est-ce que cest propre ?
Les promeneurs sen allaient du même pas
ralenti, causant toujours, lorsquune calèche vint
sarrêter sur la route, devant léglise. Un
monsieur denviron quarante-huit ans en
descendit, serré dans une redingote noire, très
brun de peau, le visage autoritaire et correct.
208
Le mari ! murmura la Levaque, baissant la
voix comme sil avait pu lentendre, saisie de la
crainte hiérarchique que le directeur inspirait à
ses dix mille ouvriers. Cest pourtant vrai quil a
une tête de cocu, cet homme !
Maintenant, le coron entier était dehors. La
curiosité des femmes montait, les groupes se
rapprochaient, se fondaient en une foule ; tandis
que des bandes de marmaille mal mouchée
traînaient sur les trottoirs, bouche béante. On vit
un instant la tête pâle de linstituteur qui se
haussait, lui aussi, derrière la haie de lécole. Au
milieu des jardins, lhomme en train de bêcher
restait le pied sur sa bêche, les yeux arrondis. Et
le murmure des commérages senflait peu à peu
avec un bruit de crécelles, pareil à un coup de
vent dans des feuilles sèches.
Cétait surtout devant la porte de la Levaque
que le rassemblement avait grossi. Deux femmes
sétaient avancées, puis dix, puis vingt.
Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent
quil y avait trop doreilles. La Maheude, une des
plus raisonnables, se contentait aussi de regarder ;
209
et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle
avait tranquillement sorti au grand jour sa
mamelle de bonne bête nourricière, qui pendait,
roulante, comme allongée par la source continue
de son lait. Quand monsieur Hennebeau eut fait
asseoir les dames au fond de la voiture, qui fila
du côté de Marchiennes, il y eut une explosion
dernière de voix bavardes, toutes les femmes
gesticulaient, se parlaient dans le visage, au
milieu dun tumulte de fourmilière en révolution.
Mais trois heures sonnèrent. Les ouvriers de la
coupe à terre étaient partis, Bouteloup et les
autres. Brusquement, au détour de léglise,
parurent les premiers charbonniers qui revenaient
de la fosse, le visage noir, les vêtements trempés,
croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se
produisit une débandade parmi les femmes,
toutes couraient, toutes rentraient chez elles, dans
un effarement de ménagères que trop de café et
trop de cancans avaient mises en faute. Et lon
nentendait plus que ce cri inquiet, gros de
querelles :
210
Ah ! mon Dieu ! et ma soupe ! et ma soupe
qui nest pas prête !
211
IV
Lorsque Maheu rentra, après avoir laissé
Étienne chez Rasseneur, il trouva Catherine,
Zacharie et Jeanlin attablés, qui achevaient leur
soupe. Au retour de la fosse, on avait si faim,
quon mangeait dans ses vêtements humides,
avant même de se débarbouiller ; et personne ne
sattendait, la table restait mise du matin au soir,
toujours il y en avait un là, avalant sa portion, au
hasard des exigences du travail.
Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. Il
ne dit rien, mais son visage inquiet séclaira.
Toute la matinée, le vide du buffet, la maison
sans café et sans beurre, lavait tracassé, lui était
revenue en élancements douloureux, pendant
quil tapait à la veine, suffoqué au fond de la
taille. Comment la femme aurait-elle fait ? et
quallait-on devenir, si elle était rentrée les mains
vides ? Puis, voilà quil y avait de tout. Elle lui
212
conterait ça plus tard. Il riait daise.
Déjà Catherine et Jeanlin sétaient levés,
prenant leur café debout ; tandis que Zacharie,
mal rempli par sa soupe, se coupait une large
tartine de pain, quil couvrait de beurre. Il voyait
bien le fromage de cochon sur une assiette ; mais
il ny touchait pas, la viande était pour le père,
quand il ny en avait que pour un. Tous venaient
de faire descendre leur soupe dune grande
lampée deau fraîche, la bonne boisson claire des
fins de quinzaine.
Je nai pas de bière, dit la Maheude, lorsque
le père se fut attablé à son tour. Jai voulu garder
un peu dargent... Mais, si tu en désires, la petite
peut courir en prendre une pinte.
Il la regardait, épanoui. Comment ? elle avait
aussi de largent !
Non, non, dit-il. Jai bu une chope, ça va
bien.
Et Maheu se mit à engloutir, par lentes
cuillerées, la pâtée de pain, de pommes de terre,
de poireaux et doseille, enfaîtée dans la jatte qui
213
lui servait dassiette. La Maheude, sans lâcher
Estelle, aidait Alzire à ce quil ne manquât de
rien, poussait près de lui le beurre et la
charcuterie, remettait au feu son café pour quil
fût bien chaud.
Cependant, à côté du feu, le lavage
commençait, dans une moitié de tonneau,
transformée en baquet. Catherine, qui passait la
première, lavait empli deau tiède ; et elle se
déshabillait tranquillement, ôtait son béguin, sa
veste, sa culotte, jusquà sa chemise, habituée à
cela depuis lâge de huit ans, ayant grandi sans y
voir du mal. Elle se tourna seulement, le ventre
au feu, puis se frotta vigoureusement avec du
savon noir. Personne ne la regardait, Lénore et
Henri eux-mêmes navaient plus la curiosité de
voir comment elle était faite. Quand elle fut
propre, elle monta toute nue lescalier, laissant sa
chemise mouillée et ses autres vêtements, en tas,
sur le carreau. Mais une querelle éclatait entre les
deux frères : Jeanlin sétait hâté de sauter dans le
baquet, sous le prétexte que Zacharie mangeait
encore ; et celui-ci le bousculait, réclamait son
tour, criait que sil était assez gentil pour
214
permettre à Catherine de se tremper dabord, il ne
voulait pas avoir la rinçure des galopins, dautant
plus que, lorsque celui-ci avait passé dans leau,
on pouvait en remplir les encriers de lécole. Ils
finirent par se laver ensemble, tournés également
vers le feu, et ils sentraidèrent même, ils se
frottèrent le dos. Puis, comme leur soeur, ils
disparurent dans lescalier, tout nus.
En font-ils un gâchis ! murmurait la
Maheude, en prenant par terre les vêtements pour
les mettre sécher. Alzire, éponge un peu, hein !
Mais un tapage, de lautre côté du mur, lui
coupa la parole. Cétaient des jurons dhomme,
des pleurs de femme, tout un piétinement de
bataille, avec des coups sourds qui sonnaient
comme des heurts de courge vide.
La Levaque reçoit sa danse, constata
paisiblement Maheu, en train de racler le fond de
sa jatte avec la cuiller. Cest drôle, Bouteloup
prétendait que la soupe était prête.
Ah ! oui, prête ! dit la Maheude, jai vu les
légumes sur la table, pas même épluchés.
215
Les cris redoublaient, il y eut une poussée
terrible qui ébranla le mur, puis un grand silence
tomba. Alors, le mineur, en avalant une dernière
cuillerée, conclut dun air de calme justice :
Si la soupe nest pas prête, ça se comprend.
Et, après avoir bu un plein verre deau, il
attaqua le fromage de cochon. Il en coupait des
morceaux carrés, quil piquait de la pointe de son
couteau et quil mangeait sur son pain, sans
fourchette. On ne parlait pas, quand le père
mangeait. Lui-même avait la faim silencieuse, il
ne reconnaissait point la charcuterie habituelle de
Maigrat, ça devait venir dailleurs ; pourtant, il
nadressait aucune question à sa femme. Il
demanda seulement si le vieux dormait toujours,
là-haut. Non, le grand-père était déjà sorti, pour
son tour de promenade accoutumé. Et le silence
recommença.
Mais lodeur de la viande avait fait lever les
têtes de Lénore et dHenri, qui samusaient par
terre à dessiner des ruisseaux avec leau
répandue. Tous deux vinrent se planter près du
père, le petit en avant. Leurs yeux suivaient
216
chaque morceau, le regardaient pleins despoir
partir de lassiette, et le voyaient dun air
consterné sengouffrer dans la bouche. À la
longue, le père remarqua le désir gourmand qui
les pâlissait et leur mouillait les lèvres.
Est-ce que les enfants en ont eu ? demandat-
il.
Et, comme sa femme hésitait :
Tu sais, je naime pas ces injustices. Ça
môte lappétit, quand ils sont là, autour de moi, à
mendier un morceau.
Mais oui, ils en ont eu ! sécria-t-elle, en
colère. Ah bien ! si tu les écoutes, tu peux leur
donner ta part et celle des autres, ils sempliront
jusquà crever... Nest-ce pas, Alzire, que nous
avons tous mangé du fromage ?
Bien sûr, maman, répondit la petite bossue,
qui, dans ces circonstances-là, mentait avec un
aplomb de grande personne.
Lénore et Henri restaient immobiles de
saisissement, révoltés dune pareille menterie,
eux quon fouettait, sils ne disaient pas la vérité.
217
Leurs petits coeurs se gonflaient, et ils avaient une
grosse envie de protester, de dire quils nétaient
pas là, eux, lorsque les autres en avaient mangé.
Allez-vous-en donc ! répétait la mère, en les
chassant à lautre bout de la salle. Vous devriez
rougir dêtre toujours dans lassiette de votre
père. Et, sil était le seul à en avoir, est-ce quil
ne travaille pas, lui ? tandis que vous autres, tas
de vauriens, vous ne savez encore que dépenser.
Ah ! oui, et plus que vous nêtes gros !
Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse
gauche, Henri sur sa cuisse droite ; puis, il acheva
le fromage de cochon, en faisant la dînette avec
eux. Chacun sa part, il leur coupait des petits
morceaux. Les enfants, ravis, dévoraient.
Quand il eut fini, il dit à sa femme :
Non, ne me sers pas mon café. Je vais me
laver dabord... Et donne moi un coup de main
pour jeter cette eau sale.
Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le
vidaient dans le ruisseau, devant la porte, lorsque
Jeanlin descendit, avec des vêtements secs, une
218
culotte et une blouse de laine trop grandes, lasses
de déteindre sur le dos de son frère. En le voyant
filer sournoisement par la porte ouverte, sa mère
larrêta.
Où vas-tu ?
Là.
Où, là ?... Écoute, tu vas aller cueillir une
salade de pissenlits pour ce soir. Hein ! tu
mentends ? si tu ne rapportes pas une salade, tu
auras affaire à moi.
Bon ! bon !
Jeanlin partit, les mains dans les poches,
traînant ses sabots, roulant ses reins maigres
davorton de dix ans, comme un vieux mineur. À
son tour, Zacharie descendait, plus soigné, le
torse pris dans un tricot de laine noire à raies
bleues. Son père lui cria de ne pas rentrer tard ; et
il sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans
répondre.
De nouveau, le baquet était plein deau tiède.
Maheu, lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un
coup doeil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer
219
dehors. Le père naimait pas se laver en famille,
comme cela se pratiquait dans beaucoup dautres
maisons du coron. Du reste, il ne blâmait
personne, il disait simplement que cétait bon
pour les enfants, de barboter ensemble.
Que fais-tu donc là-haut ? cria la Maheude à
travers lescalier.
Je raccommode ma robe, que jai déchirée
hier, répondit Catherine.
Cest bien... Ne descends pas, ton père se
lave.
Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls.
Celle-ci sétait décidée à poser sur une chaise
Estelle, qui, par miracle, se trouvant bien près du
feu, ne hurlait pas et tournait vers ses parents des
yeux vagues de petit être sans pensée. Lui, tout
nu, accroupi devant le baquet, y avait dabord
plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont
lusage séculaire décolore et jaunit les cheveux
de la race. Ensuite, il entra dans leau, senduisit
la poitrine, le ventre, les bras, les cuisses, se les
racla énergiquement des deux poings. Debout, sa
femme le regardait.
220
Dis donc, commença-t-elle, jai vu ton oeil,
quand tu es arrivé... Tu te tourmentais, hein ? ça
ta déridé, ces provisions... Imagine-toi que les
bourgeois de la Piolaine ne mont pas fichu un
sou. Oh ! ils sont aimables, ils ont habillé les
petits, et javais honte de les supplier, car ça me
reste en travers, quand je demande.
Elle sinterrompit un instant, pour caler Estelle
sur la chaise, crainte dune culbute. Le père
continuait à suser la peau, sans hâter dune
question cette histoire qui lintéressait, attendant
patiemment de comprendre.
Faut te dire que Maigrat mavait refusé, oh !
raide ! comme on flanque un chien dehors... Tu
vois si jétais à la noce ! Ça tient chaud, des
vêtements de laine, mais ça ne vous met rien dans
le ventre, pas vrai ?
Il leva la tête, toujours muet. Rien à la
Piolaine, rien chez Maigrat : alors, quoi ? Mais,
comme à lordinaire, elle venait de retrousser ses
manches, pour lui laver le dos et les parties quil
lui était mal commode datteindre. Dailleurs, il
aimait quelle le savonnât, quelle le frottât
221
partout, à se casser les poignets. Elle prit du
savon, elle lui laboura les épaules, tandis quil se
raidissait, afin de tenir le coup.
Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui
en ai dit, ah ! je lui en ai dit... Et quil ne fallait
pas avoir de coeur, et quil lui arriverait du mal,
sil y avait une justice... Ça lennuyait, il tournait
les yeux, il aurait bien voulu filer...
Du dos, elle était descendue aux fesses ; et,
lancée, elle poussait ailleurs, dans les plis, ne
laissant pas une place du corps sans y passer, le
faisant reluire comme ses trois casseroles, les
samedis de grand nettoyage. Seulement, elle suait
à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée
elle-même, si essoufflée, que ses paroles
sétranglaient.
Enfin, il ma appelée vieux crampon... Nous
aurons du pain jusquà samedi, et le plus beau,
cest quil ma prêté cent sous... Jai encore pris
chez lui le beurre, le café, la chicorée, jallais
même prendre la charcuterie et les pommes de
terre, quand jai vu quil grognait... Sept sous de
fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de
222
terre, il me reste trois francs soixante-quinze pour
un ragoût et un pot-au-feu... Hein ? Je crois que
je nai pas perdu ma matinée.
Maintenant, elle lessuyait, le tamponnait avec
un torchon, aux endroits où ça ne voulait pas
sécher. Lui, heureux, sans songer au lendemain
de la dette, éclatait dun gros rire et lempoignait
à pleins bras.
Laisse donc, bête ! tu es trempé, tu me
mouilles... Seulement, je crains que Maigrat nait
des idées...
Elle allait parler de Catherine, elle sarrêta. À
quoi bon inquiéter le père ? Ça ferait des histoires
à nen plus finir.
Quelles idées ? demanda-t-il.
Des idées de nous voler, donc ! Faudra que
Catherine épluche joliment la note.
Il lempoigna de nouveau, et cette fois ne la
lâcha plus. Toujours le bain finissait ainsi, elle le
ragaillardissait à le frotter si fort, puis à lui passer
partout des linges, qui lui chatouillaient les poils
des bras et de la poitrine. Dailleurs, cétait
223
également chez les camarades du coron lheure
des bêtises, où lon plantait plus denfants quon
nen voulait. La nuit, on avait sur le dos la
famille. Il la poussait vers la table, goguenardant
en brave homme qui jouit dun seul bon moment
de la journée, appelant ça prendre son dessert, et
un dessert qui ne coûtait rien. Elle, avec sa taille
et sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour
rire.
Es-tu bête, mon Dieu ! es-tu bête !... Et
Estelle qui nous regarde ! attends que je lui
tourne la tête.
Ah ! ouiche ! à trois mois, est-ce que ça
comprend ?
Lorsquil se fut relevé, Maheu passa
simplement une culotte sèche. Son plaisir, quand
il était propre et quil avait rigolé avec sa femme,
était de rester un moment le torse nu. Sur sa peau
blanche, dune blancheur de fille anémique, les
éraflures, les entailles du charbon, laissaient des
tatouages, des « greffes », comme disent les
mineurs ; et il sen montrait fier, il étalait ses gros
bras, sa poitrine large, dun luisant de marbre
224
veiné de bleu. En été, tous les mineurs se
mettaient ainsi sur les portes. Il y alla même un
instant, malgré le temps humide, cria un mot salé
à un camarade, le poitrail également nu, au-delà
des jardins. Dautres parurent. Et les enfants, qui
traînaient sur les trottoirs, levaient la tête, riaient
eux aussi à la joie de toute cette chair lasse de
travailleurs, mise au grand air.
En buvant son café, sans passer encore une
chemise, Maheu conta à sa femme la colère de
lingénieur, pour le boisage. Il était calmé,
détendu, et il écouta avec un hochement
dapprobation les sages conseils de la Maheude,
qui montrait un grand bon sens dans ces affaireslà.
Toujours elle lui répétait quon ne gagnait rien
à se buter contre la Compagnie. Elle lui parla
ensuite de la visite de madame Hennebeau. Sans
le dire, tous deux en étaient fiers.
Est-ce quon peut descendre ? demanda
Catherine du haut de lescalier.
Oui, oui, ton père se sèche.
La jeune fille avait sa robe des dimanches, une
vieille robe de popeline gros bleu, pâlie et usée
225
déjà dans les plis. Elle était coiffée dun bonnet
de tulle noire, tout simple.
Tiens ! tu tes habillée... Où vas-tu donc ?
Je vais à Montsou acheter un ruban pour
mon bonnet... Jai retiré le vieux, il était trop sale.
Tu as donc de largent, toi ?
Non, cest Mouquette qui a promis de me
prêter dix sous.
La mère la laissa partir. Mais, à la porte, elle la
rappela.
Écoute, ne va pas lacheter chez Maigrat, ton
ruban... il te volerait et il croirait que nous
roulons sur lor.
Le père, qui sétait accroupi devant le feu,
pour sécher plus vite sa nuque et ses aisselles, se
contenta dajouter :
Tâche de ne pas traîner la nuit sur les routes.
Maheu, laprès-midi, travailla dans son jardin.
Déjà il y avait semé des pommes de terre, des
haricots, des pois ; et il tenait en jauge, depuis la
veille, du plant de choux et de laitue, quil se mit
226
à repiquer. Ce coin de jardin les fournissait de
légumes, sauf de pommes de terre, dont ils
navaient jamais assez. Du reste, lui sentendait
très bien à la culture et obtenait même des
artichauts, ce qui était traité de pose par les
voisins, Comme il préparait sa planche, Levaque
justement vint fumer une pipe dans son carré à
lui, en regardant des romaines que Bouteloup
avait plantées le matin ; car, sans le courage du
logeur à bêcher, il naurait guère poussé là que
des orties. Et la conversation sengagea pardessus
le treillage. Levaque, délassé et excité
davoir tapé sur sa femme, tâcha vainement
dentraîner Maheu chez Rasseneur. Voyons, estce
quune chope leffrayait ? On ferait une partie
de quilles, on flânerait un instant avec les
camarades, puis on rentrerait dîner. Cétait la vie,
après la sortie de la fosse. Sans doute il ny avait
pas de mal à cela, mais Maheu sentêtait : sil ne
repiquait pas ses laitues, elles seraient fanées le
lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne
voulant point demander un liard à sa femme sur
le reste des cent sous.
Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne
227
vint savoir si cétait avec Jeanlin que sa Lydie
avait filé. Levaque répondit que ça devait être
quelque chose comme ça, car Bébert, lui aussi,
avait disparu ; et ces galopins gourgandinaient
toujours ensemble. Quand Maheu les eut
tranquillisés, en parlant de la salade de pissenlits,
lui et le camarade se mirent à attaquer la jeune
femme, avec une crudité de bons diables. Elle
sen fâchait, mais ne sen allait pas, chatouillée
au fond par les gros mots, qui la faisaient crier,
les mains au ventre. Il arriva à son secours une
femme maigre, dont la colère bégayante
ressemblait à un gloussement de poule. Dautres,
au loin, sur les portes, seffarouchaient de
confiance. Maintenant, lécole était fermée, toute
la marmaille traînait, cétait un grouillement de
petits êtres piaulant, se roulant, se battant ; tandis
que les pères, qui nétaient pas à lestaminet,
restaient par groupes de trois ou quatre, accroupis
sur leurs talons comme au fond de la mine,
fumant des pipes avec des paroles rares, à labri
dun mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque
Levaque voulut tâter si elle avait la cuisse ferme ;
et il se décida lui-même à se rendre seul chez
228
Rasseneur, pendant que Maheu plantait toujours.
Le jour baissa brusquement, la Maheude
alluma la lampe, irritée de ce que ni la fille ni les
garçons ne rentraient. Elle laurait parié : jamais
on ne parvenait à faire ensemble lunique repas
où lon aurait pu être tous autour de la table. Puis,
cétait la salade de pissenlits quelle attendait.
Quest-ce quil pouvait cueillir à cette heure, dans
ce noir de four, le bougre denfant ! Une salade
accompagnerait si bien la ratatouille quelle
laissait mijoter sur le feu, des pommes de terre,
des poireaux, de loseille, fricassés avec de
loignon frit ! La maison entière le sentait,
loignon frit, cette bonne odeur qui rancit vite et
qui pénètre les briques des corons dun
empoisonnement tel, quon les flaire de loin dans
la campagne, à ce violent fumet de cuisine
pauvre.
Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit
tombée, sassoupit tout de suite sur une chaise, la
tête contre la muraille. Dès quil sasseyait, le
soir, il dormait. Le coucou sonnait sept heures,
Henri et Lénore venaient de casser une assiette en
229
sobstinant à aider Alzire, qui mettait le couvert,
lorsque le père Bonnemort rentra le premier,
pressé de dîner et de retourner à la fosse. Alors, la
Maheude réveilla Maheu.
Mangeons, tant pis !... Ils sont assez grands
pour retrouver la maison. Lembêtant, cest la
salade !
230
V
Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe,
Étienne, remonté dans létroite chambre quil
allait occuper sous le toit, en face du Voreux,
était tombé sur son lit, tout vêtu, assommé de
fatigue. En deux jours, il navait pas dormi quatre
heures. Quand il séveilla, au crépuscule, il resta
étourdi un instant, sans reconnaître le lieu où il se
trouvait ; et il éprouvait un tel malaise, une telle
pesanteur de tête, quil se mit péniblement
debout, avec lidée de prendre lair, avant de
dîner et de se coucher pour la nuit.
Dehors, le temps était de plus en plus doux, le
ciel de suie se cuivrait, chargé dune de ces
longues pluies du Nord, dont on sentait
lapproche dans la tiédeur humide de lair. La
nuit venait par grandes fumées, noyant les
lointains perdus de la plaine. Sur cette mer
immense de terres rougeâtres, le ciel bas semblait
231
se fondre en noire poussière, sans un souffle de
vent à cette heure, qui animât les ténèbres. Cétait
dune tristesse blafarde et morte
densevelissement.
Étienne marcha devant lui, au hasard, nayant
dautre but que de secouer sa fièvre. Lorsquil
passa devant le Voreux, assombri déjà au fond de
son trou, et dont pas une lanterne ne luisait
encore, il sarrêta un moment, pour voir la sortie
des ouvriers à la journée. Sans doute six heures
sonnaient, des moulineurs, des chargeurs à
laccrochage, des palefreniers sen allaient par
bandes, mêlés aux filles du criblage, vagues et
rieuses dans lombre.
Dabord, ce furent la Brûlé et son gendre
Pierron. Elle le querellait, parce quil ne lavait
pas soutenue, dans une contestation avec un
surveillant, pour son compte de pierres.
Oh ! sacrée chiffe, va ! sil est permis dêtre
un homme et de saplatir comme ça devant un de
ces salauds qui nous mangent !
Pierron la suivait paisiblement, sans répondre.
Il finit par dire :
232
Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci !
pour avoir des ennuis !
Tends le derrière, alors ! cria-t-elle. Ah !
nom de Dieu ! si ma fille mavait écoutée !... Ça
ne suffit donc pas quils maient tué le père, tu
voudrais peut-être que je dise merci. Non, voistu,
jaurai leur peau !
Les voix se perdirent, Étienne la regarda
disparaître, avec son nez daigle, ses cheveux
blancs envolés, ses longs bras maigres qui
gesticulaient furieusement. Mais, derrière lui, la
conversation de deux jeunes gens lui fit prêter
loreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait
là, et que son ami Mouquet venait daborder.
Arrives-tu ? demanda celui-ci. Nous
mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan.
Tout à lheure, jai affaire.
Quoi donc ?
Le moulineur se tourna et aperçut Philomène
qui sortait du criblage. Il crut comprendre.
Ah ! bon, cest ça... Alors, je pars devant.
Oui, je te rattraperai.
233
Mouquet, en sen allant, se rencontra avec son
père, le vieux Mouque, qui sortait aussi du
Voreux ; et les deux hommes se dirent
simplement bonsoir, le fils prit la grande route,
tandis que le père filait le long du canal.
Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce
même chemin écarté, malgré sa résistance. Elle
était pressée, une autre fois ; et ils se disputaient,
tous deux, en vieux ménage. Ça navait rien de
drôle, de ne se voir que dehors, surtout lhiver,
lorsque la terre est mouillée et quon na pas les
blés pour se coucher dedans.
Mais non, ce nest pas ça, murmura-t-il
impatienté. Jai à te dire une chose.
Il la tenait à la taille, il lemmenait doucement.
Puis, lorsquils furent dans lombre du terri, il
voulut savoir si elle avait de largent.
Pour quoi faire ? demanda-t-elle.
Lui, alors, sembrouilla, parla dune dette de
deux francs qui allait désespérer sa famille.
Tais-toi donc !... Jai vu Mouquet, tu vas
encore au Volcan, où il y a ces sales femmes de
234
chanteuses.
Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa
parole dhonneur. Puis, comme elle haussait les
épaules, il dit brusquement :
Viens avec nous, si ça tamuse... Tu vois que
tu ne me déranges pas. Pour ce que jen veux
faire, des chanteuses !... Viens-tu ?
Et le petit ? répondit-elle. Est-ce quon peut
remuer, avec un enfant qui crie toujours ?...
Laisse-moi rentrer, je parie quils ne sentendent
plus, à la maison.
Mais il la retint, il la supplia. Voyons, cétait
pour ne pas avoir lair bête devant Mouquet,
auquel il avait promis. Un homme ne pouvait pas,
tous les soirs, se coucher comme les poules.
Vaincue, elle avait retroussé une basque de son
caraco, elle coupait de longle le fil et tirait des
pièces de dix sous dun coin de la bordure. De
crainte dêtre volée par sa mère, elle cachait là le
gain des heures quelle faisait en plus, à la fosse.
Jen ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien
ten donner trois... Seulement, il faut me jurer que
235
tu vas décider ta mère à nous marier. En voilà
assez, de cette vie en lair ! Avec ça, maman me
reproche toutes les bouchées que je mange... Jure,
jure dabord.
Elle parlait de sa voix molle de grande fille
maladive, sans passion, simplement lasse de son
existence. Lui, jura, cria que cétait une chose
promise, sacrée ; puis, lorsquil tint les trois
pièces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il
aurait poussé les choses jusquau bout, dans ce
coin du terri qui était la chambre dhiver de leur
vieux ménage, si elle navait répété que non, que
ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle retourna au
coron toute seule, pendant quil coupait à travers
champs, pour rejoindre son camarade.
Étienne, machinalement, les avait suivis de
loin, sans comprendre, croyant à un simple
rendez-vous. Les filles étaient précoces, aux
fosses ; et il se rappelait les ouvrières de Lille,
quil attendait derrière les fabriques, ces bandes
de filles gâtées dès quatorze ans, dans les
abandons de la misère. Mais une autre rencontre
le surprit davantage. Il sarrêta.
236
Cétait, en bas du terri, dans un creux où de
grosses pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui
rabrouait violemment Lydie et Bébert, assis lune
à sa droite, lautre à sa gauche.
Hein ? vous dites ?... Je vas ajouter un gifle
pour chacun, moi, si vous réclamez... Qui est-ce
qui a eu lidée, voyons !
En effet, Jeanlin avait eu une idée. Après
sêtre, pendant une heure, le long du canal, roulé
dans les prés en cueillant des pissenlits avec les
deux autres, il venait de songer, devant le tas de
salade, quon ne mangerait jamais tout ça chez
lui ; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à
Montsou, gardant Bébert pour faire le guet,
poussant Lydie à sonner chez les bourgeois, où
elle offrait les pissenlits. Il disait, expérimenté
déjà, que les filles vendaient ce quelles
voulaient. Dans lardeur du négoce, le tas entier y
avait passé ; mais la gamine avait fait onze sous.
Et, maintenant, les mains nettes, tous trois
partageaient le gain.
Cest injuste ! déclara Bébert. Faut diviser
en trois... Si tu gardes sept sous, nous nen aurons
237
plus que deux chacun.
De quoi, injuste ? répliqua Jeanlin furieux.
Jen ai cueilli davantage, dabord !
Lautre dordinaire se soumettait, avec une
admiration craintive, une crédulité qui le rendait
continuellement victime. Plus âgé et plus fort, il
se laissait même gifler. Mais, cette fois, lidée de
tout cet argent lexcitait à la résistance.
Nest-ce pas ? Lydie, il nous vole... Sil ne
partage pas, nous le dirons à sa mère.
Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.
Répète un peu. Cest moi qui irai dire chez
vous que vous avez vendu la salade à maman... Et
puis, bougre de bête, est-ce que je puis diviser
onze sous en trois ? essaie pour voir, toi qui es
malin... Voilà chacun vos deux sous. Dépêchezvous
de les prendre ou je les recolle dans ma
poche.
Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie,
tremblante, navait rien dit, car elle éprouvait,
devant Jeanlin, une peur et une tendresse de
petite femme battue. Comme il lui tendait les
238
deux sous, elle avança la main avec un rire
soumis. Mais il se ravisa brusquement.
Hein ? quest-ce que tu vas fiche de tout
ça ?... Ta mère te le chipera bien sûr, si tu ne sais
pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde.
Quand tu auras besoin dargent, tu men
demanderas.
Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la
bouche, il lavait empoignée en riant, il se roulait
avec elle sur le terri. Cétait sa petite femme, ils
essayaient ensemble, dans les coins noirs,
lamour quils entendaient et quils voyaient chez
eux, derrière les cloisons, par les fentes des
portes. Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient
guère, trop jeunes, tâtonnant, jouant, pendant des
heures, à des jeux de petits chiens vicieux. Lui
appelait ça « faire papa et maman » ; et, quand il
lemmenait, elle galopait, elle se laissait prendre
avec le tremblement délicieux de linstinct,
souvent fâchée, mais cédant toujours dans
lattente de quelque chose qui ne venait point.
Comme Bébert nétait pas admis à ces partieslà,
et quil recevait une bourrade, dès quil voulait
239
tâter de Lydie, il restait gêné, travaillé de colère
et de malaise, quand les deux autres samusaient,
ce dont ils ne se gênaient nullement en sa
présence. Aussi navait-il quune idée, les
effrayer, les déranger, en leur criant quon les
voyait.
Cest foutu, vlà un homme qui regarde !
Cette fois, il ne mentait pas, cétait Étienne qui
se décidait à continuer son chemin. Les enfants
bondirent, se sauvèrent, et il passa, tournant le
terri, suivant le canal, amusé de la belle peur de
ces polissons. Sans doute, cétait trop tôt à leur
âge ; mais quoi ? ils en voyaient tant, ils en
entendaient de si raides, quil aurait fallu les
attacher, pour les tenir. Au fond cependant,
Étienne devenait triste.
Cent pas plus loin, il tomba encore sur des
couples. Il arrivait à Réquillart, et là, autour de la
vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou
rôdaient avec leurs amoureux. Cétait le rendezvous
commun, le coin écarté et désert, où les
herscheuses venaient faire leur premier enfant,
quand elles nosaient se risquer sur le carin. Les
240
palissades rompues ouvraient à chacun lancien
carreau, changé en un terrain vague, obstrué par
les débris de deux hangars qui sétaient écroulés,
et par les carcasses des grands chevalets restés
debout. Des berlines hors dusage traînaient,
danciens bois à moitié pourris entassaient des
meules ; tandis quune végétation drue
reconquérait ce coin de terre, sétalait en herbe
épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts.
Aussi chaque fille sy trouvait-elle chez elle, il y
avait des trous perdus pour toutes, les galants les
culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans
les berlines. On se logeait quand même, coudes à
coudes, sans soccuper des voisins. Et il semblait
que ce fût, autour de la machine éteinte, près de
ce puits las de dégorger de la houille, une
revanche de la création, le libre amour qui, sous
le coup de fouet de linstinct, plantait des enfants
dans les ventres de ces filles, à peine femmes.
Pourtant, un gardien habitait là, le vieux
Mouque, auquel la Compagnie abandonnait,
presque sous le beffroi détruit, deux pièces, que
la chute attendue des dernières charpentes
menaçait dun continuel écrasement. Il avait
241
même dû étayer une partie du plafond ; et il y
vivait très bien, en famille, lui et Mouquet dans
une chambre, la Mouquette dans lautre. Comme
les fenêtres navaient plus une seule vitre, il
sétait décidé à les boucher en clouant des
planches : on ne voyait pas clair, mais il faisait
chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait
soigner ses chevaux au Voreux, ne soccupait
jamais des ruines de Réquillart, dont on
conservait seulement le puits pour servir de
cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.
Et cétait ainsi que le père Mouque achevait de
vieillir, au milieu des amours. Dès dix ans, la
Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins
des décombres, non en galopine effarouchée et
encore verte comme Lydie, mais en fille déjà
grasse, bonne pour des garçons barbus. Le père
navait rien à dire, car elle se montrait
respectueuse, jamais elle nintroduisait un galant
chez lui. Puis, il était habitué à ces accidents-là.
Quand il se rendait au Voreux ou quil en
revenait, chaque fois quil sortait de son trou, il
ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un
couple, dans lherbe ; et cétait pis, sil voulait
242
ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des
glaiterons pour son lapin, à lautre bout du clos :
alors, il voyait se lever, un à un, les nez
gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis
quil devait se méfier de ne pas buter contre les
jambes, tendues au ras des sentiers. Dailleurs,
peu à peu, ces rencontres-là navaient plus
dérangé personne, ni lui qui veillait simplement à
ne pas tomber, ni les filles quil laissait achever
leur affaire, séloignant à petits pas discrets, en
brave homme paisible devant les choses de la
nature. Seulement, de même quelles le
connaissaient à cette heure, lui avait également
fini par les connaître, ainsi que lon connaît les
pies polissonnes qui se débauchent dans les
poiriers des jardins. Ah ! cette jeunesse, comme
elle en prenait, comme elle se bourrait ! Parfois,
il hochait le menton avec des regrets silencieux,
en se détournant des gaillardes bruyantes,
soufflant trop haut, au fond des ténèbres. Une
seule chose lui causait de lhumeur : deux
amoureux avaient pris la mauvaise habitude de
sembrasser contre le mur de sa chambre. Ce
nétait pas que ça lempêchât de dormir, mais ils
243
poussaient si fort, quà la longue ils dégradaient
le mur.
Chaque soir, le vieux Mouque recevait la
visite de son ami, le père Bonnemort, qui,
régulièrement, avant son dîner, faisait la même
promenade. Les deux anciens ne se parlaient
guère, échangeaient à peine dix paroles, pendant
la demi-heure quils passaient ensemble. Mais
cela les égayait, dêtre ainsi, de songer à de
vieilles choses, quils remâchaient en commun,
sans avoir besoin den causer. À Réquillart, ils
sasseyaient sur une poutre, côte à côte, lâchaient
un mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le
nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient
jeunes. Autour deux, des galants troussaient
leurs amoureuses, des baisers et des rires
chuchotaient, une odeur chaude de filles montait,
dans la fraîcheur des herbes écrasées. Cétait déjà
derrière la fosse, quarante-trois ans plus tôt, que
le père Bonnemort avait pris sa femme, une
herscheuse si chétive, quil la posait sur une
berline, pour lembrasser à laise. Ah ! il y avait
beau temps ! Et les deux vieux, branlant la tête,
se quittaient enfin, souvent même sans se dire
244
bonsoir.
Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait,
le père Bonnemort, qui se levait de la poutre,
pour retourner au coron, disait à Mouque :
Bonne nuit, vieux !... Dis donc, tu as connu
la Roussie ?
Mouque resta un instant muet, dodelina des
épaules, puis, en rentrant dans sa maison :
Bonne nuit, bonne nuit, vieux !
Étienne, à son tour, vint sasseoir sur la poutre.
Sa tristesse augmentait, sans quil sût pourquoi.
Le vieil homme, dont il regardait disparaître le
dos, lui rappelait son arrivée du matin, le flot de
paroles que lénervement du vent avait arrachées
à ce silencieux. Que de misère ! et toutes ces
filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore
assez bêtes, le soir, pour fabriquer des petits, de
la chair à travail et à souffrance ! Jamais ça ne
finirait, si elles semplissaient toujours de meurtde-
faim. Est-ce quelles nauraient pas dû plutôt
se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi quà
lapproche du malheur ? Peut-être ne remuait-il
245
confusément ces idées moroses que dans lennui
dêtre seul, lorsque les autres, à cette heure, sen
allaient deux à deux prendre du plaisir. Le temps
mou létouffait un peu, des gouttes de pluie, rares
encore, tombaient sur ses mains fiévreuses. Oui,
toutes y passaient, cétait plus fort que la raison.
Justement, comme Étienne restait assis,
immobile dans lombre, un couple qui descendait
de Montsou le frôla sans le voir, en sengageant
dans le terrain vague de Réquillart. La fille, une
pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec des
supplications basses, chuchotées ; tandis que le
garçon, muet, la poussait quand même vers les
ténèbres dun coin de hangar, demeuré debout,
sous lequel danciens cordages moisis
sentassaient. Cétait Catherine et le grand
Chaval. Mais Étienne ne les avait pas reconnus
au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la
fin de lhistoire, pris dune sensualité, qui
changeait le cours de ses réflexions. Pourquoi
serait-il intervenu ? lorsque les filles disent non,
cest quelles aiment à être bourrées dabord.
En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante,
246
Catherine était allée à Montsou par le pavé.
Depuis lâge de dix ans, depuis quelle gagnait sa
vie à la fosse, elle courait ainsi le pays toute
seule, dans la complète liberté des familles de
houilleurs ; et, si aucun homme ne lavait eue, à
quinze ans, cétait grâce à léveil tardif de sa
puberté, dont elle attendait encore la crise. Quand
elle fut devant les Chantiers de la Compagnie,
elle traversa la rue et entra chez une
blanchisseuse, où elle était certaine de trouver la
Mouquette ; car celle-ci vivait là, avec des
femmes qui se payaient des tournées de café, du
matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la
Mouquette, précisément, avait régalé à son tour,
si bien quelle ne put lui prêter les dix sous
promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement
un verre de café tout chaud. Elle ne voulut même
pas que sa camarade empruntât à une autre
femme. Une pensée déconomie lui était venue,
une sorte de crainte superstitieuse, la certitude
que, si elle lachetait maintenant, ce ruban lui
porterait malheur.
Elle se hâta de reprendre le chemin du coron,
et elle était aux dernières maisons de Montsou,
247
lorsquun homme, sur la porte de lestaminet
Piquette, lappela.
Eh ! Catherine, où cours-tu si vite ?
Cétait le grand Chaval. Elle fut contrariée,
non quil lui déplût, mais parce quelle nétait pas
en train de rire.
Entre donc boire quelque chose... Un petit
verre de doux, veux-tu ?
Gentiment, elle refusa : la nuit allait tomber,
on lattendait chez elle. Lui, sétait avancé, la
suppliait à voix basse, au milieu de la rue. Son
idée, depuis longtemps, était de la décider à
monter dans la chambre quil occupait au premier
étage de lestaminet Piquette, une belle chambre
qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui
faisait donc peur, quelle refusait toujours. Elle,
bonne fille, riait, disait quelle monterait la
semaine où les enfants ne poussent pas. Puis,
dune chose à une autre, elle en arriva, sans
savoir comment, à parler du ruban bleu quelle
navait pu acheter.
Mais je vais ten payer un, moi ! cria-t-il.
248
Elle rougit, sentant quelle ferait bien de
refuser encore, travaillée au fond du gros désir
davoir son ruban. Lidée dun emprunt lui revint,
elle finit par accepter, à la condition quelle lui
rendrait ce quil dépenserait pour elle. Cela les fit
plaisanter de nouveau : il fut convenu que, si elle
ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait largent.
Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla
daller chez Maigrat.
Non, pas chez Maigrat, maman me la
défendu.
Laisse donc, est-ce quon a besoin de dire où
lon va !... Cest lui qui tient les plus beaux
rubans de Montsou.
Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le
grand Chaval et Catherine, comme deux galants
qui achètent leur cadeau de noces, il devint très
rouge, il montra ses pièces de ruban bleu avec la
rage dun homme dont on se moque. Puis, les
jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour
les regarder séloigner dans le crépuscule ; et,
comme sa femme venait dune voix timide lui
demander un renseignement, il tomba sur elle,
249
linjuria, cria quil ferait se repentir un jour le
sale monde qui manquait de reconnaissance,
lorsque tous auraient dû être par terre, à lui lécher
les pieds.
Sur la route, le grand Chaval accompagnait
Catherine. Il marchait près delle, le bras
ballants ; seulement, il la poussait de la hanche, il
la conduisait, sans en avoir lair. Elle saperçut
tout dun coup quil lui avait fait quitter le pavé et
quils sengageaient ensemble dans létroit
chemin de Réquillart. Mais elle neut pas le
temps de se fâcher : déjà, il la tenait à la taille, il
létourdissait dune caresse de mots continue.
Était-elle bête, davoir peur ! est-ce quil voulait
du mal à un petit mignon comme elle, aussi
douce que de la soie, si tendre quil laurait
mangée ? Et il lui soufflait derrière loreille, dans
le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la
peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à
répondre. Cétait vrai, quil semblait laimer. Le
samedi soir, après avoir éteint la chandelle, elle
sétait justement demandé ce quil arriverait, sil
la prenait ainsi ; puis, en sendormant, elle avait
rêvé quelle ne disait plus non, toute lâche de
250
plaisir. Pourquoi donc, à la même idée,
aujourdhui, éprouvait-elle une répugnance et
comme un regret ? Pendant quil lui chatouillait
la nuque avec ses moustaches, si doucement,
quelle en fermait les yeux, lombre dun autre
homme, du garçon entrevu le matin, passait dans
le noir de ses paupières closes.
Brusquement, Catherine regarda autour delle.
Chaval lavait conduite dans les décombres de
Réquillart, et elle eut un recul frissonnant devant
les ténèbres du hangar effondré.
Oh ! non, oh ! non, murmura-t-elle, je ten
prie, laisse-moi !
La peur du mâle laffolait, cette peur qui raidit
les muscles dans un instinct de défense, même
lorsque les filles veulent bien, et quelles sentent
lapproche conquérante de lhomme. Sa virginité,
qui navait rien à apprendre pourtant,
sépouvantait, comme à la menace dun coup,
dune blessure dont elle redoutait la douleur
encore inconnue.
Non, non, je ne veux pas ! je te dis que je
suis trop jeune... Vrai ! plus tard, quand je serai
251
faite au moins.
Il grogna sourdement :
Bête ! rien à craindre alors... Quest-ce que
ça te fiche ?
Mais il ne parla pas davantage. Il lavait
empoignée solidement, il la jetait sous le hangar.
Et elle tomba à la renverse sur les vieux cordages,
elle cessa de se défendre, subissant le mâle avant
lâge, avec cette soumission héréditaire, qui, dès
lenfance, culbutait en plein vent les filles de sa
race. Ses bégaiements effrayés séteignirent, on
nentendit plus que le souffle ardent de lhomme.
Étienne, cependant, avait écouté, sans bouger.
Encore une qui faisait le saut ! Et, maintenant
quil avait vu la comédie, il se leva, envahi dun
malaise, dune sorte dexcitation jalouse où
monta de la colère. Il ne se gênait plus, il
enjambait les poutres, car ces deux-là étaient bien
trop occupés à cette heure, pour se déranger.
Aussi fut-il surpris, lorsquil eut fait une centaine
de pas sur la route, de voir, en se tournant, quils
étaient debout déjà et quils paraissaient, comme
lui, revenir vers le coron. Lhomme avait repris la
252
fille à la taille, la serrant dun air de
reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou ;
et cétait elle qui semblait pressée, qui voulait
rentrer vite, lair fâché surtout du retard.
Alors, Étienne fut tourmenté dune envie, celle
de voir leurs figures. Cétait imbécile, il hâta le
pas pour ne point y céder. Mais ses pieds se
ralentissaient deux-mêmes, il finit, au premier
réverbère, par se cacher dans lombre. Une
stupeur le cloua, lorsquil reconnut au passage
Catherine et le grand Chaval. Il hésitait dabord :
était-ce bien elle, cette jeune fille en robe gros
bleu, avec ce bonnet ? était-ce le galopin quil
avait vu en culotte, la tête serrée dans le béguin
de toile ? Voilà pourquoi elle avait pu le frôler,
sans quil la devinât. Mais il ne doutait plus, il
venait de retrouver ses yeux, la limpidité verdâtre
de cette eau de source, si claire et si profonde.
Quelle catin ! et il éprouvait un furieux besoin de
se venger delle, sans motif, en la méprisant.
Dailleurs, ça ne lui allait pas dêtre en fille : elle
était affreuse.
Lentement, Catherine et Chaval était passés.
253
Ils ne se savaient point guettés de la sorte, lui la
retenait pour la baiser derrière loreille, tandis
quelle recommençait à sattarder sous les
caresses, qui la faisaient rire. Resté en arrière,
Étienne était bien obligé de les suivre, irrité de ce
quils barraient le chemin, assistant quand même
à ces choses dont la vue lexaspérait. Cétait donc
vrai, ce quelle lui avait juré le matin : elle nétait
encore la maîtresse de personne ; et lui qui ne
lavait pas crue, qui sétait privé delle pour ne
pas faire comme lautre ! et lui qui venait de se la
laisser prendre sous le nez, qui avait poussé la
bêtise jusquà ségayer salement à les voir ! Cela
le rendait fou, il serrait les poings, il aurait mangé
cet homme, dans un de ces besoins de tuer où il
voyait rouge.
Pendant une demi-heure, la promenade dura.
Lorsque Chaval et Catherine approchèrent du
Voreux, ils ralentirent encore leur marche, ils
sarrêtèrent deux fois au bord du canal, trois fois
le long du terri, très gais maintenant, samusant à
de petits jeux tendres. Étienne devait sarrêter lui
aussi, faire les mêmes stations, de peur dêtre
aperçu. Il sefforçait de navoir plus quun regret
254
brutal : ça lui apprendrait à ménager les filles, par
bonne éducation. Puis, après le Voreux, libre
enfin daller dîner chez Rasseneur, il continua de
les suivre, il les accompagna au coron, demeura
là, debout dans lombre, pendant un quart
dheure, à attendre que Chaval laissât Catherine
rentrer chez elle. Et, lorsquil fut bien sûr quils
nétaient plus ensemble, il marcha de nouveau, il
poussa très loin sur la route de Marchiennes,
piétinant, ne songeant à rien, trop étouffé et trop
triste pour senfermer dans une chambre.
Une heure plus tard seulement, vers neuf
heures, Étienne retraversa le coron, en se disant
quil fallait manger et se coucher, sil voulait être
debout le matin à quatre heures. Le village
dormait déjà, tout noir dans la nuit. Pas une lueur
ne glissait des persiennes closes, les longues
façades salignaient, avec le sommeil pesant des
casernes qui ronflent. Seul, un chat se sauva au
travers des jardins vides. Cétait la fin de la
journée, lécrasement des travailleurs tombant de
la table au lit, assommés de fatigue et de
nourriture.
255
Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un
machineur et deux ouvriers du jour buvaient des
chopes. Mais, avant de rentrer, Étienne sarrêta,
jeta un dernier regard aux ténèbres. Il retrouvait
la même immensité noire que le matin, lorsquil
était arrivé par le grand vent. Devant lui, le
Voreux saccroupissait de son air de bête
mauvaise, vague, piqué de quelques lueurs de
lanterne. Les trois brasiers du terri brûlaient en
lair, pareils à des lunes sanglantes, détachant par
instants les silhouettes démesurées du père
Bonnemort et de son cheval jaune. Et, au-delà,
dans la plaine rase, lombre avait tout submergé,
Montsou, Marchiennes, la forêt de Vandame, la
vaste mer de betteraves et de blé, où ne luisaient
plus, comme des phares lointains, que les feux
bleus des hauts fourneaux et les feux rouges des
fours à coke. Peu à peu, la nuit se noyait, la pluie
tombait maintenant, lente, continue, abîmant ce
néant au fond de son ruissellement monotone ;
tandis quune seule voix sentendait encore, la
respiration grosse et lente de la machine
dépuisement, qui jour et nuit soufflait.
256
Troisième partie
257
I
Le lendemain, les jours suivants, Étienne
reprit son travail à la fosse. Il saccoutumait, son
existence se réglait sur cette besogne et ces
habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si dures
au début. Une seule aventure coupa la monotonie
de la première quinzaine, une fièvre éphémère
qui le tint quarante-huit heures au lit, les
membres brisés, la tête brûlante, rêvassant, dans
un demi-délire, quil poussait sa berline au fond
dune voie trop étroite, où son corps ne pouvait
passer. Cétait simplement la courbature de
lapprentissage, un excès de fatigue dont il se
remit tout de suite.
Et les jours succédaient aux jours, des
semaines, des mois sécoulèrent. Maintenant,
comme les camarades, il se levait à trois heures,
buvait le café, emportait la double tartine que
madame Rasseneur lui préparait dès la veille.
258
Régulièrement, en se rendant le matin à la fosse,
il rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se
coucher, et en sortant laprès-midi, il se croisait
avec Bouteloup qui arrivait prendre sa tâche. Il
avait le béguin, la culotte, la veste de toile, il
grelottait et il se chauffait le dos à la baraque,
devant le grand feu. Puis venait lattente, pieds
nus, à la recette, traversée de furieux courants
dair. Mais la machine, dont les gros membres
dacier, étoilés de cuivre, luisaient là-haut, dans
lombre, ne le préoccupait plus, ni les câbles qui
filaient dune aile noire et muette doiseau
nocturne, ni les cages émergeant et plongeant
sans cesse, au milieu du vacarme des signaux, des
ordres criés, des berlines ébranlant les dalles de
fonte. Sa lampe brûlait mal, ce sacré lampiste
navait pas dû la nettoyer ; et il ne se
dégourdissait que lorsque Mouquet les emballait
tous, avec des claques de farceur qui sonnaient
sur le derrière des filles. La cage se décrochait,
tombait comme une pierre au fond dun trou, sans
quil tournât seulement la tête pour fuir le jour.
Jamais il ne songeait à une chute possible, il se
retrouvait chez lui à mesure quil descendait dans
259
les ténèbres, sous la pluie battante. En bas, à
laccrochage, lorsque Pierron les avait déballés,
de son air de douceur cafarde, cétait toujours le
même piétinement de troupeau, les chantiers sen
allant chacun à sa taille, dun pas traînard. Lui,
désormais, connaissait les galeries de la mine
mieux que les rues de Montsou, savait quil
fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter
ailleurs une flaque deau. Il avait pris une telle
habitude de ces deux kilomètres sous terre, quil
les aurait faits sans lampe, les mains dans les
poches. Et, toutes les fois, les mêmes rencontres
se produisaient, un porion éclairant au passage la
face des ouvriers, le père Mouque amenant un
cheval, Bébert conduisant Bataille qui sébrouait,
Jeanlin courant derrière le train pour refermer les
portes daérage, et la grosse Mouquette, et la
maigre Lydie poussant leurs berlines.
À la longue, Étienne souffrait aussi beaucoup
moins de lhumidité et de létouffement de la
taille. La cheminée lui semblait très commode
pour monter, comme sil eût fondu et quil pût
passer par des fentes, où il naurait point risqué
une main jadis. Il respirait sans malaise les
260
poussières du charbon, voyait clair dans la nuit,
suait tranquille, fait à la sensation davoir du
matin au soir ses vêtements trempés sur le corps.
Du reste, il ne dépensait plus maladroitement ses
forces, une adresse lui était venue, si rapide,
quelle étonnait le chantier. Au bout de trois
semaines, on le citait parmi les bons herscheurs
de la fosse : pas un ne roulait sa berline jusquau
plan incliné, dun train plus vif, ni ne lemballait
ensuite, avec autant de correction. Sa petite taille
lui permettait de se glisser partout, et ses bras
avaient beau être fins et blancs comme ceux
dune femme, ils paraissaient en fer sous la peau
délicate, tellement ils menaient rudement la
besogne. Jamais il ne se plaignait, par fierté sans
doute, même quand il râlait de fatigue. On ne lui
reprochait que de ne pas comprendre la
plaisanterie, tout de suite fâché, dès quon voulait
taper sur lui. Au demeurant, il était accepté,
regardé comme un vrai mineur, dans cet
écrasement de lhabitude qui le réduisait un peu
chaque jour à une fonction de machine.
Maheu surtout se prenait damitié pour
Étienne, car il avait le respect de louvrage bien
261
fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce
garçon avait une instruction supérieure à la
sienne : il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts
de plan, il lentendait causer de choses dont, lui,
ignorait jusquà lexistence. Cela ne létonnait
pas, les bouilleurs sont de rudes hommes qui ont
la tête plus dure que les machineurs ; mais il était
surpris du courage de ce petit-là, de la façon
gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne
pas crever de faim. Cétait le premier ouvrier de
rencontre qui sacclimatait si promptement.
Aussi, lorsque labattage pressait et quil ne
voulait pas déranger un haveur, chargeait-il le
jeune homme du boisage, certain de la propreté et
de la solidité du travail. Les chefs le tracassaient
toujours sur cette maudite question des bois, il
craignait à chaque heure de voir apparaître
lingénieur Négrel, suivi de Dansaert, criant,
discutant, faisant tout recommencer ; et il avait
remarqué que le boisage de son herscheur
satisfaisait ces messieurs davantage, malgré leurs
airs de nêtre jamais contents et de répéter que la
Compagnie, un jour ou lautre, prendrait une
mesure radicale. Les choses traînaient, un sourd
262
mécontentement fermentait dans la fosse, Maheu
lui-même, si calme, finissait par fermer les
poings.
Il y avait eu dabord une rivalité entre
Zacharie et Étienne. Un soir, ils sétaient
menacés dune paire de gifles. Mais le premier,
brave garçon et se moquant de ce qui nétait pas
son plaisir, tout de suite apaisé par loffre amicale
dune chope, avait dû sincliner bientôt devant la
supériorité du nouveau venu. Levaque, lui aussi,
faisait bon visage maintenant, causait politique
avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idées.
Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci
ne sentait plus une hostilité sourde que chez le
grand Chaval, non pas quils parussent se bouder,
car ils étaient devenus camarades au contraire ;
seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils
plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux,
avait repris son train de fille lasse et résignée,
pliant le dos, poussant sa berline, gentille
toujours pour son compagnon de roulage qui
laidait à son tour, soumise dautre part aux
volontés de son amant dont elle subissait
ouvertement les caresses. Cétait une situation
263
acceptée, un ménage reconnu sur lequel la famille
elle-même fermait les yeux, à ce point que
Chaval emmenait chaque soir la herscheuse
derrière le terri, puis la ramenait jusquà la porte
de ses parents, où il lembrassait une dernière
fois, devant tout le coron. Étienne, qui croyait en
avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces
promenades, lâchant pour rire des mots crus,
comme on en lâche entre garçons et filles, au
fond des tailles ; et elle répondait sur le même
ton, disait par crânerie ce que son galant lui avait
fait, troublée cependant et pâlissante, lorsque les
yeux du jeune homme rencontraient les siens.
Tous les deux détournaient la tête, restaient
parfois une heure sans se parler, avec lair de se
haïr pour des choses enterrées en eux, et sur
lesquelles ils ne sexpliquaient point.
Le printemps était venu. Étienne, un jour, au
sortir du puits, avait reçu à la face cette bouffée
tiède davril, une bonne odeur de terre jeune, de
verdure tendre, de grand air pur ; et, maintenant,
à chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le
chauffait davantage, après ses dix heures de
travail dans léternel hiver du fond, au milieu de
264
ces ténèbres humides que jamais ne dissipait
aucun été. Les jours sallongeaient encore, il
avait fini, en mai, par descendre au soleil levant,
lorsque le ciel vermeil éclairait le Voreux dune
poussière daurore, où la vapeur blanche des
échappements montait toute rose. On ne grelottait
plus, une haleine tiède soufflait des lointains de la
plaine, pendant que les alouettes, très haut,
chantaient. Puis, à trois heures, il avait
léblouissement du soleil devenu brûlant,
incendiant lhorizon, rougissant les briques sous
la crasse du charbon. En juin, les blés étaient
grands déjà, dun vert bleu qui tranchait sur le
vert noir des betteraves. Cétait une mer sans fin,
ondulante au moindre vent, quil voyait sétaler et
croître de jour en jour, surpris parfois comme sil
la trouvait le soir plus enflée de verdure que le
matin. Les peupliers du canal sempanachaient de
feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des
fleurs couvraient les prés, toute une vie germait,
jaillissait de cette terre, pendant quil geignait
sous elle, là-bas, de misère et de fatigue.
Maintenant, lorsque Étienne se promenait, le
soir, ce nétait plus derrière le terri quil
265
effarouchait des amoureux. Il suivait leurs
sillages dans les blés, il devinait leurs nids
doiseaux paillards, aux remous des épis
jaunissants et des grands coquelicots rouges.
Zacharie et Philomène y retournaient par une
habitude de vieux ménage ; la mère Brûlé,
toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à
chaque instant avec Jeanlin, terrés si
profondément ensemble, quil fallait mettre le
pied sur eux pour les décider à senvoler ; et,
quant à la Mouquette, elle gîtait partout, on ne
pouvait traverser un champ, sans voir sa tête
plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient,
dans des culbutes à pleine échine. Mais tous
ceux-là étaient bien libres, le jeune homme ne
trouvait ça coupable que les soirs où il rencontrait
Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, à son
approche, sabattre au milieu dune pièce, dont
les tiges immobiles restèrent mortes ensuite. Une
autre fois, comme il suivait un étroit chemin, les
yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des
blés, puis se noyèrent. Alors, la plaine immense
lui semblait trop petite, il préférait passer la
soirée chez Rasseneur, à lAvantage.
266
Madame Rasseneur, donnez-moi une
chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, jai les
jambes cassées.
Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait
dhabitude assis à la table du fond, la tête contre
le mur.
Souvarine, tu nen prends pas une ?
Merci, rien du tout.
Étienne avait fait la connaissance de
Souvarine, en vivant là, côte à côte. Cétait un
machineur du Voreux, qui occupait en haut la
chambre meublée, voisine de la sienne. Il devait
avoir une trentaine dannées, mince, blond, avec
une figure fine, encadrée de grands cheveux et
dune barbe légère. Ses dents blanches et
pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de
son teint lui donnaient un air de fille, un air de
douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux
dacier ensauvageait par éclairs. Dans sa chambre
douvrier pauvre, il navait quune caisse de
papiers et de livres. Il était russe, ne parlait
jamais de lui, laissait courir des légendes sur son
compte. Les houilleurs, très défiants devant les
267
étrangers, le flairant dune autre classe à ses
mains petites de bourgeois, avaient dabord
imaginé une aventure, un assassinat dont il fuyait
le châtiment. Puis, il sétait montré si fraternel
pour eux, sans fierté, distribuant à la marmaille
du coron tous les sous de ses poches, quils
lacceptaient à cette heure, rassurés par le mot de
réfugié politique qui circulait, mot vague où ils
voyaient une excuse, même au crime, et comme
une camaraderie de souffrance.
Les premières semaines, Étienne lavait trouvé
dune réserve farouche. Aussi ne connut-il son
histoire que plus tard. Souvarine était le dernierné
dune famille noble du gouvernement de
Toula. À Saint-Pétersbourg, où il faisait sa
médecine, la passion socialiste qui emportait
alors toute la jeunesse russe lavait décidé à
apprendre un métier manuel, celui de mécanicien,
pour se mêler au peuple, pour le connaître et
laider en frère. Et cétait de ce métier quil vivait
maintenant, après sêtre enfui à la suite dun
attentat manqué contre la vie de lempereur :
pendant un mois, il avait vécu dans la cave dun
fruitier, creusant une mine au travers de la rue,
268
chargeant des bombes, sous la continuelle
menace de sauter avec la maison. Renié par sa
famille, sans argent, mis comme étranger à
lindex des ateliers français qui voyaient en lui un
espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie
de Montsou lavait enfin embauché, dans une
heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en
bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une
semaine le service de jour et une semaine le
service de nuit, si exact, que les chefs le citaient
en exemple.
Tu nas donc jamais soif ? lui demandait
Étienne en riant.
Et il répondait de sa voix douce, presque sans
accent :
Jai soif quand je mange.
Son compagnon le plaisantait aussi sur les
filles, jurait lavoir vu avec une herscheuse dans
les blés, du côté des Bas-de-Soie. Alors, il
haussait les épaules, plein dune indifférence
tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire ? La
femme était pour lui un garçon, un camarade,
quand elle avait la fraternité et le courage dun
269
homme. Autrement, à quoi bon se mettre au coeur
une lâcheté possible ? Ni femme, ni ami, il ne
voulait aucun lien, il était libre de son sang et du
sang des autres.
Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le
cabaret se vidait, Étienne restait ainsi à causer
avec Souvarine. Lui buvait sa bière à petits
coups, le machineur fumait de continuelles
cigarettes, dont le tabac avait, à la longue, roussi
ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique
suivaient la fumée au travers dun rêve ; sa main
gauche, pour soccuper, tâtonnante et nerveuse,
cherchait dans le vide ; et il finissait, dhabitude,
par installer sur ses genoux un lapin familier, une
grosse mère toujours pleine, qui vivait lâchée en
liberté, dans la maison. Cette lapine, quil avait
lui-même appelée Pologne, sétait mise à
ladorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le
grattait de ses pattes, jusquà ce quil leût prise
comme un enfant. Puis, tassée contre lui, ses
oreilles rabattues, elle fermait les yeux ; tandis
que, sans se lasser, dun geste de caresse
inconscient, il passait la main sur la soie grise de
son poil, lair calmé par cette douceur tiède et
270
vivante.
Vous savez, dit un soir Étienne, jai reçu une
lettre de Pluchart.
Il ny avait plus là que Rasseneur. Le dernier
client était parti, rentrant au coron qui se
couchait.
Ah ! sécria le cabaretier, debout devant ses
deux locataires. Où en est-il, Pluchart ?
Étienne, depuis deux mois, entretenait une
correspondance suivie avec le mécanicien de
Lille, auquel il avait eu lidée dapprendre son
embauchement à Montsou, et qui maintenant
lendoctrinait, frappé de la propagande quil
pouvait faire au milieu des mineurs.
Il en est, que lassociation en question
marche très bien. On adhère de tous les côtés,
paraît-il.
Quest-ce que tu en dis, toi, de leur société ?
demanda Rasseneur à Souvarine.
Celui-ci, qui grattait tendrement la tête de
Pologne, souffla un jet de fumée, en murmurant
de son air tranquille :
271
Encore des bêtises !
Mais Étienne senflammait. Toute une
prédisposition de révolte le jetait à la lutte du
travail contre le capital, dans les illusions
premières de son ignorance. Cétait de
lAssociation internationale des travailleurs quil
sagissait, de cette fameuse Internationale qui
venait de se créer à Londres. Ny avait-il pas là
un effort superbe, une campagne où la justice
allait enfin triompher ? Plus de frontières, les
travailleurs du monde entier se levant, sunissant,
pour assurer à louvrier le pain quil gagne. Et
quelle organisation simple et grande : en bas, la
section, qui représente la commune ; puis, la
fédération, qui groupe les sections dune même
province ; puis, la nation, et au-dessus, enfin,
lhumanité, incarnée dans un Conseil général, où
chaque nation était représentée par un secrétaire
correspondant. Avant six mois, on aurait conquis
la terre, on dicterait des lois aux patrons, sils
faisaient les méchants.
Des bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl
Marx en est encore à vouloir laisser agir les
272
forces naturelles. Pas de politique, pas de
conspiration, nest-ce pas ? tout au grand jour, et
uniquement pour la hausse des salaires... Fichezmoi
donc la paix, avec votre évolution ! Allumez
le feu aux quatre coins des villes, fauchez les
peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien
de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il
un meilleur.
Étienne se mit à rire. Il nentendait pas
toujours les paroles de son camarade, cette
théorie de la destruction lui semblait une pose.
Rasseneur, encore plus pratique, et dun bon sens
dhomme établi, ne daigna pas se fâcher. Il
voulait seulement préciser les choses.
Alors, quoi ? tu vas tenter de créer une
section à Montsou ?
Cétait ce que désirait Pluchart, qui était
secrétaire de la fédération du Nord. Il insistait
particulièrement sur les services que
lAssociation rendrait aux mineurs, sils se
mettaient un jour en grève. Étienne, justement,
croyait la grève prochaine : laffaire des bois
finirait mal, il ne fallait plus quune exigence de
273
la Compagnie pour révolter toutes les fosses.
Lembêtant, cest les cotisations, déclara
Rasseneur dun ton judicieux. Cinquante
centimes par an pour le fonds général, deux
francs pour la section, ça na lair de rien, et je
parie que beaucoup refuseront de les donner.
Dautant plus, ajouta Étienne, quon devrait
dabord créer ici une caisse de prévoyance, dont
nous ferions à loccasion une caisse de
résistance... Nimporte, il est temps de songer à
ces choses. Moi, je suis prêt, si les autres sont
prêts.
Il y eut un silence. La lampe à pétrole fumait
sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on
entendait distinctement la pelle dun chauffeur du
Voreux chargeant un foyer de la machine.
Tout est si cher ! reprit madame Rasseneur,
qui était entrée et qui écoutait dun air sombre,
comme grandie dans son éternelle robe noire. Si
je vous disais que jai payé les oeufs vingt-deux
sous... Il faudra que ça pète.
Les trois hommes, cette fois, furent du même
274
avis. Ils parlaient lun après lautre, dune voix
désolée, et les doléances commencèrent.
Louvrier ne pouvait pas tenir le coup, la
révolution navait fait quaggraver ses misères,
cétaient les bourgeois qui sengraissaient depuis
89, si goulûment, quils ne lui laissaient même
pas le fond des plats à torcher. Quon dise un peu
si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable,
dans lextraordinaire accroissement de la richesse
et du bien-être, depuis cent ans ? On sétait fichu
deux en les déclarant libres : oui, libres de crever
de faim, ce dont ils ne se privaient guère. Ça ne
mettait pas du pain dans la huche, de voter pour
des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans
plus songer aux misérables quà leurs vieilles
bottes. Non, dune façon ou dune autre, il fallait
en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par
une entente de bonne amitié, ou que ce fût en
sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les
uns les autres. Les enfants verraient sûrement
cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siècle
ne pouvait sachever sans quil y eût une autre
révolution, celle des ouvriers cette fois, un
chambardement qui nettoierait la société du haut
275
en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et
de justice.
Il faut que ça pète, répéta énergiquement
madame Rasseneur.
Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que
ça pète.
Souvarine flattait maintenant les oreilles de
Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit à
demi-voix, les yeux perdus, comme pour luimême
:
Augmenter le salaire, est-ce quon peut ? Il
est fixé par la loi dairain à la plus petite somme
indispensable, juste le nécessaire pour que les
ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des
enfants... Sil tombe trop bas, les ouvriers
crèvent, et la demande de nouveaux hommes le
fait remonter. Sil monte trop haut, loffre trop
grande le fait baisser... Cest léquilibre des
ventres vides, la condamnation perpétuelle au
bagne de la faim.
Quand il soubliait de la sorte, abordant des
sujets de socialiste instruit, Étienne et Rasseneur
276
demeuraient inquiets, troublés par ses
affirmations désolantes, auxquelles ils ne savaient
que répondre.
Entendez-vous ! reprit-il avec son calme
habituel, en les regardant, il faut tout détruire, ou
la faim repoussera. Oui ! lanarchie, plus rien, la
terre lavée par le sang, purifiée par lincendie !...
On verra ensuite.
Monsieur a bien raison, déclara madame
Rasseneur, qui, dans ses violences
révolutionnaires, se montrait dune grande
politesse.
Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut
pas discuter davantage. Il se leva, en disant :
Allons nous coucher. Tout ça ne
mempêchera pas de me lever à trois heures.
Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de
cigarette collé à ses lèvres, prenait délicatement
la grosse lapine sous le ventre, pour la poser à
terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se
séparèrent en silence, les oreilles bourdonnantes,
la tête comme enflée des questions graves quils
277
remuaient.
Et, chaque soir, cétaient des conversations
semblables, dans la salle nue, autour de lunique
chope quÉtienne mettait une heure à vider. Un
fonds didées obscures, endormies en lui,
sagitait, sélargissait. Dévoré surtout du besoin
de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter
des livres à son voisin, qui malheureusement ne
possédait guère que des ouvrages allemands et
russes. Enfin, il sétait fait prêter un livre français
sur les Sociétés coopératives, encore des bêtises,
disait Souvarine ; et il lisait aussi régulièrement
un journal que ce dernier recevait, le Combat,
feuille anarchiste publiée à Genève. Dailleurs,
malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait
toujours aussi fermé, avec son air de camper dans
la vie, sans intérêts, ni sentiments, ni biens
daucune sorte.
Ce fut vers les premiers jours de juillet que la
situation dÉtienne saméliora. Au milieu de cette
vie monotone, sans cesse recommençante de la
mine, un accident sétait produit : les chantiers de
la veine Guillaume venaient de tomber sur un
278
brouillage, toute une perturbation dans la couche,
qui annonçait certainement lapproche dune
faille ; et, en effet, on avait bientôt rencontré cette
faille, que les ingénieurs, malgré leur grande
connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela
bouleversait la fosse, on ne causait que de la
veine disparue, glissée sans doute plus bas, de
lautre côté de la faille. Les vieux mineurs
ouvraient déjà les narines, comme de bons chiens
lancés à la chasse de la houille. Mais, en
attendant, les chantiers ne pouvaient rester les
bras croisés, et des affiches annoncèrent que la
Compagnie allait mettre aux enchères de
nouveaux marchandages.
Maheu, un jour, à la sortie, accompagna
Étienne et lui offrit dentrer comme haveur dans
son marchandage, à la place de Levaque passé à
un autre chantier. Laffaire était déjà arrangée
avec le maître-porion et lingénieur, qui se
montraient très contents du jeune homme. Aussi
Étienne neut-il quà accepter ce rapide
avancement, heureux de lestime croissante où
Maheu le tenait.
279
Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la
fosse prendre connaissance des affiches. Les
tailles mises aux enchères se trouvaient à la veine
Filonnière, dans la galerie nord du Voreux. Elles
semblaient peu avantageuses, le mineur hochait
la tête à la lecture que le jeune homme lui faisait
des conditions. En effet, le lendemain, quand ils
furent descendus et quil leut emmené visiter la
veine, il lui fit remarquer léloignement de
laccrochage, la nature ébouleuse du terrain, le
peu dépaisseur et la dureté du charbon. Pourtant,
si lon voulait manger, il fallait travailler. Aussi,
le dimanche suivant, allèrent-ils aux enchères, qui
avaient lieu dans la baraque, et que lingénieur de
la fosse, assisté du maître-porion, présidait, en
labsence de lingénieur divisionnaire. Cinq à six
cents charbonniers se trouvaient là, en face de la
petite estrade, plantée dans un coin ; et les
adjudications marchaient dun tel train, quon
entendait seulement un sourd tumulte de voix,
des chiffres criés, étouffés par dautres chiffres.
Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir
obtenir un des quarante marchandages offerts par
la Compagnie. Tous les concurrents baissaient,
280
inquiets des bruits de crise, pris de la panique du
chômage. Lingénieur Négrel ne se pressait pas
devant cet acharnement, laissait tomber les
enchères aux plus bas chiffres possibles, tandis
que Dansaert, désireux de hâter encore les
choses, mentait sur lexcellence des marchés. Il
fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mètres
davancement, luttât contre un camarade, qui
sobstinait, lui aussi ; à tour de rôle, ils retiraient
chacun un centime de la berline ; et, sil demeura
vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire,
que le porion Richomme, debout derrière lui, se
fâchait entre ses dents, le poussait du coude, en
grognant avec colère que jamais il ne sen tirerait,
à ce prix-là.
Quand ils sortirent, Étienne jurait. Et il éclata
devant Chaval, qui revenait des blés en
compagnie de Catherine, flânant, pendant que le
beau-père soccupait des affaires sérieuses.
Nom de Dieu ! cria-t-il, en voilà un
égorgement !... Alors, aujourdhui, cest louvrier
quon force à manger louvrier !
Chaval semporta ; jamais il naurait baissé,
281
lui ! Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que
cétait dégoûtant. Mais Étienne les fit taire dun
geste de sourde violence.
Ça finira, nous serons les maîtres, un jour !
Maheu, resté muet depuis les enchères, parut
séveiller. Il répéta :
Les maîtres... Ah ! foutu sort ! ce ne serait
pas trop tôt !
282
II
Cétait le dernier dimanche de juillet, le jour
de la ducasse de Montsou. Dès le samedi soir, les
bonnes ménagères du coron avaient lavé leur
salle à grande eau, un déluge, des seaux jetés à la
volée sur les dalles et contre les murs ; et le sol
nétait pas encore sec, malgré le sable blanc dont
on le semait, tout un luxe coûteux pour ces
bourses de pauvre. Cependant, la journée
sannonçait très chaude, un de ces lourds ciels,
écrasants dorage, qui étouffent en été les
campagnes du Nord, plates et nues, à linfini.
Le dimanche bouleversait les heures du lever,
chez les Maheu. Tandis que le père, à partir de
cinq heures, senrageait au lit, shabillait quand
même, les enfants faisaient jusquà neuf heures la
grasse matinée. Ce jour-là, Maheu alla fumer une
pipe dans son jardin, finit par revenir manger une
tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la
283
matinée, sans trop savoir à quoi : il raccommoda
le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un
portrait du prince impérial quon avait donné aux
petits. Cependant, les autres descendaient un à
un, le père Bonnemort avait sorti une chaise pour
sasseoir au soleil, la mère et Alzire sétaient
mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut,
poussant devant elle Lénore et Henri quelle
venait dhabiller ; et onze heures sonnaient,
lodeur du lapin qui bouillait avec des pommes de
terre emplissait déjà la maison, lorsque Zacharie
et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux
bouffis, bâillant encore.
Du reste, le coron était en lair, allumé par la
fête, dans le coup de feu du dîner, quon hâtait
pour filer en bandes à Montsou. Des troupes
denfants galopaient, des hommes en bras de
chemise traînaient des savates, avec le
déhanchement paresseux des jours de repos. Les
fenêtres et les portes, grandes ouvertes au beau
temps, laissaient voir la file des salles, toutes
débordantes, en gestes et en cris, du grouillement
des familles. Et, dun bout à lautre des façades,
ça sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui
284
combattait ce jour-là lodeur invétérée de
loignon frit.
Les Maheu dînèrent à midi sonnant. Ils ne
menaient pas grand vacarme, au milieu des
bavardages de porte à porte, des voisinages
mêlant les femmes, dans un continuel remous
dappels, de réponses, dobjets prêtés, de mioches
chassés ou ramenés dune claque. Dailleurs, ils
étaient en froid depuis trois semaines avec leurs
voisins, les Levaque, au sujet du mariage de
Zacharie et de Philomène. Les hommes se
voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus
se connaître. Cette brouille avait resserré les
rapports avec la Pierronne. Seulement, la
Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie,
était partie de grand matin pour passer la journée
chez une cousine, à Marchiennes ; et lon
plaisantait, car on la connaissait, la cousine : elle
avait des moustaches, elle était maître-porion au
Voreux. La Maheude déclara que ce nétait guère
propre, de lâcher sa famille, un dimanche de
ducasse.
Outre le lapin aux pommes de terre, quils
285
engraissaient dans le carin depuis un mois, les
Maheu avaient une soupe grasse et le boeuf. La
paie de quinzaine était justement tombée la veille.
Ils ne se souvenaient pas dun pareil régal. Même
à la dernière Sainte-Barbe, cette fête des mineurs
où ils ne font rien de trois jours, le lapin navait
pas été si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de
mâchoires, depuis la petite Estelle dont les dents
commençaient à pousser, jusquau vieux
Bonnemort en train de perdre les siennes,
travaillaient dun tel coeur, que les os eux-mêmes
disparaissaient. Cétait bon, la viande ; mais ils la
digéraient mal, ils en voyaient trop rarement.
Tout y passa, il ne resta quun morceau de bouilli
pour le soir. On ajouterait des tartines, si lon
avait faim.
Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert
lattendait, derrière lécole. Et ils rôdèrent
longtemps avant de débaucher Lydie, que la
Brûlé voulait retenir près delle, décidée à ne pas
sortir. Quand elle saperçut de la fuite de lenfant,
elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que
Pierron, ennuyé de ce tapage, sen allait flâner
tranquillement, dun air de mari qui samuse sans
286
remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a
du plaisir.
Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu
se décida à prendre lair, après avoir demandé à
la Maheude si elle le rejoindrait, là-bas. Non, elle
ne pouvait guère, cétait une vraie corvée, avec
les petits ; peut-être que oui tout de même, elle
réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsquil
fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins,
pour voir si Levaque était prêt. Mais il trouva
Zacharie qui attendait Philomène ; et la Levaque
venait dentamer léternel sujet du mariage, criait
quon se fichait delle, quelle aurait une dernière
explication avec la Maheude. Était-ce une
existence, de garder les enfants sans père de sa
fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux ?
Philomène ayant tranquillement fini de mettre
son bonnet, Zacharie lemmena, en répétant que
lui voulait bien, si sa mère voulait. Du reste,
Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya aussi la
voisine à sa femme et se hâta de sortir.
Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage,
les deux coudes sur la table, refusa obstinément
loffre amicale dune chope. Il restait à la maison,
287
en bon mari.
Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous
les hommes sen allaient les uns derrière les
autres ; tandis que les filles, guettant sur les
portes, partaient du côté opposé, au bras de leurs
galants. Comme son père tournait le coin de
léglise, Catherine, qui aperçut Chaval, se hâta de
le rejoindre, pour prendre avec lui la route de
Montsou. Et la mère demeurée seule, au milieu
des enfants débandés, ne trouvait pas la force de
quitter sa chaise, se versait un second verre de
café brûlant, quelle buvait à petits coups. Dans le
coron, il ny avait plus que les femmes,
sinvitant, achevant dégoutter les cafetières,
autour des tables encore chaudes et grasses du
dîner.
Maheu flairait que Levaque était à lAvantage,
et il descendit chez Rasseneur, sans hâte. En
effet, derrière le débit, dans le jardin étroit fermé
dune haie, Levaque faisait une partie de quilles
avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le
père Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la
boule, tellement absorbés, quils oubliaient même
288
de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait
daplomb, il ny avait quune raie dombre, le
long du cabaret ; et Étienne était là, buvant sa
chope devant une table, ennuyé de ce que
Souvarine venait de le lâcher pour monter dans sa
chambre. Presque tous les dimanches, le
machineur senfermait, écrivait ou lisait.
Joues-tu ? demanda Levaque à Maheu.
Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il
crevait déjà de soif.
Rasseneur ! appela Étienne. Apporte donc
une chope.
Et, se retournant vers Maheu :
Tu sais, cest moi qui paie.
Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne
se pressait guère, il fallut lappeler à trois
reprises ; et ce fut madame Rasseneur qui apporta
de la bière tiède. Le jeune homme avait baissé la
voix pour se plaindre de la maison : des braves
gens sans doute, des gens dont les idées étaient
bonnes ; seulement, la bière ne valait rien, et des
soupes exécrables ! Dix fois déjà, il aurait changé
289
de pension, sil navait pas reculé devant la
course de Montsou. Un jour ou lautre, il finirait
par chercher au coron une famille.
Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente,
bien sûr, tu serais mieux dans une famille.
Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu
toutes les quilles dun coup. Mouque et
Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au
milieu du tumulte un silence de profonde
approbation. Et la joie dun tel coup déborda en
plaisanteries, surtout lorsque les joueurs
aperçurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de
la Mouquette. Elle rôdait là depuis une heure, elle
sétait enhardie à sapprocher, en entendant les
rires.
Comment ! tu es seule ? cria Levaque. Et tes
amoureux ?
Mes amoureux, je les ai remisés, réponditelle
avec une belle gaieté impudente. Jen
cherche un.
Tous soffrirent, la chauffèrent de gros mots.
Elle refusait de la tête, riait plus fort, faisait la
290
gentille. Son père, du reste, assistait à ce jeu, sans
même quitter des yeux les quilles abattues.
Va ! continua Levaque en jetant un regard
vers Étienne, on se doute bien de celui que tu
reluques, ma fille !... Faudra le prendre de force.
Étienne, alors, ségaya. Cétait en effet autour
de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non,
amusé pourtant, mais sans avoir la moindre envie
delle. Quelques minutes encore, elle resta
plantée derrière la haie, le regardant de ses grands
yeux fixes ; puis, elle sen alla avec lenteur, le
visage brusquement sérieux, comme accablée par
le lourd soleil.
À demi-voix, Étienne avait repris de longues
explications quil donnait à Maheu, sur la
nécessité, pour les charbonniers de Montsou, de
fonder une caisse de prévoyance.
Puisque la Compagnie prétend quelle nous
laisse libres, répétait-il, que craignons-nous ?
Nous navons que ses pensions, et elle les
distribue à son gré, du moment où elle ne nous
fait aucune retenue. Eh bien ! il serait prudent de
créer, à côté de son bon plaisir, une association
291
mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions
compter au moins, dans les cas de besoins
immédiats.
Et il précisait des détails, discutait
lorganisation, promettait de prendre toute la
peine.
Moi, je veux bien, dit enfin Maheu
convaincu. Seulement, ce sont les autres... Tâche
de décider les autres.
Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour
vider les chopes. Mais Maheu refusa den boire
une seconde : on verrait plus tard, la journée
nétait pas finie. Il venait de songer à Pierron. Où
pouvait-il être, Pierron ? sans doute à lestaminet
Lenfant. Et il décida Étienne et Levaque, tous
trois partirent pour Montsou, au moment où une
nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de
lAvantage.
En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit
Casimir, puis à lestaminet du Progrès. Des
camarades les appelaient par les portes ouvertes :
pas moyen de dire non. Chaque fois, cétait une
chope, deux sils faisaient la politesse de rendre.
292
Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient
quatre paroles, et ils recommençaient plus loin,
très raisonnables, connaissant la bière, dont ils
pouvaient semplir, sans autre ennui que de la
pisser trop vite, au fur et à mesure, claire, comme
de leau de roche. À lestaminet Lenfant, ils
tombèrent droit sur Pierron qui achevait sa
deuxième chope, et qui, pour ne pas refuser de
trinquer, en avala une troisième. Eux, burent
naturellement la leur. Maintenant, ils étaient
quatre, ils sortirent avec le projet de voir si
Zacharie ne serait pas à lestaminet Tison. La
salle était vide, ils demandèrent une chope pour
lattendre un moment. Ensuite, ils songèrent à
lestaminet Saint-Éloi, y acceptèrent une tournée
du porion Richomme, vaguèrent dès lors de débit
en débit, sans prétexte, histoire uniquement de se
promener.
Faut aller au Volcan ! dit tout dun coup
Levaque, qui sallumait.
Les autres se mirent à rire, hésitants, puis
accompagnèrent le camarade, au milieu de la
cohue croissante de la ducasse. Dans la salle
293
étroite et longue du Volcan, sur une estrade de
planches dressée au fond, cinq chanteuses, le
rebut des filles publiques de Lille, défilaient, avec
des gestes et un décolletage de monstres ; et les
consommateurs donnaient dix sous, lorsquils en
voulaient une, derrière les planches de lestrade.
Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs,
jusquà des galibots de quatorze ans, toute la
jeunesse des fosses, buvant plus de genièvre que
de bière. Quelques vieux mineurs se risquaient
aussi, les maris paillards des corons, ceux dont
les ménages tombaient à lordure.
Dès que leur société fut assise autour dune
petite table, Étienne sempara de Levaque, pour
lui expliquer son idée dune caisse de
prévoyance. Il avait la propagande obstinée des
nouveaux convertis, qui se créent une mission.
Chaque membre, répétait-il, pourrait bien
verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous
accumulés, on aurait, en quatre ou cinq ans, un
magot ; et, quand on a de largent, on est fort,
nest-ce pas ? dans nimporte quelle occasion...
Hein ! quen dis-tu ?
294
Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque
dun air distrait. On en causera.
Une blonde énorme lexcitait ; et il sentêta à
rester, lorsque Maheu et Pierron, après avoir bu
leur chope, voulurent partir, sans attendre une
seconde romance.
Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la
Mouquette, qui semblait les suivre. Elle était
toujours là, à le regarder de ses grands yeux fixes,
riant de son rire de bonne fille, comme pour dire :
« Veux-tu ? » Le jeune homme plaisanta, haussa
les épaules. Alors, elle eut un geste de colère et se
perdit dans la foule.
Où est donc Chaval ? demanda Pierron.
Cest vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez
Piquette... Allons chez Piquette.
Mais, comme ils arrivaient tous trois à
lestaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la
porte, les arrêta. Zacharie menaçait du poing un
cloutier wallon, trapu et flegmatique ; tandis que
Chaval, les mains dans les poches, regardait.
Tiens ! le voilà, Chaval, reprit
295
tranquillement Maheu. Il est avec Catherine.
Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et
son galant se promenaient à travers la ducasse.
Cétait, le long de la route de Montsou, de cette
large rue aux maisons basses et peinturlurées,
dévalant en lacet, un flot de peuple qui roulait
sous le soleil, pareil à une traînée de fourmis,
perdues dans la nudité rase de la plaine.
Léternelle boue noire avait séché, une poussière
noire montait, volait ainsi quune nuée dorage.
Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde,
rallongeaient leurs tables jusquau pavé, où
stationnait un double rang de camelots, des
bazars en plein vent, des fichus et des miroirs
pour les filles, des couteaux et des casquettes
pour les garçons ; sans compter les douceurs, des
dragées et des biscuits. Devant léglise, on tirait
de larc. Il y avait des jeux de boules, en face des
Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, à côté
de la Régie, dans un enclos de planches, on se
ruait à un combat de coqs, deux grands coqs
rouges, armés déperons de fer, dont la gorge
ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on
gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et
296
il se faisait de longs silences, la cohue buvait,
sempiffrait sans un cri, une muette indigestion
de bière et de pommes de terre frites sélargissait,
dans la grosse chaleur, que les poêles de friture,
bouillant en plein air, augmentaient encore.
Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un
fichu de trois francs à Catherine. À chaque tour,
ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui
étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la
traversaient côte à côte, de leurs jambes lourdes.
Mais une autre rencontre les indigna, ils
aperçurent Jeanlin en train dexciter Bébert et
Lydie à voler les bouteilles de genièvre dun
débit de hasard, installé au bord dun terrain
vague. Catherine ne put que gifler son frère, la
petite galopait déjà avec une bouteille. Ces
satanés enfants finiraient au bagne.
Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-
Coupée, Chaval eut lidée dy faire entrer son
amoureuse, pour assister à un concours de
pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours.
Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes,
sétaient rendus à lappel, chacun avec une
297
douzaine de cages ; et les petites cages obscures,
où les pinsons aveuglés restaient immobiles, se
trouvaient déjà accrochées à une palissade, dans
la cour du cabaret. Il sagissait de compter celui
qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois
la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une
ardoise, se tenait près de ses cages, marquant,
surveillant ses voisins, surveillé lui-même. Et les
pinsons étaient partis, les « chichouïeux » au
chant plus gras, les « batisecouics » dune
sonorité aiguë, tout dabord timides, ne risquant
que de rares phrases, puis sexcitant les uns les
autres, pressant le rythme, puis emportés enfin
dune telle rage démulation, quon en voyait
tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les
fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de
chanter encore, encore, encore un petit coup ;
tandis que les spectateurs, une centaine de
personnes, demeuraient muets, passionnés, au
milieu de cette musique infernale de cent quatrevingts
pinsons répétant tous la même cadence, à
contretemps. Ce fut un « batisecouic » qui gagna
le premier prix, une cafetière en fer battu.
Catherine et Chaval étaient là, lorsque
298
Zacharie et Philomène entrèrent. On se serra la
main, on resta ensemble. Mais, brusquement,
Zacharie se fâcha, en surprenant un cloutier, venu
par curiosité avec les camarades, qui pinçait les
cuisses de sa soeur ; et elle, très rouge, le faisait
taire, tremblante à lidée dune tuerie, de tous ces
cloutiers se jetant sur Chaval, sil ne voulait pas
quon la pinçât. Elle avait bien senti lhomme,
elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son
galant se contentait de ricaner, tous les quatre
sortirent, laffaire sembla finie. Et, à peine
étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope,
voilà que le cloutier avait reparu, se fichant
deux, leur soufflant sous le nez, dun air de
provocation. Zacharie, outré dans ses bons
sentiments de famille, sétait rué sur linsolent.
Cest ma soeur, cochon !... Attends, nom de
Dieu ! je vais te la faire respecter !
On se précipita entre les deux hommes, tandis
que Chaval, très calme, répétait :
Laisse donc, ça me regarde... Je te dis que je
me fous de lui !
Maheu arrivait avec sa société, et il calma
299
Catherine et Philomène, déjà en larmes. On riait
maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu.
Pour achever de noyer ça, Chaval, qui était chez
lui à lestaminet Piquette, offrit des chopes.
Étienne dut trinquer avec Catherine, tous burent
ensemble, le père, la fille et son galant, le fils et
sa maîtresse, en disant poliment : « À la santé de
la compagnie ! » Pierron ensuite sobstina à payer
sa tournée. Et lon était très daccord, lorsque
Zacharie fut repris dune rage, à la vue de son
camarade Mouquet. Il lappela, pour aller faire,
disait-il, son affaire au cloutier.
Faut que je le crève !... Tiens ! Chaval, garde
Philomène avec Catherine. Je vais revenir.
Maheu, à son tour, offrait des chopes. Après
tout, si le garçon voulait venger sa soeur, ce
nétait pas dun mauvais exemple. Mais, depuis
quelle avait vu Mouquet, Philomène,
tranquillisée, hochait la tête. Bien sûr que les
deux bougres avaient filé au Volcan.
Les soirs de ducasse, on terminait la fête au
bal du Bon-Joyeux. Cétait la veuve Désir qui
tenait ce bal, une forte mère de cinquante ans,
300
dune rotondité de tonneau, mais dune telle
verdeur, quelle avait encore six amoureux, un
pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les
six à la fois le dimanche. Elle appelait tous les
charbonniers ses enfants, attendrie à lidée du
fleuve de bière quelle leur versait depuis trente
années ; et elle se vantait aussi que pas une
herscheuse ne devenait grosse, sans sêtre, à
lavance, dégourdi les jambes chez elle. Le Bon-
Joyeux se composait de deux salles : le cabaret,
où se trouvaient le comptoir et des tables ; puis,
communiquant de plain-pied par une large baie,
le bal, vaste pièce planchéiée au milieu
seulement, dallée de briques autour. Une
décoration lornait, deux guirlandes de fleurs en
papier qui se croisaient dun angle à lautre du
plafond, et que réunissait, au centre, une
couronne des mêmes fleurs ; tandis que, le long
des murs, saignaient des écussons dorés, portant
des noms de saints, saint Éloi, patron des ouvriers
du fer, saint Crépin, patron des cordonniers,
sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le
calendrier des corporations. Le plafond était si
bas, que les trois musiciens, dans leur tribune,
301
grande comme une chaire à prêcher, sécrasaient
la tête. Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre
lampes à pétrole, aux quatre coins du bal.
Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait,
au plein jour des fenêtres. Mais ce fut vers sept
heures que les salles semplirent. Dehors, un vent
dorage sétait levé, soufflant de grandes
poussières noires, qui aveuglaient le monde et
grésillaient dans les poêles de friture. Maheu,
Étienne et Pierron, entrés pour sasseoir, venaient
de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec
Catherine, tandis que Philomène, toute seule, les
regardait. Ni Levaque ni Zacharie navaient
reparu. Comme il ny avait pas de bancs autour
du bal, Catherine, après chaque danse, se reposait
à la table de son père. On appela Philomène, mais
elle était mieux debout. Le jour tombait, les trois
musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans
la salle, que le remuement des hanches et des
gorges, au milieu dune confusion de bras. Un
vacarme accueillit les quatre lampes, et
brusquement tout séclaira, les faces rouges, les
cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes
volantes, balayant lodeur forte des couples en
302
sueur. Maheu montra à Étienne la Mouquette,
qui, ronde et grasse comme une vessie de
saindoux, tournait violemment aux bras dun
grand moulineur maigre : elle avait dû se
consoler et prendre un homme.
Enfin, il était huit heures, lorsque la Maheude
parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa
marmaille, Alzire, Henri et Lénore. Elle venait
tout droit retrouver là son homme, sans craindre
de se tromper. On souperait plus tard, personne
navait faim, lestomac noyé de café, épaissi de
bière. Dautres femmes arrivaient, on chuchota en
voyant, derrière la Maheude, entrer la Levaque,
accompagnée de Bouteloup, qui amenait par la
main Achille et Désirée, les petits de Philomène.
Et les deux voisines semblaient très daccord,
lune se retournait, causait avec lautre. En
chemin, il y avait eu une grosse explication, la
Maheude sétait résignée au mariage de Zacharie,
désolée de perdre le gain de son aîné, mais
vaincue par cette raison quelle ne pouvait le
garder davantage sans injustice. Elle tâchait donc
de faire bon visage, le coeur anxieux, en
ménagère qui se demandait comment elle
303
joindrait les deux bouts, maintenant que
commençait à partir le plus clair de sa bourse.
Mets-toi là, voisine, dit-elle en montrant une
table, près de celle où Maheu buvait avec Étienne
et Pierron.
Mon mari nest pas avec vous ? demanda la
Levaque.
Les camarades lui contèrent quil allait
revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les
mioches, si à létroit dans lécrasement des
buveurs, que les deux tables nen formaient
quune. On demanda des chopes. En apercevant
sa mère et ses enfants, Philomène sétait décidée
à sapprocher. Elle accepta une chaise, elle parut
contente dapprendre quon la mariait enfin ;
puis, comme on cherchait Zacharie, elle répondit
de sa voix molle :
Je lattends, il est par là.
Maheu avait échangé un regard avec sa
femme. Elle consentait donc ? Il devint sérieux,
fuma en silence. Lui aussi était pris de
linquiétude du lendemain, devant lingratitude
304
de ces enfants qui se marieraient un à un, en
laissant leurs parents dans la misère.
On dansait toujours, une fin de quadrille
noyait le bal dans une poussière rousse ; les murs
craquaient, un piston poussait des coups de sifflet
aigus, pareil à une locomotive en détresse ; et,
quand les danseurs sarrêtèrent, ils fumaient
comme des chevaux.
Tu te souviens ? dit la Levaque en se
penchant à loreille de la Maheude, toi qui parlais
détrangler Catherine, si elle faisait la bêtise !
Chaval ramenait Catherine à la table de la
famille, et tous deux, debout derrière le père,
achevaient leur chope.
Bah ! murmura la Maheude dun air résigné,
on dit ça... Mais ce qui me tranquillise, cest
quelle ne peut pas avoir denfant, ah ! ça, jen
suis bien sûre !... Vois-tu quelle accouche aussi,
celle-là, et que je sois forcée de la marier !
Quest-ce que nous mangerions, alors ?
Maintenant, cétait une polka que sifflait le
piston ; et, pendant que lassourdissement
305
recommençait, Maheu communiqua tout bas à sa
femme une idée. Pourquoi ne prenaient-ils pas un
logeur, Étienne par exemple, qui cherchait une
pension ? Ils auraient de la place, puisque
Zacharie allait les quitter, et largent quils
perdraient de ce côté-là, ils le regagneraient en
partie de lautre. Le visage de la Maheude
séclairait : sans doute, bonne idée, il fallait
arranger ça. Elle semblait sauvée de la faim une
fois encore, sa belle humeur revint si vive, quelle
commanda une nouvelle tournée de chopes.
Étienne, cependant, tâchait dendoctriner
Pierron, auquel il expliquait son projet dune
caisse de prévoyance. Il lui avait fait promettre
dadhérer, lorsquil eut limprudence de
découvrir son véritable but.
Et, si nous nous mettons en grève, tu
comprends lutilité de cette caisse. Nous nous
fichons de la Compagnie, nous trouvons là les
premiers fonds pour lui résister... Hein ? cest dit,
tu en es ?
Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. Il
bégaya :
306
Je réfléchirai... Quand on se conduit bien,
cest la meilleure caisse de secours.
Alors, Maheu sempara dÉtienne et lui
proposa de le prendre comme logeur, carrément,
en brave homme. Le jeune homme accepta de
même, très désireux dhabiter le coron, dans
lidée de vivre davantage avec les camarades. On
régla laffaire en trois mots, la Maheude déclara
quon attendrait le mariage des enfants.
Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec
Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient
les odeurs du Volcan, une haleine de genièvre,
une aigreur musquée de filles mal tenues. Ils
étaient très ivres, lair content deux-mêmes, se
poussant du coude et ricanant. Lorsquil sut
quon le mariait enfin, Zacharie se mit à rire si
fort, quil en étranglait. Paisiblement, Philomène
déclara quelle aimait mieux le voir rire que
pleurer. Comme il ny avait plus de chaise,
Bouteloup sétait reculé pour céder la moitié de la
sienne à Levaque. Et celui-ci, soudainement très
attendri de voir quon était tous là, en famille, fit
une fois de plus servir de la bière.
307
Nom de Dieu ! on ne samuse pas si
souvent ! gueulait-il.
Jusquà dix heures, on resta. Des femmes
arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener
leurs hommes ; des bandes denfants suivaient à
la queue ; et les mères ne se gênaient plus,
sortaient des mamelles longues et blondes comme
des sacs davoine, barbouillaient de lait les
poupons joufflus ; tandis que les petits qui
marchaient déjà, gorgés de bière et à quatre pattes
sous les tables, se soulageaient sans honte. Cétait
une mer montante de bière, les tonnes de la veuve
Désir éventrées, la bière arrondissant les panses,
coulant de partout, du nez, des yeux et dailleurs.
On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait
une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin,
tous égayés, épanouis de se sentir ainsi les
coudes. Un rire continu tenait les bouches
ouvertes, fendues jusquaux oreilles. Il faisait une
chaleur de four, on cuisait, on se mettait à laise,
la chair dehors, dorée dans lépaisse fumée des
pipes ; et le seul inconvénient était de se
déranger, une fille se levait de temps à autre,
allait au fond, près de la pompe, se troussait, puis
308
revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les
danseurs ne se voyaient plus, tellement ils
suaient ; ce qui encourageait les galibots à
culbuter les herscheuses, au hasard des coups de
reins. Mais, lorsquune gaillarde tombait avec un
homme par-dessus elle, le piston couvrait leur
chute de sa sonnerie enragée, le branle des pieds
les roulait, comme si le bal se fût éboulé sur eux.
Quelquun, en passant, avertit Pierron que sa
fille Lydie dormait à la porte, en travers du
trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volée,
elle était saoule, et il dut lemporter à son cou,
pendant que Jeanlin et Bébert, plus solides, le
suivaient de loin, trouvant ça très farce. Ce fut le
signal du départ, des familles sortirent du Bon-
Joyeux, les Maheu et les Levaque se décidèrent à
retourner au coron. À ce moment, le père
Bonnemort et le vieux Mouque quittaient aussi
Montsou, du même pas de somnambules, entêtés
dans le silence de leurs souvenirs. Et lon rentra
tous ensemble, on traversa une dernière fois la
ducasse, les poêles de friture qui se figeaient, les
estaminets doù les dernières chopes coulaient en
ruisseaux, jusquau milieu de la route. Lorage
309
menaçait toujours, des rires montèrent, dès quon
eut quitté les maisons éclairées, pour se perdre
dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait
des blés mûrs, il dut se faire beaucoup denfants,
cette nuit-là. On arriva débandé au coron. Ni les
Levaque ni les Maheu ne soupèrent avec appétit,
et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du
matin.
Étienne avait emmené Chaval boire encore
chez Rasseneur.
Jen suis ! dit Chaval, quand le camarade lui
eut expliqué laffaire de la caisse de prévoyance.
Tape là-dedans, tu es un bon !
Un commencement divresse faisait flamber
les yeux dÉtienne. Il cria :
Oui, soyons daccord... Vois-tu, moi, pour la
justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il
ny a quune chose qui me chauffe le coeur, cest
lidée que nous allons balayer les bourgeois.
310
III
Vers le milieu daoût, Étienne sinstalla chez
les Maheu, lorsque Zacharie marié put obtenir de
la Compagnie, pour Philomène et ses deux
enfants, une maison libre du coron ; et, dans les
premiers temps, le jeune homme éprouva une
gêne en face de Catherine.
Cétait une intimité de chaque minute, il
remplaçait partout le frère aîné, partageait le lit
de Jeanlin, devant le lit de la grande soeur. Au
coucher, au lever, il devait se déshabiller, se
rhabiller près delle, la voyait elle-même ôter et
remettre ses vêtements. Quand le dernier jupon
tombait, elle apparaissait dune blancheur pâle,
de cette neige transparente des blondes
anémiques ; et il éprouvait une continuelle
émotion, à la trouver si blanche, les mains et le
visage déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de
ses talons à son col, où la ligne du hâle tranchait
311
nettement en un collier dambre. Il affectait de se
détourner ; mais il la connaissait peu à peu : les
pieds dabord que ses yeux baissés rencontraient ;
puis, un genou entrevu, lorsquelle se glissait
sous la couverture ; puis, la gorge aux petits seins
rigides, dès quelle se penchait le matin sur la
terrine. Elle, sans le regarder, se hâtait pourtant,
était en dix secondes dévêtue et allongée près
dAlzire, dun mouvement si souple de
couleuvre, quil retirait à peine ses souliers,
quand elle disparaissait, tournant le dos, ne
montrant plus que son lourd chignon.
Jamais, du reste, elle neut à se fâcher. Si une
sorte dobsession le faisait, malgré lui, guetter de
loeil linstant où elle se couchait, il évitait les
plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les
parents étaient là, et il gardait en outre pour elle
un sentiment fait damitié et de rancune, qui
lempêchait de la traiter en fille quon désire, au
milieu des abandons de leur vie devenue
commune, à la toilette, aux repas, pendant le
travail, sans que rien deux ne leur restât secret,
pas même les besoins intimes. Toute la pudeur de
la famille sétait réfugiée dans le lavage
312
quotidien, auquel la jeune fille maintenant
procédait seule dans la pièce du haut, tandis que
les hommes se baignaient en bas, lun après
lautre.
Et, au bout du premier mois, Étienne et
Catherine semblaient déjà ne plus se voir, quand,
le soir, avant déteindre la chandelle, ils
voyageaient déshabillés par la chambre. Elle
avait cessé de se hâter, elle reprenait son habitude
ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit,
les bras en lair, remontant sa chemise jusquà ses
cuisses ; et lui, sans pantalon, laidait parfois,
cherchait les épingles quelle perdait. Lhabitude
tuait la honte dêtre nu, ils trouvaient naturel
dêtre ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce
nétait pas leur faute, sil ny avait quune
chambre pour tant de monde. Des troubles
cependant leur revenaient, tout dun coup, aux
moments où ils ne songeaient à rien de coupable.
Après ne plus avoir vu la pâleur de son corps
pendant des soirées, il la revoyait brusquement
toute blanche, de cette blancheur qui le secouait
dun frisson, qui lobligeait à se détourner, par
crainte de céder à lenvie de la prendre. Elle,
313
dautres soirs, sans raison apparente, tombait
dans un émoi pudique, fuyait, se coulait entre les
draps, comme si elle avait senti les mains de ce
garçon la saisir. Puis, la chandelle éteinte, ils
comprenaient quils ne sendormaient pas, quils
songeaient lun à lautre, malgré leur fatigue.
Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le
lendemain, car ils préféraient les soirs de
tranquillité, où ils se mettaient à laise, en
camarades.
Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin,
qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait
dun léger souffle, on retrouvait le matin Lénore
et Henri aux bras lun de lautre, tels quon les
avait couchés. Dans la maison noire, il ny avait
dautre bruit que les ronflements de Maheu et de
la Maheude, roulant à intervalles réguliers,
comme des soufflets de forge. En somme,
Étienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le
lit nétait pas mauvais, et lon changeait les draps
une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure
soupe, il souffrait seulement de la rareté de la
viande. Mais tous en étaient là, il ne pouvait
exiger, pour quarante-cinq francs de pension,
314
davoir un lapin à chaque repas. Ces quarantecinq
francs aidaient la famille, on finissait par
joindre les deux bouts, en laissant toujours de
petites dettes en arrière ; et les Maheu se
montraient reconnaissants envers leur logeur, son
linge était lavé, raccommodé, ses boutons
recousus, ses affaires mises en ordre ; enfin, il
sentait autour de lui la propreté et les bons soins
dune femme.
Ce fut lépoque où Étienne entendit les idées
qui bourdonnaient dans son crâne. Jusque-là, il
navait eu que la révolte de linstinct, au milieu
de la sourde fermentation des camarades. Toutes
sortes de questions confuses se posaient à lui :
pourquoi la misère des uns ? pourquoi la richesse
des autres ? pourquoi ceux-ci sous le talon de
ceux-là, sans lespoir de jamais prendre leur
place ? Et sa première étape fut de comprendre
son ignorance. Une honte secrète, un chagrin
caché le rongèrent dès lors : il ne savait rien, il
nosait causer de ces choses qui le passionnaient,
légalité de tous les hommes, léquité qui voulait
un partage entre eux des biens de la terre. Aussi
se prit-il pour létude du goût sans méthode des
315
ignorants affolés de science. Maintenant, il était
en correspondance régulière avec Pluchart, plus
instruit, très lancé dans le mouvement socialiste.
Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal
digérée acheva de lexalter : un livre de médecine
surtout, lHygiène du mineur, où un docteur belge
avait résumé les maux dont se meurt le peuple
des houillères ; sans compter des traités
déconomie politique dune aridité technique
incompréhensible, des brochures anarchistes qui
le bouleversaient, danciens numéros de journaux
quil gardait ensuite comme des arguments
irréfutables, dans des discussions possibles.
Souvarine, du reste, lui prêtait aussi des volumes,
et louvrage sur les Sociétés coopératives lavait
fait rêver pendant un mois dune association
universelle déchange, abolissant largent, basant
sur le travail la vie sociale entière. La honte de
son ignorance sen allait, il lui venait un orgueil,
depuis quil se sentait penser.
Durant ces premiers mois, Étienne en resta au
ravissement des néophytes, le coeur débordant
dindignations généreuses contre les oppresseurs,
se jetant à lespérance du prochain triomphe des
316
opprimés. Il nen était point encore à se fabriquer
un système, dans la vague de ses lectures. Les
revendications pratiques de Rasseneur se
mêlaient en lui aux violences destructives de
Souvarine ; et, quand il sortait du cabaret de
lAvantage, où il continuait presque chaque jour à
déblatérer avec eux contre la Compagnie, il
marchait dans un rêve, il assistait à la
régénération radicale des peuples, sans que cela
dût coûter une vitre cassée ni une goutte de sang.
Dailleurs, les moyens dexécution demeuraient
obscurs, il préférait croire que les choses iraient
très bien, car sa tête se perdait, dès quil voulait
formuler un programme de reconstruction. Il se
montrait même plein de modération et
dinconséquence, il répétait parfois quil fallait
bannir la politique de la question sociale, une
phrase quil avait lue et qui lui semblait bonne à
dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques où
il vivait.
Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on
sattardait une demi-heure, avant de monter se
coucher. Toujours Étienne reprenait la même
causerie. Depuis que sa nature saffirmait, il se
317
trouvait blessé davantage par les promiscuités du
coron. Est-ce quon était des bêtes, pour être ainsi
parqués, les uns contre les autres, au milieu des
champs, si entassés quon ne pouvait changer de
chemise sans montrer son derrière aux voisins !
Et comme cétait bon pour la santé, et comme les
filles et les garçons sy pourrissaient forcément
ensemble !
Dame ! répondait Maheu, si lon avait plus
dargent, on aurait plus daise... Tout de même,
cest bien vrai que ça ne vaut rien pour personne,
de vivre les uns sur les autres. Ça finit toujours
par des hommes saouls et par des filles pleines.
Et la famille partait de là, chacun disait son
mot, pendant que le pétrole de la lampe viciait
lair de la salle, déjà empuantie doignon frit.
Non, sûrement, la vie nétait pas drôle. On
travaillait en vraies brutes à un travail qui était la
punition des galériens autrefois, on y laissait la
peau plus souvent quà son tour, tout ça pour ne
pas même avoir de la viande sur sa table, le soir.
Sans doute on avait sa pâtée quand même, on
mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans
318
crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si lon
volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on
dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, cétait de se
saouler ou de faire un enfant à sa femme ; encore
la bière vous engraissait trop le ventre, et
lenfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non,
ça navait rien de drôle.
Alors, la Maheude sen mêlait.
Lembêtant, voyez-vous, cest lorsquon se
dit que ça ne peut pas changer... Quand on est
jeune, on simagine que le bonheur viendra, on
espère des choses ; et puis, la misère recommence
toujours, on reste enfermé là-dedans... Moi, je ne
veux du mal à personne, mais il y a des fois où
cette injustice me révolte.
Un silence se faisait, tous soufflaient un
instant, dans le malaise vague de cet horizon
fermé. Seul, le père Bonnemort, sil était là,
ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne
se tracassait pas de la sorte : on naissait dans le
charbon, on tapait à la veine, sans en demander
davantage ; tandis que, maintenant, il passait un
air qui donnait de lambition aux charbonniers.
319
Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une
bonne chope est une bonne chope... Les chefs,
cest souvent de la canaille ; mais il y aura
toujours des chefs, pas vrai ? Inutile de se casser
la tête à réfléchir là-dessus.
Du coup, Étienne sanimait. Comment ! la
réflexion serait défendue à louvrier ! Eh !
justement, les choses changeraient bientôt, parce
que louvrier réfléchissait à cette heure. Du temps
du vieux, le mineur vivait dans la mine comme
une brute, comme une machine à extraire la
houille, toujours sous la terre, les oreilles et les
yeux bouchés aux événements du dehors. Aussi
les riches qui gouvernent avaient-ils beau jeu de
sentendre, de le vendre et de lacheter, pour lui
manger la chair : il ne sen doutait même pas.
Mais, à présent, le mineur séveillait au fond,
germait dans la terre ainsi quune vraie graine ; et
lon verrait un matin ce quil pousserait au beau
milieu des champs : oui, il pousserait des
hommes, une armée dhommes qui rétabliraient
la justice. Est-ce que tous les citoyens nétaient
pas égaux depuis la Révolution ? Puisquon
votait ensemble, est-ce que louvrier devait rester
320
lesclave du patron qui le payait ? Les grandes
Compagnies, avec leurs machines, écrasaient
tout, et lon navait même plus contre elles les
garanties de lancien temps, lorsque des gens du
même métier, réunis en corps, savaient se
défendre. Cétait pour ça, nom de Dieu ! et pour
dautres choses, que tout péterait un jour, grâce à
linstruction. On navait quà voir dans le coron
même : les grands-pères nauraient pu signer leur
nom, les pères le signaient déjà, et quant aux fils,
ils lisaient et écrivaient comme des professeurs.
Ah ! ça poussait, ça poussait petit à petit, une
rude moisson dhommes, qui mûrissait au soleil !
Du moment quon nétait plus collé chacun à sa
place pour lexistence entière, et quon pouvait
avoir lambition de prendre la place du voisin,
pourquoi donc naurait-on pas joué des poings, en
tâchant dêtre le plus fort ?
Maheu, ébranlé, restait cependant plein de
défiance.
Dès quon bouge, on vous rend votre livret,
disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le
mineur qui aura la peine, sans lespoir dun gigot
321
de temps à autre, en récompense.
Muette depuis un moment, la Maheude sortait
comme dun songe.
Encore si ce que les curés racontent était
vrai, si les pauvres gens de ce monde étaient
riches dans lautre !
Un éclat de rire linterrompait, les enfants euxmêmes
haussaient les épaules, tous devenus
incrédules au vent du dehors, gardant la peur
secrète des revenants de la fosse, mais ségayant
du ciel vide.
Ah ! ouiche, les curés ! sécriait Maheu.
Sils croyaient ça, ils mangeraient moins et ils
travailleraient davantage, pour se réserver là-haut
une bonne place... Non, quand on est mort, on est
mort.
La Maheude poussait de grands soupirs.
Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !
Puis, les mains tombées sur les genoux, dun
air daccablement immense :
Alors, cest bien vrai, nous sommes foutus,
nous autres.
322
Tous se regardaient. Le père Bonnemort
crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa
pipe éteinte, loubliait à sa bouche. Alzire
écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord
de la table. Mais Catherine surtout, le menton
dans la main, ne quittait pas Étienne de ses
grands yeux clairs, lorsquil se récriait, disant sa
foi, ouvrant lavenir enchanté de son rêve social.
Autour deux, le coron se couchait, on
nentendait plus que les pleurs perdus dun enfant
ou la querelle dun ivrogne attardé. Dans la salle,
le coucou battait lentement, une fraîcheur
dhumidité montait des dalles sablées, malgré
létouffement de lair.
En voilà encore des idées ! disait le jeune
homme. Est-ce que vous avez besoin dun bon
Dieu et de son paradis pour être heureux ? Est-ce
que vous ne pouvez pas vous faire à vous-mêmes
le bonheur sur la terre ?
Dune voix ardente, il parlait sans fin. Cétait,
brusquement, lhorizon fermé qui éclatait, une
trouée de lumière souvrait dans la vie sombre de
ces pauvres gens. Léternel recommencement de
323
la misère, le travail de brute, ce destin de bétail
qui donne sa laine et quon égorge, tout le
malheur disparaissait, comme balayé par un
grand coup de soleil ; et, sous un éblouissement
de féerie, la justice descendait du ciel. Puisque le
bon Dieu était mort, la justice allait assurer le
bonheur des hommes, en faisant régner légalité
et la fraternité. Une société nouvelle poussait en
un jour, ainsi que dans les songes, une ville
immense, dune splendeur de mirage, où chaque
citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des
joies communes. Le vieux monde pourri était
tombé en poudre, une humanité jeune, purgée de
ses crimes, ne formait plus quun seul peuple de
travailleurs, qui avait pour devise : à chacun
suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses
oeuvres. Et, continuellement, ce rêve sélargissait,
sembellissait, dautant plus séducteur, quil
montait plus haut dans limpossible.
Dabord, la Maheude refusait dentendre, prise
dune sourde épouvante. Non, non, cétait trop
beau, on ne devait pas sembarquer dans ces
idées, car elles rendaient la vie abominable
ensuite, et lon aurait tout massacré alors, pour
324
être heureux. Quand elle voyait luire les yeux de
Maheu, troublé, conquis, elle sinquiétait, elle
criait, en interrompant Étienne :
Nécoute pas, mon homme ! Tu vois bien
quil nous fait des contes... Est-ce que les
bourgeois consentiront jamais à travailler comme
nous ?
Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur
elle. Elle finissait par sourire, limagination
éveillée, entrant dans ce monde merveilleux de
lespoir. Il était si doux doublier pendant une
heure la réalité triste ! Lorsquon vit comme des
bêtes, le nez à terre, il faut bien un coin de
mensonge, où lon samuse à se régaler des
choses quon ne possédera jamais. Et ce qui la
passionnait, ce qui la mettait daccord avec le
jeune homme, cétait lidée de la justice.
Ça, vous avez raison ! criait-elle. Moi, quand
une affaire est juste, je me ferais hacher... Et,
vrai ! ce serait juste, de jouir à notre tour.
Maheu, alors, osait senflammer.
Tonnerre de Dieu ! je ne suis pas riche, mais
325
je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir
avant davoir vu tout ça... Quel chambardement !
Hein ? sera-ce bientôt, et comment sy prendra-ton
?
Étienne recommençait à parler. La vieille
société craquait, ça ne pouvait durer au-delà de
quelques mois, affirmait-il carrément. Sur les
moyens dexécution, il se montrait plus vague,
mêlant ses lectures, ne craignant pas, devant des
ignorants, de se lancer dans des explications où il
se perdait lui-même. Tous les systèmes y
passaient, adoucis dune certitude de triomphe
facile, dun baiser universel qui terminerait le
malentendu des classes ; sans tenir compte
pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et
les bourgeois, quon serait peut-être forcé de
mettre à la raison. Et les Maheu avaient lair de
comprendre, approuvaient, acceptaient les
solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des
nouveaux croyants, pareils à ces chrétiens des
premiers temps de lÉglise, qui attendaient la
venue dune société parfaite, sur le fumier du
monde antique. La petite Alzire accrochait des
mots, simaginait le bonheur sous limage dune
326
maison très chaude, où les enfants jouaient et
mangeaient tant quils voulaient. Catherine, sans
bouger, le menton toujours dans la main, restait
les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait,
elle avait un léger frisson, toute pâle, comme
prise de froid.
Mais la Maheude regardait le coucou.
Neuf heures passées, est-il permis ! Jamais
on ne se lèvera demain.
Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal à
laise, désespérés. Il leur semblait quils venaient
dêtre riches, et quils retombaient dun coup
dans leur crotte. Le père Bonnemort, qui partait
pour la fosse, grognait que ces histoires-là ne
rendaient pas la soupe meilleure ; tandis que les
autres montaient à la file, en sapercevant de
lhumidité des murs et de létouffement empesté
de lair. En haut, dans le sommeil lourd du coron,
Étienne, lorsque Catherine sétait mise au lit la
dernière et avait soufflé la chandelle, lentendait
se retourner fiévreusement, avant de sendormir.
Souvent, à ces causeries, des voisins se
pressaient, Levaque qui sexaltait aux idées de
327
partage, Pierron que la prudence faisait aller se
coucher, dès quon sattaquait à la Compagnie.
De loin en loin, Zacharie entrait un instant ; mais
la politique lassommait, il préférait descendre à
lAvantage, pour boire une chope. Quant à
Chaval, il renchérissait, voulait du sang. Presque
tous les soirs, il passait une heure chez les
Maheu ; et, dans cette assiduité, il y avait une
jalousie inavouée, la peur quon ne lui volât
Catherine. Cette fille, dont il se lassait déjà, lui
était devenue chère, depuis quun homme
couchait près delle et pouvait la prendre, la nuit.
Linfluence dÉtienne sélargissait, il
révolutionnait peu à peu le coron. Cétait une
propagande sourde, dautant plus sûre, quil
grandissait dans lestime de tous. La Maheude,
malgré sa défiance de ménagère prudente, le
traitait avec considération, en jeune homme qui la
payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le
nez toujours dans un livre ; et elle lui faisait, chez
les voisines, une réputation de garçon instruit,
dont celles-ci abusaient, en le priant décrire leurs
lettres. Il était une sorte dhomme daffaires,
chargé des correspondances, consulté par les
328
ménages sur les cas délicats. Aussi, dès le mois
de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse
caisse de prévoyance, très précaire encore, ne
comptant que les habitants du coron ; mais il
espérait bien obtenir ladhésion des charbonniers
de toutes les fosses, surtout si la Compagnie,
restée passive, ne le gênait pas davantage. On
venait de le nommer secrétaire de lassociation, et
il touchait même de petits appointements, pour
ses écritures. Cela le rendait presque riche. Si un
mineur marié narrive pas à joindre les deux
bouts, un garçon sobre, nayant aucune charge,
peut réaliser des économies.
Dès lors, il sopéra chez Étienne une
transformation lente. Des instincts de coquetterie
et de bien-être, endormis dans sa pauvreté, se
révélèrent, lui firent acheter des vêtements de
drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du
coup il passa chef, tout le coron se groupa autour
de lui. Ce furent des satisfactions damour-propre
délicieuses, il se grisa de ces premières
jouissances de la popularité : être à la tête des
autres, commander, lui si jeune et qui la veille
encore était un manoeuvre, lemplissait dorgueil,
329
agrandissait son rêve dune révolution prochaine,
où il jouerait un rôle. Son visage changea, il
devint grave, il sécouta parler ; tandis que son
ambition naissante enfiévrait ses théories et le
poussait aux idées de bataille.
Cependant, lautomne savançait, les froids
doctobre avaient rouillé les petits jardins du
coron. Derrière les lilas maigres, les galibots ne
culbutaient plus les herscheuses sur le carin ; et il
ne restait que les légumes dhiver, les choux
perlés de gelée blanche, les poireaux et les
salades de conserve. De nouveau, les averses
battaient les tuiles rouges, coulaient dans les
tonneaux, sous les gouttières, avec des bruits de
torrent. Dans chaque maison, le feu ne
refroidissait pas, chargé de houille, empoisonnant
la salle close. Cétait encore une saison de grande
misère qui commençait.
En octobre, par une de ces premières nuits
glaciales, Étienne, fiévreux davoir parlé, en bas,
ne put sendormir. Il avait regardé Catherine se
glisser sous la couverture, puis souffler la
chandelle. Elle paraissait toute secouée, elle
330
aussi, tourmentée dune de ces pudeurs qui la
faisaient encore se hâter parfois, si
maladroitement, quelle se découvrait davantage.
Dans lobscurité, elle restait comme morte ; mais
il entendait quelle ne dormait pas non plus ; et, il
le sentait, elle songeait à lui, ainsi quil songeait à
elle : jamais ce muet échange de leur être ne les
avait emplis dun tel trouble. Des minutes
sécoulèrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle
sembarrassait seulement, malgré leur effort pour
le retenir. À deux reprises, il fut sur le point de se
lever et de la prendre. Cétait imbécile, davoir un
si gros désir lun de lautre, sans jamais se
contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur
envie ? Les enfants dormaient, elle voulait bien
tout de suite, il était certain quelle lattendait en
étouffant, quelle refermerait les bras sur lui,
muette, les dents serrées. Près dune heure se
passa. Il nalla pas la prendre, elle ne se retourna
pas, de peur de lappeler. Plus ils vivaient côte à
côte, et plus une barrière sélevait, des hontes,
des répugnances, des délicatesses damitié, quils
nauraient pu expliquer eux-mêmes.
331
IV
Écoute, dit la Maheude à son homme,
puisque tu vas à Montsou pour la paie, rapportemoi
donc une livre de café et un kilo de sucre.
Il recousait un de ses souliers, afin dépargner
le raccommodage.
Bon ! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.
Je te chargerais bien de passer aussi chez le
boucher... Un morceau de veau, hein ? il y a si
longtemps quon nen a pas vu.
Cette fois, il leva la tête.
Tu crois donc que jai à toucher des mille et
des cents... La quinzaine est trop maigre, avec
leur sacrée idée darrêter constamment le travail.
Tous deux se turent. Cétait après le déjeuner,
un samedi de la fin doctobre. La Compagnie,
sous le prétexte du dérangement causé par la
paie, avait encore, ce jour-là, suspendu
332
lextraction, dans toutes ses fosses. Saisie de
panique devant la crise industrielle qui
saggravait, ne voulant pas augmenter son stock
déjà lourd, elle profitait des moindres prétextes
pour forcer ses dix mille ouvriers au chômage.
Tu sais quÉtienne tattend chez Rasseneur,
reprit la Maheude. Emmène-le, il sera plus malin
que toi pour se débrouiller, si lon ne vous
comptait pas vos heures.
Maheu approuva de la tête.
Et cause donc à ces messieurs de laffaire de
ton père. Le médecin sentend avec la Direction...
Nest-ce pas ? vieux, que le médecin se trompe,
que vous pouvez encore travailler ?
Depuis dix jours, le père Bonnemort, les pattes
engourdies comme il disait, restait cloué sur une
chaise. Elle dut répéter sa question, et il grogna :
Bien sûr que je travaillerai. On nest pas fini
parce quon a mal aux jambes. Tout ça, cest des
histoires quils inventent pour ne pas me donner
la pension de cent quatre-vingts francs.
La Maheude songeait aux quarante sous du
333
vieux, quil ne lui rapporterait peut-être jamais
plus, et elle eut un cri dangoisse.
Mon Dieu ! nous serons bientôt tous morts,
si ça continue.
Quand on est mort, dit Maheu, on na plus
faim.
Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à
partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne
devait être payé que vers quatre heures. Aussi les
hommes ne se pressaient-il pas, sattardant, filant
un à un, poursuivis par les femmes qui les
suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup
leur donnaient des commissions, pour les
empêcher de soublier dans les estaminets.
Chez Rasseneur, Étienne était venu aux
nouvelles. Des bruits inquiétants couraient, on
disait la Compagnie de plus en plus mécontente
des boisages. Elle accablait les ouvriers
damendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce
nétait là que la querelle avouée, il y avait
dessous toute une complication, des causes
secrètes et graves.
334
Justement, lorsque Étienne arriva, un
camarade qui buvait une chope, au retour de
Montsou, racontait quune affiche était collée
chez le caissier ; mais il ne savait pas bien ce
quon lisait sur cette affiche. Un second entra,
puis un troisième ; et chacun apportait une
histoire différente. Il semblait certain, cependant,
que la Compagnie avait pris une résolution.
Quest-ce que tu en dis, toi ? demanda
Étienne, en sasseyant près de Souvarine, à une
table, où, pour unique consommation, se trouvait
un paquet de tabac.
Le machineur ne se pressa point, acheva de
rouler une cigarette.
Je dis que cétait facile à prévoir. Ils vont
vous pousser à bout.
Lui seul avait lintelligence assez déliée pour
analyser la situation. Il lexpliquait de son air
tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise,
était bien forcée de réduire ses frais, si elle ne
voulait pas succomber ; et, naturellement, ce
seraient les ouvriers qui devraient se serrer le
ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant
335
un prétexte quelconque. Depuis deux mois la
houille restait sur le carreau de ses fosses,
presque toutes les usines chômaient. Comme elle
nosait chômer aussi, effrayée devant linaction
ruineuse du matériel, elle rêvait un moyen terme,
peut-être une grève, doù son peuple de mineurs
sortirait dompté et moins payé. Enfin, la nouvelle
caisse de prévoyance linquiétait, devenait une
menace pour lavenir, tandis quune grève len
débarrasserait, en la vidant, lorsquelle était peu
garnie encore.
Rasseneur sétait assis près dÉtienne, et tous
deux écoutaient dun air consterné. On pouvait
causer à voix haute, il ny avait plus là que
madame Rasseneur, assise au comptoir.
Quelle idée ! murmura le cabaretier.
Pourquoi tout ça ? La Compagnie na aucun
intérêt à une grève, et les ouvriers non plus. Le
mieux est de sentendre.
Cétait fort sage. Il se montrait toujours pour
les revendications raisonnables. Même, depuis la
rapide popularité de son ancien locataire, il
outrait ce système du progrès possible, disant
336
quon nobtenait rien, lorsquon voulait tout avoir
dun coup. Dans sa bonhomie dhomme gras,
nourri de bière, montait une jalousie secrète,
aggravée par la désertion de son débit, où les
ouvriers du Voreux entraient moins boire et
lécouter ; et il en arrivait ainsi parfois à défendre
la Compagnie, oubliant sa rancune dancien
mineur congédié.
Alors, tu es contre la grève ? cria madame
Rasseneur, sans quitter le comptoir.
Et, comme il répondait oui, énergiquement,
elle le fit taire.
Tiens ! tu nas pas de coeur, laisse parler ces
messieurs !
Étienne songeait, les yeux sur la chope quelle
lui avait servie. Enfin, il leva la tête.
Cest bien possible, tout ce que le camarade
raconte, et il faudra nous y résoudre, à cette
grève, si lon nous y force... Pluchart, justement,
ma écrit là-dessus des choses très justes. Lui
aussi est contre la grève, car louvrier en souffre
autant que le patron, sans arriver à rien de décisif.
337
Seulement, il voit là une occasion excellente pour
déterminer nos hommes à entrer dans sa grande
machine... Dailleurs, voici sa lettre.
En effet, Pluchart, désolé des méfiances que
lInternationale rencontrait chez les mineurs de
Montsou, espérait les voir adhérer en masse, si un
conflit les obligeait à lutter contre la Compagnie.
Malgré ses efforts, Étienne navait pu placer une
seule carte de membre, donnant du reste le
meilleur de son influence à sa caisse de secours,
beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse était
encore si pauvre, quelle devait être vite épuisée,
comme le disait Souvarine ; et, fatalement, les
grévistes se jetteraient alors dans lAssociation
des travailleurs, pour que leurs frères de tous les
pays leur vinssent en aide.
Combien avez-vous en caisse ? demanda
Rasseneur.
À peine trois mille francs, répondit Étienne.
Et vous savez que la Direction ma fait appeler
avant-hier. Oh ! ils sont très polis, ils mont
répété quils nempêchaient pas leurs ouvriers de
créer un fonds de réserve. Mais jai bien compris
338
quils en voulaient le contrôle... De toute
manière, nous aurons une bataille de ce côté-là.
Le cabaretier sétait mis à marcher, en sifflant
dun air dédaigneux. Trois mille francs ! questce
que vous voulez quon fiche avec ça ? Il ny
aurait pas six jours de pain, et si lon comptait sur
des étrangers, des gens qui habitaient
lAngleterre, on pouvait tout de suite se coucher
et avaler sa langue. Non, cétait trop bête, cette
grève !
Alors, pour la première fois, des paroles aigres
furent échangées entre ces deux hommes, qui,
dordinaire, finissaient par sentendre, dans leur
haine commune du capital.
Voyons, et toi, quen dis-tu ? répéta Étienne,
en se tournant vers Souvarine.
Celui-ci répondit par un mot de mépris
habituel.
Les grèves ? des bêtises !
Puis, au milieu du silence fâché qui sétait fait,
il ajouta doucement :
En somme, je ne dis pas non, si ça vous
339
amuse : ça ruine les uns, ça tue les autres, et cest
toujours autant de nettoyé... Seulement, de ce
train-là, on mettrait bien mille ans pour
renouveler le monde. Commencez donc par me
faire sauter ce bagne où vous crevez tous !
De sa main fine, il désignait le Voreux, dont
on apercevait les bâtiments par la porte restée
ouverte. Mais un drame imprévu linterrompit :
Pologne, la grosse lapine familière, qui sétait
hasardée dehors, rentrait dun bond, fuyant sous
les pierres dune bande de galibots ; et, dans son
effarement, les oreilles rabattues, la queue
retroussée, elle vint se réfugier contre ses jambes,
limplorant, le grattant, pour quil la prît. Quand
il leut couchée sur ses genoux, il labrita de ses
deux mains, il tomba dans cette sorte de
somnolence rêveuse, où le plongeait la caresse de
ce poil doux et tiède.
Presque aussitôt, Maheu entra. Il ne voulut
rien boire, malgré linsistance polie de madame
Rasseneur, qui vendait sa bière comme si elle
leût offerte. Étienne sétait levé, et tous deux
partirent pour Montsou.
340
Les jours de paie aux Chantiers de la
Compagnie, Montsou semblait en fête, comme
par les beaux dimanches de ducasse. De tous les
corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau
du caissier étant très petit, ils préféraient attendre
à la porte, ils stationnaient par groupes sur le
pavé, barraient la route dune queue de monde
renouvelée sans cesse. Des camelots profitaient
de loccasion, sinstallaient avec leurs bazars
roulants, étalaient jusquà de la faïence et de la
charcuterie. Mais cétaient surtout les estaminets
et les débits qui faisaient une bonne recette, car
les mineurs, avant dêtre payés, allaient prendre
patience devant les comptoirs, puis y retournaient
arroser leur paie, dès quils lavaient en poche.
Encore se montraient-ils très sages, lorsquils ne
lachevaient pas au Volcan.
À mesure que Maheu et Étienne avancèrent au
milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-là,
monter une exaspération sourde. Ce nétait pas
lordinaire insouciance de largent touché et
écorné dans les cabarets. Des poings se serraient,
des mots violents couraient de bouche en bouche.
341
Cest vrai, alors ? demanda Maheu à Chaval,
quil rencontra devant lestaminet Piquette, ils
ont fait la saleté ?
Mais Chaval se contenta de répondre par un
grognement furieux, en jetant un regard oblique
sur Étienne. Depuis le renouvellement du
marchandage, il sétait embauché avec dautres,
mordu peu à peu denvie contre le camarade, ce
dernier venu qui se posait en maître, et dont tout
le coron, disait-il, léchait les bottes. Cela se
compliquait dune querelle damoureux, il
nemmenait plus Catherine à Réquillart ou
derrière le terri, sans laccuser, en termes
abominables, de coucher avec le logeur de sa
mère ; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle
dun sauvage désir.
Maheu lui adressa une autre question.
Est-ce que le Voreux passe ?
Et comme il tournait le dos, après avoir dit
oui, dun signe de tête, les deux hommes se
décidèrent à entrer aux Chantiers.
La caisse était une petite pièce rectangulaire,
342
séparée en deux par un grillage. Sur les bancs, le
long des murs, cinq ou six mineurs attendaient ;
tandis que le caissier, aidé dun commis, en
payait un autre, debout devant le guichet, sa
casquette à la main. Au-dessus du banc de
gauche, une affiche jaune se trouvait collée, toute
fraîche dans le gris enfumé des plâtres ; et cétait
là que, depuis le matin, défilaient continuellement
des hommes. Ils entraient par deux ou par trois,
restaient plantés, puis sen allaient sans un mot,
avec une secousse des épaules, comme si on leur
eût cassé léchine.
Il y avait justement deux charbonniers devant
laffiche, un jeune à tête carrée de brute, un vieux
très maigre, la face hébétée par lâge. Ni lun ni
lautre ne savait lire, le jeune épelait en remuant
les lèvres, le vieux se contentait de regarder
stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir,
sans comprendre.
Lis-nous donc ça, dit à son compagnon
Maheu, qui nétait pas fort non plus sur la lecture.
Alors, Étienne se mit à lire laffiche. Cétait
un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes
343
les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu
de soin apporté au boisage, lasse dinfliger des
amendes inutiles, elle avait pris la résolution
dappliquer un nouveau mode de paiement, pour
labattage de la houille. Désormais, elle paierait
le boisage à part, au mètre cube de bois descendu
et employé, en se basant sur la quantité
nécessaire à un bon travail. Le prix de la berline
de charbon abattu serait naturellement baissé,
dans une proportion de cinquante centimes à
quarante, suivant dailleurs la nature et
léloignement des tailles. Et un calcul assez
obscur tâchait détablir que cette diminution de
dix centimes se trouverait exactement compensée
par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie
ajoutait que, voulant laisser à chacun le temps de
se convaincre des avantage présentés par ce
nouveau mode, elle comptait seulement
lappliquer à partir du lundi, 1er décembre.
Si vous lisiez moins haut, là-bas ! cria le
caissier. On ne sentend plus.
Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte
de lobservation. Sa voix tremblait, et quand il
344
eut fini, tous continuèrent à regarder fixement
laffiche. Le vieux mineur et le jeune avaient lair
dattendre encore ; puis, ils partirent, les épaules
cassées.
Nom de Dieu ! murmura Maheu.
Lui et son compagnon sétaient assis.
Absorbés, la tête basse, tandis que le défilé
continuait en face du papier jaune, ils calculaient.
Est-ce quon se fichait deux ! jamais ils ne
rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes
diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils
huit centimes, et cétait deux centimes que leur
volait la Compagnie, sans compter le temps
quun travail soigné leur prendrait. Voilà donc où
elle voulait en venir, à cette baisse de salaire
déguisée ! Elle réalisait des économies dans la
poche de ses mineurs.
Nom de Dieu de nom de Dieu ! répéta
Maheu en relevant la tête. Nous sommes des
jean-foutre, si nous acceptons ça !
Mais le guichet se trouvait libre, il sapprocha
pour être payé. Les chefs de marchandage se
présentaient seuls à la caisse, puis répartissaient
345
largent entre leurs hommes, ce qui gagnait du
temps.
Maheu et consorts, dit le commis, veine
Filonnière, taille numéro sept.
Il cherchait sur les listes, que lon dressait en
dépouillant les livrets, où les porions, chaque jour
et par chantier, relevaient le nombre des berlines
extraites. Puis, il répéta :
Maheu et consorts, veine Filonnière, taille
numéro sept... Cent trente-cinq francs.
Le caissier paya.
Pardon, monsieur, balbutia le haveur saisi,
êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?
Il regardait ce peu dargent, sans le ramasser,
glacé dun petit frisson qui lui coulait au coeur.
Certes, il sattendait à une paie mauvaise, mais
elle ne pouvait se réduire à si peu, ou il devait
avoir mal compté. Lorsquil aurait remis leur part
à Zacharie, à Étienne et à lautre camarade qui
remplaçait Chaval, il lui resterait au plus
cinquante francs pour lui, son père, Catherine et
Jeanlin.
346
Non, non je ne me trompe pas, reprit
lemployé. Il faut enlever deux dimanches et
quatre jours de chômage : donc, ça vous fait neuf
jours de travail.
Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas :
neuf jours donnaient à lui environ trente francs,
dix-huit à Catherine, neuf à Jeanlin. Quant au
père Bonnemort, il navait que trois journées.
Nimporte, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs
de Zacharie et des deux camarades, ça faisait
sûrement davantage.
Et noubliez pas les amendes, acheva le
commis. Vingt francs damendes pour boisages
défectueux.
Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs
damendes, quatre journées de chômage ! Alors,
le compte y était. Dire quil avait rapporté
jusquà des quinzaines de cent cinquante francs,
lorsque le père Bonnemort travaillait et que
Zacharie nétait pas encore en ménage !
À la fin le prenez-vous ? cria le caissier
impatienté. Vous voyez bien quun autre attend...
Si vous nen voulez pas, dites-le.
347
Comme Maheu se décidait à ramasser largent
de sa grosse main tremblante, lemployé le retint.
Attendez, jai là votre nom. Toussaint
Maheu, nest-ce pas ?... Monsieur le secrétaire
général désire vous parler. Entrez, il est seul.
Étourdi, louvrier se trouva dans un cabinet,
meublé de vieil acajou, tendu de reps vert déteint.
Et il écouta pendant cinq minutes le secrétaire
général, un grand monsieur blême, qui lui parlait
par-dessus les papiers de son bureau, sans se
lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles
lempêchait dentendre. Il comprit vaguement
quil était question de son père, dont la retraite
allait être mise à létude, pour la pension de cent
cinquante francs, cinquante ans dâge et quarante
années de service. Puis, il lui sembla que la voix
du secrétaire devenait plus dure. Cétait une
réprimande, on laccusait de soccuper de
politique, une allusion fut faite à son logeur et à
la caisse de prévoyance ; enfin, on lui conseillait
de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui
était un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il
voulut protester, ne put prononcer que des mots
348
sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts
fébriles, et se retira, en bégayant :
Certainement, monsieur le secrétaire...
Jassure à monsieur le secrétaire...
Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui
lattendait, il éclata.
Je suis un jean-foutre, jaurais dû
répondre !... Pas de quoi manger du pain, et des
sottises encore ! Oui, cest contre toi quil en a, il
ma dit que le coron était empoisonné... Et quoi
faire ? nom de Dieu ! plier léchine, dire merci. Il
a raison, cest le plus sage.
Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de
crainte. Étienne songeait dun air sombre. De
nouveau, ils traversèrent les groupes qui barraient
la rue. Lexaspération croissait, une exaspération
de peuple calme, un murmure grondant dorage,
sans violence de gestes, terrible au-dessus de
cette masse lourde. Quelques têtes sachant
compter avaient fait le calcul, et les deux
centimes gagnés par la Compagnie sur les bois
circulaient, exaltaient les crânes les plus durs.
Mais cétait surtout lenragement de cette paie
349
désastreuse, la révolte de la faim, contre le
chômage et les amendes. Déjà on ne mangeait
plus, quallait-on devenir, si lon baissait encore
les salaires ? Dans les estaminets, on se fâchait
tout haut, la colère séchait tellement les gosiers,
que le peu dargent touché restait sur les
comptoirs.
De Montsou au coron, Étienne et Maheu
néchangèrent pas une parole. Lorsque ce dernier
entra, la Maheude, qui était seule avec les
enfants, remarqua tout de suite quil avait les
mains vides.
Eh bien, tu es gentil ! dit-elle. Et mon café,
et mon sucre, et la viande ? Un morceau de veau
ne taurait pas ruiné.
Il ne répondait point, étranglé dune émotion
quil renfonçait. Puis, dans ce visage épais
dhomme durci aux travaux des mines, il y eut un
gonflement de désespoir, et de grosses larmes
crevèrent des yeux, tombèrent en pluie chaude. Il
sétait abattu sur une chaise, il pleurait comme un
enfant, en jetant les cinquante francs sur la table.
Tiens ! bégaya-t-il, voilà ce que je te
350
rapporte... Cest notre travail à tous.
La Maheude regarda Étienne, le vit muet et
accablé. Alors, elle pleura aussi. Comment faire
vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour
quinze jours ? Son aîné les avait quittés, le vieux
ne pouvait plus remuer les jambes : cétait la
mort bientôt. Alzire se jeta au cou de sa mère,
bouleversée de lentendre pleurer. Estelle hurlait,
Lénore et Henri sanglotaient.
Et, du coron entier, monta bientôt le même cri
de misère. Les hommes étaient rentrés, chaque
ménage se lamentait devant le désastre de cette
paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des
femmes parurent, criant au-dehors, comme si
leurs plaintes neussent pu tenir sous les plafonds
des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais
elles ne la sentaient pas, elles sappelaient sur les
trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur
main, largent touché.
Regardez ! ils lui ont donné ça, nest-ce pas
se foutre du monde ?
Moi, voyez ! je nai seulement pas de quoi
payer le pain de la quinzaine.
351
Et moi donc ! comptez un peu, il me faudra
encore vendre mes chemises.
La Maheude était sortie comme les autres. Un
groupe se forma autour de la Levaque, qui criait
le plus fort ; car son soûlard de mari navait pas
même reparu, elle devinait que, grosse ou petite,
la paie allait se fondre au Volcan. Philomène
guettait Maheu, pour que Zacharie nentamât
point la monnaie. Et il ny avait que la Pierronne
qui semblât assez calme, ce cafard de Pierron
sarrangeant toujours, on ne savait comment, de
manière à avoir, sur le livret du porion, plus
dheures que les camarades. Mais la Brûlé
trouvait ça lâche de la part de son gendre, elle
était avec celles qui semportaient, maigre et
droite au milieu du groupe, le poing tendu vers
Montsou.
Dire, cria-t-elle sans nommer les
Hennebeau, que jai vu, ce matin, leur bonne
passer en calèche !... Oui, la cuisinière dans la
calèche à deux chevaux, allant à Marchiennes
pour avoir du poisson, bien sûr !
Une clameur monta, les violences
352
recommencèrent. Cette bonne en tablier blanc,
menée au marché de la ville voisine dans la
voiture des maîtres, soulevait une indignation.
Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur
fallait donc du poisson quand même ? Ils nen
mangeraient peut-être pas toujours, du poisson :
le tour du pauvre monde viendrait. Et les idées
semées par Étienne poussaient, sélargissaient
dans ce cri de révolte. Cétait limpatience devant
lâge dor promis, la hâte davoir sa part du
bonheur, au-delà de cet horizon de misère, fermé
comme une tombe. Linjustice devenait trop
grande, ils finiraient par exiger leur droit,
puisquon leur retirait le pain de la bouche. Les
femmes surtout auraient voulu entrer dassaut,
tout de suite, dans cette cité idéale du progrès, où
il ny aurait plus de misérables. Il faisait presque
nuit, et la pluie redoublait, quelles emplissaient
encore le coron de leurs larmes, au milieu de la
débandade glapissante des enfants.
Le soir, à lAvantage, la grève fut décidée.
Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine
lacceptait comme un premier pas. Dun mot,
Étienne résuma la situation : si elle voulait
353
décidément la grève, la Compagnie aurait la
grève.
354
V
Une semaine se passa, le travail continuait,
soupçonneux et morne, dans lattente du conflit.
Chez les Maheu, la quinzaine sannonçait
comme devant être plus maigre encore. Aussi la
Maheude saigrissait-elle, malgré sa modération
et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne
sétait pas avisée de découcher une nuit ? Le
lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si
malade de cette aventure, quelle navait pu se
rendre à la fosse ; et elle pleurait, elle racontait
quil ny avait point de sa faute, car cétait
Chaval qui lavait gardée, menaçant de la battre,
si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il
voulait lempêcher de retourner dans le lit
dÉtienne, où il savait bien, disait-il, que la
famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude,
après avoir défendu à sa fille de revoir une
pareille brute, parlait daller le gifler à Montsou.
355
Mais ce nen était pas moins une journée perdue,
et la petite, maintenant quelle avait ce galant,
aimait encore mieux ne pas en changer.
Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le
lundi et le mardi, Jeanlin que lon croyait au
Voreux, tranquillement à la besogne, séchappa,
tira une bordée dans les marais et dans la forêt de
Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait
débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à
quels jeux denfants précoces ils sétaient livrés
tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une
fessée que sa mère lui appliqua dehors, sur le
trottoir, devant la marmaille du coron terrifiée.
Avait-on jamais vu ça ? des enfants à elle, qui
coûtaient depuis leur naissance, qui devaient
rapporter maintenant ! Et, dans ce cri, il y avait le
souvenir de sa dure jeunesse, la misère
héréditaire faisant de chaque petit de la portée un
gagne-pain pour plus tard.
Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille
partirent à la fosse, la Maheude se souleva de son
lit pour dire à Jeanlin :
Tu sais, si tu recommences, méchant bougre,
356
je tenlève la peau du derrière !
Au nouveau chantier de Maheu, le travail était
pénible. Cette partie de la veine Filonnière
samincissait, à ce point que les haveurs, écrasés
entre le mur et le toit, sécorchaient les coudes,
dans labattage. En outre, elle devenait très
humide, on redoutait dheure en heure un coup
deau, un de ces brusques torrents qui crèvent les
roches et emportent les hommes. La veille,
Étienne, comme il enfonçait violemment sa
rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet
dune source ; mais ce nétait quune alerte, la
taille en était restée simplement plus mouillée et
plus malsaine. Dailleurs, il ne songeait guère aux
accidents possibles, il soubliait là maintenant
avec les camarades, insoucieux du péril. On
vivait dans le grisou, sans même en sentir la
pesanteur sur les paupières, lenvoilement de
toile daraignée quil laissait aux cils. Parfois
quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait
davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la
tête contre la veine, pour écouter le petit bruit du
gaz, un bruit de bulles dair bouillonnant à
chaque fente. Mais la menace continuelle étaient
357
les éboulements : car, outre linsuffisance des
boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne
tenaient pas, détrempées par les eaux.
Trois fois dans la journée, Maheu avait dû
faire consolider les bois. Il était deux heures et
demie, les hommes allaient remonter. Couché sur
le flanc, Étienne achevait le havage dun bloc,
lorsquun lointain grondement ébranla toute la
mine.
Quest-ce donc ? cria-t-il, en lâchant sa
rivelaine pour écouter.
Il avait cru que la galerie seffondrait derrière
son dos.
Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente
de la taille, en disant :
Cest un éboulement... Vite ! vite !
Tous dégringolèrent, se précipitèrent,
emportés par un élan de fraternité inquiète. Les
lampes dansaient à leurs poings, dans le silence
de mort qui sétait fait ; ils couraient à la file le
long des voies, léchine pliée, comme sils
eussent galopé à quatre pattes ; et, sans ralentir ce
358
galop, ils sinterrogeaient, jetaient des réponses
brèves : où donc ? dans les tailles peut-être ? non,
ça venait du bas ! au roulage plutôt ! Lorsquils
arrivèrent à la cheminée, ils sy engouffrèrent, ils
tombèrent les uns sur les autres, sans se soucier
des meurtrissures.
Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la
veille, ne sétait pas échappé de la fosse, ce jourlà.
Il trottait pieds nus derrière son train, refermait
une à une les portes daérage ; et, parfois, quand
il ne redoutait pas la rencontre dun porion, il
montait sur la dernière berline, ce quon lui
défendait, de peur quil ne sy endort. Mais sa
grosse distraction était, chaque fois que le train se
garait pour en laisser passer un autre, daller
retrouver en tête Bébert qui tenait les guides. Il
arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le
camarade au sang, inventait des farces de
mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses
grandes oreilles, son museau maigre, éclairé de
petits yeux verts, luisants dans lobscurité. Dune
précocité maladive, il semblait avoir
lintelligence obscure et la vive adresse dun
avorton humain, qui retournait à lanimalité
359
dorigine.
Laprès-midi, Mouque amena aux galibots
Bataille, dont cétait le tour de corvée ; et,
comme le cheval soufflait dans un garage,
Jeanlin, qui sétait glissé jusquà Bébert, lui
demanda :
Quest-ce quil a, ce vieux rossard, à
sarrêter court ?... Il me fera casser les jambes.
Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille,
qui ségayait à lapproche de lautre train. Le
cheval avait reconnu de loin, au flair, son
camarade Trompette, pour lequel il sétait pris
dune grande tendresse, depuis le jour où il
lavait vu débarquer dans la fosse. On aurait dit la
pitié affectueuse dun vieux philosophe, désireux
de soulager un jeune ami, en lui donnant sa
résignation et sa patience ; car Trompette ne
sacclimatait pas, tirait ses berlines sans goût,
restait la tête basse, aveuglé de nuit, avec le
constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que
Bataille le rencontrait, allongeait-il la tête,
sébrouant, le mouillant dune caresse
dencouragement.
360
Nom de Dieu ! jura Bébert, les voilà encore
qui se sucent la peau !
Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit
au sujet de Bataille :
Va, il a du vice, le vieux !... Quand il
sarrête comme ça, cest quil devine un
embêtement, une pierre ou un trou ; et il se
soigne, il ne veut rien se casser... Aujourdhui, je
ne sais ce quil peut avoir, là-bas, après la porte.
Il la pousse et reste sur les pieds... Est-ce que tu
as senti quelque chose ?
Non, dit Jeanlin. Il y a de leau, jen ai
jusquaux genoux.
Le train repartit. Et, au voyage suivant,
lorsquil eut ouvert la porte daérage dun coup
de tête, Bataille de nouveau refusa davancer,
hennissant, tremblant. Enfin, il se décida, fila
dun trait.
Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en
arrière. Il se baissa, regarda la mare où il
pataugeait ; puis, élevant sa lampe, il saperçut
que les bois avaient fléchi, sous le suintement
361
continu dune source. Justement, un haveur, un
nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille,
pressé de revoir sa femme, qui était en couches.
Lui aussi sarrêta, examina le boisage. Et, tout
dun coup, comme le petit allait sélancer pour
rejoindre son train, un craquement formidable
sétait fait entendre, léboulement avait englouti
lhomme et lenfant.
Il y eut un grand silence. Poussée par le vent
de la chute, une poussière épaisse montait dans
les voies. Et, aveuglés, étouffés, les mineurs
descendaient de toutes parts, des chantiers les
plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui
éclairaient mal ce galop dhommes noirs, au fond
de ces trous de taupe. Lorsque les premiers
butèrent contre léboulement, ils crièrent,
appelèrent les camarades. Une seconde bande,
venue par la taille du fond, se trouvait de lautre
côté des terres, dont la masse bouchait la galerie.
Tout de suite, on constata que le toit sétait
effondré sur une dizaine de mètres au plus. Le
dommage navait rien de grave. Mais les coeurs
se serrèrent, lorsquun râle de mort sortit des
décombres.
362
Bébert, lâchant son train, accourait en
répétant :
Jeanlin est dessous ! Jeanlin est dessous !
Maheu, à ce moment même, déboulait de la
cheminée, avec Zacharie et Étienne. Il fut pris
dune fureur de désespoir, il ne lâcha que des
jurons.
Nom de Dieu ! nom de Dieu ! nom de Dieu !
Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient
galopé aussi, se mirent à sangloter, à hurler
dépouvante, au milieu de leffrayant désordre,
que les ténèbres augmentaient. On voulait les
faire taire, elles saffolaient, hurlaient plus fort, à
chaque râle.
Le porion Richomme était arrivé au pas de
course, désolé que ni lingénieur Négrel ni
Dansaert ne fussent à la fosse. Loreille collée
contre les roches, il écoutait ; et il finit par dire
que ces plaintes nétaient pas des plaintes
denfant. Un homme se trouvait là, pour sûr. À
vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin.
Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait être
363
broyé.
Et toujours le râle continuait, monotone. On
parlait à lagonisant, on lui demandait son nom.
Le râle seul répondait.
Dépêchons ! répétait Richomme, qui avait
déjà organisé le sauvetage. On causera ensuite.
Des deux côtés, les mineurs attaquaient
léboulement, avec la pioche et la pelle. Chaval
travaillait sans une parole, à côté de Maheu et
dÉtienne ; tandis que Zacharie dirigeait le
transport des terres. Lheure de la sortie était
venue, aucun navait mangé ; mais on ne sen
allait pas pour la soupe, tant que des camarades
se trouvaient en péril. Cependant, on songea que
le coron sinquiéterait, sil ne voyait rentrer
personne, et lon proposa dy renvoyer les
femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni même
Lydie ne voulurent séloigner, clouées par le
besoin de savoir, aidant aux déblais. Alors,
Levaque accepta la commission dannoncer làhaut
léboulement, un simple dommage quon
réparait. Il était près de quatre heures, les ouvriers
en moins dune heure avaient fait la besogne dun
364
jour : déjà la moitié des terres auraient dû être
enlevées, si de nouvelles roches navaient glissé
du toit. Maheu sobstinait avec une telle rage,
quil refusait dun geste terrible, quand un autre
sapprochait pour le relayer un instant.
Doucement ! dit enfin Richomme. Nous
arrivons... Il ne faut pas les achever.
En effet, le râle devenait de plus en plus
distinct. Cétait ce râle continu qui guidait les
travailleurs ; et, maintenant, il semblait souffler
sous les pioches mêmes. Brusquement, il cessa.
Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants
davoir senti passer le froid de la mort, dans les
ténèbres. Ils piochaient, trempés de sueur, les
muscles tendus à se rompre. Un pied fut
rencontré, on enleva dès lors les terres avec les
mains, on dégagea les membres un à un. La tête
navait pas souffert. Des lampes léclairaient, et
le nom de Chicot circula. Il était tout chaud, la
colonne vertébrale cassée par une roche.
Enveloppez-le dans une couverture, et
mettez-le sur une berline, commanda le porion.
Au mioche maintenant, dépêchons !
365
Maheu donna un dernier coup, et une
ouverture se fit, on communiqua avec les
hommes qui déblayaient léboulement, de lautre
côté. Ils crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin
évanoui, les deux jambes brisées, respirant
encore. Ce fut le père qui apporta le petit dans ses
bras ; et, les mâchoires serrées, il ne lâchait
toujours que des nom de Dieu ! pour dire sa
douleur ; tandis que Catherine et les autres
femmes sétaient remises à hurler.
On forma vivement le cortège. Bébert avait
ramené Bataille, quon attela aux deux berlines :
dans la première, gisait le cadavre de Chicot,
maintenu par Étienne ; dans la seconde, Maheu
sétait assis, portant sur les genoux Jeanlin sans
connaissance, couvert dun lambeau de laine,
arraché à une porte daérage. Et lon partit, au
pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une
étoffe rouge. Puis, derrière, suivait la queue des
mineurs, une cinquantaine dombres à la file.
Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traînaient
les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil
morne dun troupeau frappé dépidémie. Il fallut
près dune demi-heure pour arriver à
366
laccrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu
des épaisses ténèbres, nen finissait plus, le long
des galeries qui bifurquaient, tournaient, se
déroulaient.
À laccrochage, Richomme, venu en avant,
avait donné lordre quune cage vide fût réservée.
Pierron emballa tout de suite les deux berlines.
Dans lune, Maheu resta avec son petit blessé sur
les genoux, pendant que, dans lautre, Étienne
devait garder, entre ses bras, le cadavre de
Chicot, pour quil pût tenir. Lorsque les ouvriers
se furent entassés aux autres étages, la cage
monta. On mit deux minutes. La pluie du
cuvelage tombait très froide, les hommes
regardaient en lair, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le
docteur Vanderhaghen, lavait trouvé et le
ramenait. Jeanlin et le mort furent portés dans la
chambre des porions, où, dun bout de lannée à
lautre, brûlait un grand feu. On rangea les seaux
deau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds ;
et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles,
on y coucha lhomme et lenfant. Seuls, Maheu et
367
Étienne entrèrent. Dehors, des herscheuses, des
mineurs, des galopins accourus faisaient un
groupe, causaient à voix basse.
Dès que le médecin eut donné un coup doeil à
Chicot, il murmura :
Fichu !... Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent
à léponge ce cadavre noir de charbon, sale
encore de la sueur du travail.
La tête na rien, avait repris le docteur,
agenouillé sur le matelas de Jeanlin. La poitrine
non plus... Ah ! ce sont les jambes qui ont
étrenné.
Lui-même déshabillait lenfant, dénouait le
béguin, ôtait la veste, tirait les culottes et la
chemise, avec une adresse de nourrice. Et le
pauvre petit corps apparut dune maigreur
dinsecte, souillé de poussière noire, de terre
jaune, que marbraient des taches sanglantes. On
ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il
sembla maigrir encore sous léponge, la chair si
blême, si transparente, quon voyait les os.
368
Cétait une pitié, cette dégénérescence dernière
dune race de misérables, ce rien du tout
souffrant, à demi broyé par lécrasement des
roches. Quand il fut propre, on aperçut les
meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur
la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une
plainte. Debout au pied du matelas, les mains
ballantes, Maheu le regardait ; et de grosses
larmes roulèrent de ses yeux.
Hein ? cest toi qui es le père ? dit le docteur
en levant la tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien
quil nest pas mort... Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la
jambe droite lui donnait des inquiétudes : sans
doute il faudrait la couper.
À ce moment, lingénieur Négrel et Dansaert,
prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. Le
premier écoutait le récit du porion, dun air
exaspéré. Il éclata : toujours ces maudits
boisages ! navait-il pas répété cent fois quon y
laisserait des hommes ! et ces brutes-là qui
parlaient de se mettre en grève, si on les forçait à
369
boiser plus solidement ! Le pis était que la
Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés.
Monsieur Hennebeau allait être content !
Qui est-ce ? demanda-t-il à Dansaert,
silencieux devant le cadavre, quon était en train
denvelopper dans un drap.
Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le
maître-porion. Il a trois enfants... Pauvre bougre !
Le docteur Vanderhaghen demanda le
transport immédiat de Jeanlin chez ses parents.
Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà,
on ferait bien de transporter aussi le cadavre ; et
lingénieur donna des ordres pour quon attelât le
fourgon et quon apportât un brancard. Lenfant
blessé fut mis sur le brancard, pendant quon
emballait dans le fourgon le matelas et le mort.
À la porte, des herscheuses stationnaient
toujours, causant avec des mineurs qui
sattardaient, pour voir. Lorsque la chambre des
porions se rouvrit, un silence régna dans le
groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le
fourgon devant, le brancard derrière, puis la
queue du monde. On quitta le carreau de la mine,
370
on monta lentement la route en pente du coron.
Les premiers froids de novembre avaient dénudé
limmense plaine, une nuit lente lensevelissait,
comme un linceul tombé du ciel livide.
Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu
denvoyer Catherine prévenir la Maheude, pour
amortir le coup. Le père, qui suivait le brancard,
lair assommé, consentit dun signe ; et la jeune
fille partit en courant, car on arrivait. Mais déjà le
fourgon, cette boîte sombre bien connue, était
signalé. Des femmes sortaient follement sur les
trottoirs, trois ou quatre galopaient dangoisse,
sans bonnet. Bientôt, elles furent trente, puis
cinquante, toutes étranglées de la même terreur. Il
y avait donc un mort ? qui était-ce ? Lhistoire
racontée par Levaque, après les avoir rassurées
toutes, les jetait maintenant à une exagération de
cauchemar : ce nétait plus un homme, cétaient
dix qui avaient péri, et que le fourgon allait
ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée dune
pressentiment ; et, dès les premiers mots
balbutiés, celle-ci cria :
371
Le père est mort !
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de
Jeanlin. Sans entendre, la Maheude sétait
élancée. Et, en voyant le fourgon qui débouchait
devant léglise, elle avait défailli, toute pâle. Sur
les portes, des femmes, muettes de saisissement,
allongeaient le cou, tandis que dautres suivaient,
tremblantes à lidée de savoir devant quelle
maison sarrêterait le cortège.
La voiture passa ; et, derrière, la Maheude
aperçut Maheu qui accompagnait le brancard.
Alors, quand on eut posé ce brancard à sa porte,
quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes
cassées, il y eut en elle une si brusque réaction,
quelle étouffa de colère, bégayant sans larmes :
Cest tout ça ! On nous estropie les petits,
maintenant !... Les deux jambes, mon Dieu !
Quest-ce quon veut que jen fasse ?
Tais-toi donc ! dit le docteur Vanderhaghen,
qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu
mieux quil fût resté là-bas ?
Mais la Maheude semportait davantage, au
372
milieu des larmes dAlzire, de Lénore et dHenri.
Tout en aidant à monter le blessé et en donnant
au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le
sort, elle demandait où lon voulait quelle
trouvât de largent pour nourrir des infirmes. Le
vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin,
lui aussi, perdait les pieds ! Et elle ne cessait
point, pendant que dautres cris, des lamentations
déchirantes, sortaient dune maison voisine :
cétaient la femme et les enfants de Chicot qui
pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les
mineurs exténués mangeaient enfin leur soupe,
dans le coron tombé à un morne silence, traversé
seulement de ces grands cris.
Trois semaines se passèrent. On avait pu éviter
lamputation, Jeanlin conserverait ses deux
jambes, mais il resterait boiteux. Après une
enquête, la Compagnie sétait résignée à donner
un secours de cinquante francs. En outre, elle
avait promis de chercher pour le petit infirme, dès
quil serait rétabli, un emploi au jour. Ce nen
était pas moins une aggravation de misère, car le
père avait reçu une telle secousse quil en fut
malade dune grosse fièvre.
373
Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et
lon était au dimanche. Le soir, Étienne causa de
la date prochaine du 1er décembre, préoccupé de
savoir si la Compagnie exécuterait sa menace. On
veilla jusquà dix heures, en attendant Catherine,
qui devait sattarder avec Chaval. Mais elle ne
rentra pas. La Maheude ferma furieusement la
porte au verrou, sans une parole. Étienne fut long
à sendormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire
tenait si peu de place.
Le lendemain, toujours personne ; et, laprèsmidi
seulement, au retour de la fosse, les Maheu
apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui
faisait des scènes si abominables quelle sétait
décidée à se mettre avec lui. Pour éviter les
reproches, il avait quitté brusquement le Voreux,
il venait dêtre embauché à Jean-Bart, le puits de
monsieur Deneulin, où elle le suivait comme
herscheuse. Du reste, le nouveau ménage
continuait à habiter Montsou, chez Piquette.
Maheu, dabord, parla daller gifler lhomme
et de ramener sa fille coups de pied dans le
derrière. Puis, il eut un geste résigné : à quoi
374
bon ? ça tournait toujours comme ça, on
nempêchait pas les filles de se coller quand elles
en avaient lenvie. Il valait mieux attendre
tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne
prenait pas si bien les choses.
Est-ce que je lai battue, quand elle a eu ce
Chaval ? criait-elle à Étienne, qui lécoutait,
silencieux, très pâle. Voyons, répondez ! vous qui
êtes un homme raisonnable... Nous lavons
laissée libre, nest-ce pas ? parce que, mon Dieu !
toutes passent par là. Ainsi, moi, jétais grosse,
quand le père ma épousée. Mais je nai pas filé
de chez mes parents, jamais je naurais fait la
saleté de porter avant lâge largent de mes
journées à un homme qui nen avait pas besoin...
Ah ! cest dégoûtant, voyez-vous ! On en arrivera
à ne plus faire denfants.
Et, comme Étienne ne répondait toujours que
par des hochements de tête, elle insista.
Une fille qui allait tous les soirs où elle
voulait ! Qua-t-elle donc dans la peau ? Ne pas
pouvoir attendre que je la marie, après quelle
nous aurait aidés à sortir du pétrin ! Hein ? cétait
375
naturel, on a une fille pour quelle travaille...
Mais voilà, nous avons été trop bons, nous
naurions pas dû lui permettre de se distraire avec
un homme. On leur en accorde un bout, et elles
en prennent long comme ça.
Alzire approuvait de la tête. Lénore et Henri,
saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que
la mère, maintenant, énumérait leurs malheurs :
dabord, Zacharie quil avait fallu marier ; puis,
le vieux Bonnemort qui était là, sur sa chaise,
avec ses pieds tordus ; puis, Jeanlin qui ne
pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os
mal recollés ; et, enfin, le dernier coup, cette
garce de Catherine partie avec un homme ! Toute
la famille se cassait. Il ne restait que le père à la
fosse. Comment vivre, sept personnes, sans
compter Estelle, sur les trois francs du père ?
Autant se jeter en choeur dans le canal.
Ça navance à rien que tu te ronges, dit
Maheu dune voix sourde. Nous ne sommes pas
au bout peut-être.
Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva
la tête et murmura, les yeux perdus dans une
376
vision davenir :
Ah ! il est temps, il est temps !
377
Quatrième partie
378
I
Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner
les Grégoire et leur fille Cécile. Cétait toute une
partie projetée : en sortant de table, Paul Négrel
devait faire visiter à ces dames une fosse, Saint-
Thomas, quon réinstallait avec luxe. Mais il ny
avait là quun aimable prétexte, cette partie était
une invention de madame Hennebeau, pour hâter
le mariage de Cécile et de Paul.
Et, brusquement, ce lundi même, à quatre
heures du matin, la grève venait déclater.
Lorsque, le 1er décembre, la Compagnie avait
appliqué son nouveau système de salaire, les
mineurs étaient restés calmes. À la fin de la
quinzaine, le jour de la paie, pas un navait fait la
moindre réclamation. Tout le personnel, depuis le
directeur jusquau dernier des surveillants,
croyait le tarif accepté ; et la surprise était grande,
depuis le matin, devant cette déclaration de
379
guerre, dune tactique et dun ensemble qui
semblaient indiquer une direction énergique.
À cinq heures, Dansaert réveilla monsieur
Hennebeau pour lavertir que pas un homme
nétait descendu au Voreux. Le coron des Deux-
Cent-Quarante, quil avait traversé, dormait
profondément, fenêtres et portes closes. Et, dès
que le directeur eut sauté du lit, les yeux gros
encore de sommeil, il fut accablé : de quart
dheure en quart dheure, des messagers
accouraient, des dépêches tombaient sur son
bureau, dru comme grêle. Dabord, il espéra que
la révolte se limitait au Voreux ; mais les
nouvelles devenaient plus graves à chaque
minute : cétait Mirou, cétait Crèvecoeur, cétait
Madeleine, où il navait paru que les
palefreniers ; cétaient la Victoire et Feutry-
Cantel, les deux fosses les mieux disciplinées,
dans lesquelles la descente se trouvait réduite
dun tiers ; Saint-Thomas seul avait son monde
au complet et semblait demeurer en dehors du
mouvement. Jusquà neuf heures, il dicta les
dépêches, télégraphiant de tous côtés, au préfet
de Lille, aux régisseurs de la Compagnie,
380
prévenant les autorités, demandant des ordres. Il
avait envoyé Négrel faire le tour des fosses
voisines, pour avoir des renseignements précis.
Tout dun coup, monsieur Hennebeau songea
au déjeuner ; et il allait envoyer le cocher avertir
les Grégoire que la partie était remise, lorsquune
hésitation, un manque de volonté larrêta, lui qui
venait, en quelques phrases brèves, de préparer
militairement son champ de bataille. Il monta
chez madame Hennebeau, quune femme de
chambre achevait de coiffer, dans son cabinet de
toilette.
Ah ! ils sont en grève, dit-elle
tranquillement, lorsquil leut consultée. Eh bien,
quest-ce que cela nous fait ?... Nous nallons
point cesser de manger, nest-ce pas ?
Et elle sentêta, il eut beau lui dire que le
déjeuner serait troublé, que la visite à Saint-
Thomas ne pourrait avoir lieu. elle trouvait une
réponse à tout, pourquoi perdre un déjeuner déjà
sur le feu ? et quant à visiter la fosse, on pouvait
y renoncer ensuite, si cette promenade était
vraiment imprudente.
381
Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de
chambre fut sortie, vous savez pourquoi je tiens à
recevoir ces braves gens. Ce mariage devrait vous
toucher plus que les bêtises de vos ouvriers...
Enfin, je le veux, ne me contrariez pas.
Il la regarda, agité dun léger tremblement, et
son visage dur et fermé dhomme de discipline
exprima la secrète douleur dun coeur meurtri.
Elle était restée les épaules nues, déjà trop mûre,
mais éclatante et désirable encore, avec sa carrure
de Cérès dorée par lautomne. Un instant, il dut
avoir le désir brutal de la prendre, de rouler sa
tête entre les deux seins quelle étalait, dans cette
pièce tiède, dun luxe intime de femme sensuelle,
et où traînait un parfum irritant de musc ; mais il
se recula, depuis dix années le ménage faisait
chambre à part.
Cest bon, dit-il en la quittant. Ne
décommandons rien.
Monsieur Hennebeau était né dans les
Ardennes. Il avait eu les commencements
difficiles dun garçon pauvre, jeté orphelin sur le
pavé de Paris. Après avoir suivi péniblement des
382
cours de lÉcole des mines, il était, à vingt-quatre
ans, parti pour la Grand-Combe, comme
ingénieur du puits Sainte-Barbe. Trois ans plus
tard, il devint ingénieur divisionnaire, dans le
Pas-de-Calais, aux fosses de Marles ; et ce fut là
quil se maria, épousant, par un de ces coups de
fortune qui sont la règle pour le corps des mines,
la fille dun riche filateur dArras. Pendant quinze
années, le ménage habita la même petite ville de
province, sans quun événement rompît la
monotonie de son existence, pas même la
naissance dun enfant. Une irritation croissante
détachait madame Hennebeau, élevée dans le
respect de largent, dédaigneuse de ce mari qui
gagnait durement des appointements médiocres,
et dont elle ne tirait aucune des satisfactions
vaniteuses, rêvées en pension. Lui, dune
honnêteté stricte, ne spéculait point, se tenait à
son poste, en soldat. Le désaccord navait fait que
grandir, aggravé par un de ces singuliers
malentendus de la chair qui glacent les plus
ardents : il adorait sa femme, elle était dune
sensualité de blonde gourmande, et déjà ils
couchaient à part, mal à laise, tout de suite
383
blessés. Elle eut dès lors un amant, quil ignora.
Enfin, il quitta le Pas-de-Calais, pour venir
occuper à Paris une situation de bureau, dans
lidée quelle lui en serait reconnaissante. Mais
Paris devait achever la séparation, ce Paris
quelle souhaitait depuis sa première poupée, et
où elle se lava en huit jours de sa province,
élégante dun coup, jetée à toutes les folies
luxueuses de lépoque. Les dix ans quelle y
passa furent emplis par une grande passion, une
liaison publique avec un homme, dont labandon
faillit la tuer. Cette fois, le mari navait pu garder
son ignorance, et il se résigna, à la suite de scènes
abominables, désarmé devant la tranquille
inconscience de cette femme, qui prenait son
bonheur où elle le trouvait. Cétait après la
rupture, lorsquil lavait vue malade de chagrin,
quil avait accepté la direction des mines de
Montsou, espérant encore la corriger là-bas, dans
ce désert des pays noirs.
Les Hennebeau, depuis quils habitaient
Montsou, retournaient à lennui irrité des
premiers temps de leur mariage. Dabord, elle
parut soulagée par ce grand calme, goûtant un
384
apaisement dans la monotonie plate de limmense
plaine ; et elle senterrait en femme finie, elle
affectait davoir le coeur mort, si détachée du
monde, quelle ne souffrait même plus
dengraisser. Puis, sous cette indifférence, une
fièvre dernière se déclara, un besoin de vivre
encore, quelle trompa pendant six mois en
organisant et en meublant à son goût le petit hôtel
de la Direction. Elle le disait affreux, elle lemplit
de tapisseries, de bibelots, de tout un luxe dart,
dont on parla jusquà Lille. Maintenant, le pays
lexaspérait, ces bêtes de champs étalés à linfini,
ces éternelles routes noires, sans un arbre, où
grouillait une population affreuse qui la dégoûtait
et leffrayait. Les plaintes de lexil
commencèrent, elle accusait son mari de lavoir
sacrifiée aux appointements de quarante mille
francs quil touchait, une misère à peine
suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce
quil naurait pas dû imiter les autres, exiger une
part, obtenir des actions, réussir à quelque chose
enfin ? et elle insistait avec une cruauté
dhéritière qui avait apporté la fortune. Lui,
toujours correct, se réfugiant dans sa froideur
385
menteuse dhomme administratif, était ravagé par
le désir de cette créature, un de ces désirs tardifs,
si violents, qui croissent avec lâge. Il ne lavait
jamais possédée en amant, il était hanté dune
continuelle image, lavoir une fois à lui comme
elle sétait donnée à un autre. Chaque matin, il
rêvait de la conquérir le soir ; puis, lorsquelle le
regardait de ses yeux froids, lorsquil sentait que
tout en elle se refusait, il évitait même de lui
effleurer la main. Cétait une souffrance sans
guérison possible, cachée sous la raideur de son
attitude, la souffrance dune nature tendre
agonisant en secret de navoir pas trouvé le
bonheur dans son ménage. Au bout des six mois,
quand lhôtel, définitivement meublé, noccupa
plus madame Hennebeau, elle tomba à une
langueur dennui, en victime que lexil tuerait et
qui se disait heureuse den mourir.
Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou.
Sa mère, veuve dun capitaine provençal, vivant à
Avignon dune maigre rente, avait dû se
contenter de pain et deau pour le pousser jusquà
lÉcole polytechnique. Il en était sorti dans un
mauvais rang, et son oncle, monsieur Hennebeau,
386
venait de lui faire donner sa démission, en offrant
de le prendre comme ingénieur, au Voreux. Dès
lors, traité en enfant de la maison, il y eut même
sa chambre, y mangea, y vécut, ce qui lui
permettait denvoyer à sa mère la moitié de ses
appointements de trois mille francs. Pour
déguiser ce bienfait, monsieur Hennebeau parlait
de lembarras où était un jeune homme, obligé de
se monter un ménage, dans un des petits chalets
réservés aux ingénieurs des fosses. Madame
Hennebeau, tout de suite, avait pris un rôle de
bonne tante, tutoyant son neveu, veillant à son
bien-être. Les premiers mois surtout, elle montra
une maternité débordante de conseils, aux
moindres sujets. Mais elle restait femme pourtant,
elle glissait à des confidences personnelles. Ce
garçon si jeune et si pratique, dune intelligence
sans scrupule, professant sur lamour des théories
de philosophe, lamusait, grâce à la vivacité de
son pessimisme, dont saiguisait sa face mince,
au nez pointu. Naturellement, un soir, il se trouva
dans ses bras ; et elle parut se livrer par bonté,
tout en lui disant quelle navait plus de coeur et
quelle voulait être uniquement son amie. En
387
effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur
les herscheuses quil déclarait abominables, le
boudait presque, parce quil navait pas des farces
de jeune homme à lui conter. Puis, lidée de le
marier la passionna, elle rêva de se dévouer, de le
donner elle-même à une fille riche. Leurs
rapports continuaient, un joujou de récréation, où
elle mettait ses tendresses dernières de femme
oisive et finie.
Deux ans sétaient écoulés. Une nuit,
monsieur Hennebeau, en entendant des pieds nus
frôler sa porte, eut un soupçon. Mais cette
nouvelle aventure le révoltait, chez lui, dans sa
demeure, entre cette mère et ce fils ! Et, du reste,
le lendemain, sa femme lui parla précisément du
choix quelle avait fait de Cécile Grégoire pour
leur neveu. Elle semployait à ce mariage avec
une telle ardeur, quil rougit de son imagination
monstrueuse. Il garda simplement au jeune
homme une reconnaissance de ce que la maison,
depuis son arrivée, était moins triste.
Comme il descendait du cabinet de toilette,
monsieur Hennebeau trouva justement, dans le
388
vestibule, Paul qui rentrait. Celui-ci avait lair
tout amusé par cette histoire de grève.
Eh bien ? lui demanda son oncle.
Eh bien, jai fait le tour des corons. Ils
paraissent très sages, là-dedans... Je crois
seulement quils vont tenvoyer des délégués.
Mais, à ce moment, la voix de madame
Hennebeau appela, du premier étage.
Cest toi, Paul ?... Monte donc me donner
des nouvelles. Sont-ils drôles de faire les
méchants, ces gens qui sont si heureux !
Et le directeur dut renoncer à en savoir
davantage, puisque sa femme lui prenait son
messager. Il revint sasseoir devant son bureau,
sur lequel sétait amassé un nouveau paquet de
dépêches.
À onze heures, lorsque les Grégoire arrivèrent,
ils sétonnèrent quHippolyte, le valet de
chambre, posé en sentinelle, les bousculât pour
les introduire, après avoir jeté des regards
inquiets aux deux bouts de la route. Les rideaux
du salon étaient fermés, on les fit passer
389
directement dans le cabinet de travail, où
monsieur Hennebeau sexcusa de les recevoir
ainsi ; mais le salon donnait sur le pavé, et il était
inutile davoir lair de provoquer les gens.
Comment ! vous ne savez pas ? continua-t-il,
en voyant leur surprise.
Monsieur Grégoire, quand il apprit que la
grève avait enfin éclaté, haussa les épaules de son
air placide. Bah ! ce ne serait rien, la population
était honnête. Dun hochement du menton,
madame Grégoire approuvait sa confiance dans la
résignation séculaire des charbonniers ; tandis
que Cécile, très gaie ce jour-là, belle de santé
dans une toilette de drap capucine, souriait à ce
mot de grève, qui lui rappelait des visites et des
distributions daumônes dans les corons.
Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel,
parut, toute en soie noire.
Hein ! est-ce ennuyeux ! cria-t-elle dès la
porte. Comme sils nauraient pas dû attendre,
ces hommes !... Vous savez que Paul refuse de
nous conduire à Saint-Thomas.
390
Nous resterons ici, dit obligeamment
monsieur Grégoire. Ce sera tout plaisir.
Paul sétait contenté de saluer Cécile et sa
mère. Fâchée de ce peu dempressement, sa tante
le lança dun coup doeil sur la jeune fille ; et,
quand elle les entendit rire ensemble, elle les
enveloppa dun regard maternel.
Cependant, monsieur Hennebeau acheva de
lire les dépêches et rédigea quelques réponses.
On causait près de lui, sa femme expliquait
quelle ne sétait pas occupée de ce cabinet de
travail, qui avait en effet gardé son ancien papier
rouge déteint, ses lourds meubles dacajou, ses
cartonniers éraflés par lusage. Trois quarts
dheure se passèrent, on allait se mettre à table,
lorsque le valet de chambre annonça monsieur
Deneulin. Celui-ci, lair excité, entra et sinclina
devant madame Hennebeau.
Tiens ! vous voilà ? dit-il en apercevant les
Grégoire.
Et, vivement, il sadressa au directeur.
Ça y est donc ? Je viens de lapprendre par
391
mon ingénieur... Chez moi, tous les hommes sont
descendus, ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne
suis pas tranquille... Voyons, où en êtes-vous ?
Il accourait à cheval, et son inquiétude se
trahissait dans son verbe haut et son geste
cassant, qui le faisaient ressembler à un officier
de cavalerie en retraite.
Monsieur Hennebeau commençait à le
renseigner sur la situation exacte, lorsque
Hippolyte ouvrit la porte de la salle à manger.
Alors, il sinterrompit pour dire.
Déjeunez avec nous. Je vous continuerai ça
au dessert.
Oui, comme il vous plaira, répondit
Deneulin, si plein de son idée, quil acceptait sans
autres façons.
Il eut pourtant conscience de son impolitesse,
il se tourna vers madame Hennebeau, en
sexcusant. Elle fut dailleurs charmante. Quand
elle eut fait mettre un septième couvert, elle
installa ses convives : madame Grégoire et Cécile
aux côtés de son mari, puis, monsieur Grégoire et
392
Deneulin à sa droite et à sa gauche ; enfin, Paul,
quelle plaça entre la jeune fille et son père.
Comme on attaquait les hors-doeuvre, elle reprit
avec un sourire :
Vous mexcuserez, je voulais vous donner
des huîtres... Le lundi, vous savez quil y a un
arrivage dOstende à Marchiennes, et javais
projeté denvoyer la cuisinière avec la voiture...
Mais elle a eu peur de recevoir des pierres...
Tous linterrompirent dun grand éclat de
gaieté. On trouvait lhistoire drôle.
Chut ! dit monsieur Hennebeau contrarié, en
regardant les fenêtres, doù lon voyait la route.
Le pays na pas besoin de savoir que nous
recevons, ce matin.
Voici toujours un rond de saucisson quils
nauront pas, déclara monsieur Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets.
Chaque convive se mettait à laise, dans cette
salle tendue de tapisseries flamandes, meublée de
vieux bahuts de chêne. Des pièces dargenterie
luisaient derrière les vitraux des crédences ; et il
393
y avait une grande suspension en cuivre rouge,
dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et
un aspidistra, verdissant dans des pots de
majolique. Dehors, la journée de décembre était
glacée par une aigre bise du nord-est. Mais pas un
souffle nentrait, il faisait là une tiédeur de serre,
qui développait lodeur fine dun ananas, coupé
au fond dune jatte de cristal.
Si lon fermait les rideaux ? proposa Négrel,
que lidée de terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le
domestique, crut à un ordre et alla tirer un des
rideaux. Ce furent, dès lors, des plaisanteries
interminables : on ne posa plus un verre ni une
fourchette, sans prendre des précautions ; on
salua chaque plat, ainsi quune épave échappée à
un pillage, dans une ville conquise ; et, derrière
cette gaieté forcée, il y avait une sourde peur, qui
se trahissait par des coups doeil involontaires
jetés vers la route, comme si une bande de meurtde-
faim eût guetté la table du dehors.
Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent
des truites de rivière. La conversation était
394
tombée sur la crise industrielle, qui saggravait
depuis dix-huit mois.
Cétait fatal, dit Deneulin, la prospérité trop
grande des dernières années devait nous amener
là... Songez donc aux énormes capitaux
immobilisés, aux chemins de fer, aux ports et aux
canaux, à tout largent enfoui dans les
spéculations les plus folles. Rien que chez nous,
on a installé des sucreries comme si le
département devait donner trois récoltes de
betteraves... Et, dame ! aujourdhui, largent sest
fait rare, il faut attendre quon rattrape lintérêt
des millions dépensés : de là, un engorgement
mortel et la stagnation finale des affaires.
Monsieur Hennebeau combattit cette théorie,
mais il convint que les années heureuses avaient
gâté louvrier.
Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards,
dans nos fosses, pouvaient se faire jusquà six
francs par jour, le double de ce quils gagnent à
présent ! Et ils vivaient bien, et ils prenaient des
goûts de luxe... Aujourdhui, naturellement, ça
leur semble dur, de revenir à leur frugalité
395
ancienne.
Monsieur Grégoire, interrompit madame
Hennebeau, je vous en prie, encore un peu de ces
truites... Elles sont délicates, nest-ce pas ?
Le directeur continuait :
Mais, en vérité, est-ce notre faute ? Nous
sommes atteints cruellement, nous aussi... Depuis
que les usines ferment une à une, nous avons un
mal du diable à nous débarrasser de notre stock ;
et, devant la réduction croissante des demandes,
nous nous trouvons bien forcés dabaisser le prix
de revient... Cest ce que les ouvriers ne veulent
pas comprendre.
Un silence régna. Le domestique présentait
des perdreaux rôtis, tandis que la femme de
chambre commençait à verser du chambertin aux
convives.
Il y a une famine dans lInde, reprit
Deneulin à demi-voix comme sil se fût parlé à
lui-même. LAmérique, en cessant ses
commandes de fer et de fonte, a porté un rude
coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une
396
secousse lointaine suffit à ébranler le monde... Et
lEmpire qui était si fier de cette fièvre chaude de
lindustrie !
Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant
la voix :
Le pis est que, pour abaisser le prix de
revient, il faudrait logiquement produire
davantage : autrement, la baisse se porte sur les
salaires, et louvrier a raison de dire quil paie les
pots cassés.
Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une
discussion. Les dames ne samusaient guère.
Chacun, du reste, soccupait de son assiette, dans
le feu du premier appétit. Comme le domestique
rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita.
Quy a-t-il ? demanda monsieur Hennebeau.
Si ce sont des dépêches, donnez-les-moi...
Jattends des réponses.
Non, Monsieur, cest monsieur Dansaert qui
est dans le vestibule... Mais il craint de déranger.
Le directeur sexcusa et fit entrer le maîtreporion.
Celui-ci se tint debout, à quelques pas de
397
la table ; tandis que tous se tournaient pour le
voir, énorme, essoufflé des nouvelles quil
apportait. Les corons restaient tranquilles,
seulement, cétait une chose décidée, une
délégation allait venir. Peut-être, dans quelques
minutes, serait-elle là.
Cest bien, merci, dit monsieur Hennebeau.
Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous !
Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à
plaisanter, on se jeta sur la salade russe, en
déclarant quil fallait ne pas perdre une seconde,
si lon voulait la finir. Mais la gaieté ne connut
plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du
pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit
un : « Oui, Monsieur », si bas et si terrifié, quelle
semblait avoir derrière elle une bande, prête au
massacre et au viol.
Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau
complaisamment. Ils ne sont pas encore ici.
Le directeur, auquel on apportait un paquet de
lettres et de dépêches, voulut lire une des lettres
tout haut. Cétait une lettre de Pierron, dans
laquelle, en phrases respectueuses, il avertissait
398
quil se voyait obligé de se mettre en grève avec
les camarades, pour ne pas être maltraité ; et il
ajoutait quil navait même pu refuser de faire
partie de la délégation, bien quil blâmât cette
démarche.
Voilà la liberté du travail ! sécria monsieur
Hennebeau.
Alors, on revint sur la grève, on lui demanda
son opinion.
Oh ! répondit-il, nous en avons vu dautres...
Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de
paresse, comme la dernière fois. Ils vont rouler
les cabarets ; puis, quand ils auront trop faim, ils
retourneront aux fosses.
Deneulin hocha la tête.
Je ne suis pas si tranquille... Cette fois, ils
paraissent mieux organisés. Nont-ils pas une
caisse de prévoyance ?
Oui, à peine trois mille francs : où voulezvous
quils aillent avec ça ?... Je soupçonne un
nommé Étienne Lantier dêtre leur chef. Cest un
bon ouvrier, cela mennuierait davoir à lui
399
rendre son livret, comme jadis au fameux
Rasseneur, qui continue à empoisonner le
Voreux, avec ses idées et sa bière... Nimporte,
dans huit jours, la moitié des hommes
redescendra, et dans quinze, les dix mille seront
au fond.
Il était convaincu. Sa seule inquiétude venait
de sa disgrâce possible, si la Régie lui laissait la
responsabilité de la grève. Depuis quelque temps,
il se sentait moins en faveur. Aussi, abandonnant
la cuillerée de salade russe quil avait prise,
relisait-il les dépêches reçues de Paris, des
réponses dont il tâchait de pénétrer chaque mot.
On lexcusait, le repas tournait à un déjeuner
militaire, mangé sur le champ de bataille, avant
les premiers coups de feu.
Les dames, dès lors, se mêlèrent à la
conversation. Madame Grégoire sapitoya sur ces
pauvres gens qui allaient souffrir de la faim ; et
déjà Cécile faisait la partie de distribuer des bons
de pain et de viande. Mais madame Hennebeau
sétonnait, en entendant parler de la misère des
charbonniers de Montsou. Est-ce quils nétaient
400
pas très heureux ? Des gens logés, chauffés,
soignés aux frais de la Compagnie ! Dans son
indifférence pour ce troupeau, elle ne savait de
lui que la leçon apprise, dont elle émerveillait les
Parisiens en visite ; et elle avait fini par y croire,
elle sindignait de lingratitude du peuple.
Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer
monsieur Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et
il voulait bien lépouser, pour être agréable à sa
tante ; mais il ny apportait aucune fièvre
amoureuse, en garçon dexpérience qui ne
semballait plus, comme il disait. Lui, se
prétendait républicain, ce qui ne lempêchait pas
de conduire ses ouvriers avec une rigueur
extrême, et de les plaisanter finement, en
compagnie des dames.
Je nai pas non plus loptimisme de mon
oncle, reprit-il. Je crains de graves désordres...
Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de
verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller.
Justement, sans quitter le sourire qui éclairait
son bon visage, monsieur Grégoire renchérissait
sur sa femme en sentiments paternels à légard
401
des mineurs.
Me piller ! sécria-t-il, stupéfait. Et pourquoi
me piller ?
Nêtes-vous pas un actionnaire de Montsou ?
Vous ne faites rien, vous vivez du travail des
autres. Enfin, vous êtes linfâme capital, et cela
suffit... Soyez certain que, si la révolution
triomphait, elle vous forcerait à restituer votre
fortune, comme de largent volé.
Du coup, il perdit la tranquillité denfant, la
sérénité dinconscience où il vivait. Il bégaya :
De largent volé, ma fortune ! Est-ce que
mon bisaïeul navait pas gagné, et durement, la
somme placée autrefois ? Est-ce que nous
navons pas couru tous les risques de
lentreprise ? Est-ce que je fais un mauvais usage
des rentes, aujourdhui ?
Madame Hennebeau, alarmée en voyant la
mère et la fille blanches de peur, elles aussi, se
hâta dintervenir, en disant :
Paul plaisante, cher Monsieur.
Mais monsieur Grégoire était hors de lui.
402
Comme le domestique passait un buisson
décrevisses, il en prit trois, sans savoir ce quil
faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents.
Ah ! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui
abusent. Par exemple, on ma conté que des
ministres ont reçu des deniers de Montsou, en
pot-de-vin, pour services rendus à la Compagnie.
Cest comme ce grand seigneur que je ne
nommerai pas, un duc, le plus fort de nos
actionnaires, dont la vie est un scandale de
prodigalité, millions jetés à la rue en femmes, en
bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais
nous qui vivons sans fracas, comme de braves
gens que nous sommes ! nous qui ne spéculons
pas, qui nous contentons de vivre sainement avec
ce que nous avons, en faisant la part des
pauvres !... Allons donc ! il faudrait que nos
ouvriers fussent de fameux brigands pour voler
chez nous une épingle.
Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de
sa colère. Les écrevisses passaient toujours, on
entendait les petits craquements des carapaces,
pendant que la conversation tombait sur la
403
politique. Malgré tout, frémissant encore,
monsieur Grégoire se disait libéral ; et il regrettait
Louis-Philippe. Quant à Deneulin, il était pour un
gouvernement fort, il déclarait que lempereur
glissait sur la pente des concessions dangereuses.
Rappelez-vous 89, dit-il. Cest la noblesse
qui a rendu la Révolution possible par sa
complicité, par son goût des nouveautés
philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue
aujourdhui le même jeu imbécile, avec sa fureur
de libéralisme, sa rage de destruction, ses
flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les
dents du monstre pour quil nous dévore. Et il
nous dévorera, soyez tranquilles !
Les dames le firent taire et voulurent changer
dentretien, en lui demandant des nouvelles de
ses filles. Lucie était à Marchiennes, où elle
chantait avec une amie ; Jeanne peignait la tête
dun vieux mendiant. Mais il disait ces choses
dun air distrait, il ne quittait pas du regard le
directeur, absorbé dans la lecture de ses
dépêches, oublieux de ses invités. Derrière ces
minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des
404
régisseurs, qui décideraient de la grève. Aussi ne
put-il sempêcher de céder encore à sa
préoccupation.
Enfin, quallez-vous faire ? demanda-t-il
brusquement.
Monsieur Hennebeau tressaillit, puis sen tira
par une phrase vague.
Nous allons voir.
Sans doute, vous avez les reins solides, vous
pouvez attendre, se mit à penser tout haut
Deneulin. Mais moi, jy resterai, si la grève
gagne Vandame. Jai eu beau réinstaller Jean-
Bart à neuf, je ne puis men tirer, avec cette fosse
unique, que par une production incessante... Ah !
je ne me vois pas à la noce, je vous assure !
Cette confession involontaire parut frapper
monsieur Hennebeau. Il écoutait, et un plan
germait en lui : dans le cas où la grève tournerait
mal, pourquoi ne pas lutiliser, laisser les choses
se gâter jusquà la ruine du voisin, puis lui
racheter sa concession à bas prix ? Cétait le
moyen le plus sûr de regagner les bonnes grâces
405
des régisseurs, qui, depuis des années, rêvaient de
posséder Vandame.
Si Jean-Bart vous gêne tant que ça, dit-il en
riant, pourquoi ne nous le cédez-vous pas ?
Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il
cria :
Jamais de la vie !
On ségaya de sa violence, on oublia enfin la
grève, au moment où le dessert paraissait. Une
charlotte de pommes meringuée fut comblée
déloges. Ensuite, les dames discutèrent une
recette, au sujet de lananas, quon déclara
également exquis. Les fruits, du raisin et des
poires, achevèrent cet heureux abandon des fins
de déjeuner copieux. Tous causaient à la fois,
attendris, pendant que le domestique versait un
vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugé
commun.
Et le mariage de Paul et de Cécile fit
certainement un pas sérieux, dans cette sympathie
du dessert. Sa tante lui avait jeté des regards si
pressants, que le jeune homme se montrait
406
aimable, reconquérant de son air câlin les
Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un
instant, monsieur Hennebeau, devant lentente si
étroite de sa femme et de son neveu, sentit se
réveiller labominable soupçon, comme sil avait
surpris un attouchement, dans les coups doeil
échangés. Mais, de nouveau, lidée de ce
mariage, fait là, devant lui, le rassura.
Hippolyte servait le café, lorsque la femme de
chambre accourut, pleine deffarement.
Monsieur, monsieur, les voici !
Cétaient les délégués. Des portes battirent, on
entendit passer un souffle deffroi, au travers des
pièces voisines.
Faites-les entrer dans le salon, dit monsieur
Hennebeau.
Autour de la table, les convives sétaient
regardés, avec un vacillement dinquiétude. Un
silence régna. Puis, ils voulurent reprendre leurs
plaisanteries : on feignit de mettre le reste du
sucre dans sa poche, on parla de cacher les
couverts. Mais le directeur restait grave, et les
407
rires tombèrent, les voix devinrent des
chuchotements, pendant que les pas lourds des
délégués, quon introduisait, écrasaient à côté le
tapis du salon.
Madame Hennebeau dit à son mari, en
baissant la voix :
Jespère que vous allez boire votre café.
Sans doute, répondit-il. Quils attendent !
Il était nerveux, il prêtait loreille aux bruits,
lair uniquement occupé de sa tasse.
Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui
avait fait risquer un oeil à la serrure. Ils
étouffaient des rires, ils parlaient très bas.
Les voyez-vous ?
Oui... Jen vois un gros, avec deux autres
petits, derrière.
Hein ? ils ont des figures abominables.
Mais non, ils sont très gentils.
Brusquement, monsieur Hennebeau quitta sa
chaise, en disant que le café était trop chaud et
quil le boirait après. Comme il sortait, il posa un
408
doigt sur sa bouche, pour recommander la
prudence. Tous sétaient rassis, et ils restèrent à
table, muets, nosant plus remuer, écoutant de
loin, loreille tendue, dans le malaise de ces
grosses voix dhommes.
409
II
Dès la veille, dans une réunion tenue chez
Rasseneur, Étienne et quelques camarades
avaient choisi les délégués qui devaient se rendre
le lendemain à la Direction. Lorsque, le soir, la
Maheude sut que son homme en était, elle fut
désolée, elle lui demanda sil voulait quon les
jetât à la rue. Maheu lui-même navait point
accepté sans répugnance. Tous deux, au moment
dagir, malgré linjustice de leur misère,
retombaient à la résignation de la race, tremblant
devant le lendemain, préférant encore plier
léchine. Dhabitude, lui, pour la conduite de
lexistence, sen remettait au jugement de sa
femme, qui était de bon conseil. Cette fois,
cependant, il finit par se fâcher, dautant plus
quil partageait secrètement ses craintes.
Fiche-moi la paix, hein ! lui dit-il en se
couchant et en tournant le dos. Ce serait propre,
410
de lâcher les camarades !... Je fais mon devoir.
Elle se coucha à son tour. Ni lun ni lautre ne
parlait. Puis, après un long silence, elle répondit :
Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre
vieux, nous sommes foutus.
Midi sonnait, lorsquon déjeuna, car le rendezvous
était pour une heure, à lAvantage, doù lon
irait ensuite chez monsieur Hennebeau. Il y avait
des pommes de terre. Comme il ne restait quun
petit morceau de beurre, personne ny toucha. Le
soir, on aurait des tartines.
Tu sais que nous comptons sur toi pour
parler, dit tout dun coup Étienne à Maheu.
Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par
lémotion.
Ah ! non, cest trop ! sécria la Maheude. Je
veux bien quil y aille, mais je lui défends de
faire le chef... Tiens ! pourquoi lui plutôt quun
autre ?
Alors, Étienne sexpliqua, avec sa fougue
éloquente. Maheu était le meilleur ouvrier de la
fosse, le plus aimé, le plus respecté, celui quon
411
citait pour son bon sens. Aussi les réclamations
des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un
poids décisif. Dabord, lui, Étienne, devait
parler ; mais il était à Montsou depuis trop peu de
temps. On écouterait davantage un ancien du
pays. Enfin, les camarades confiaient leurs
intérêts au plus digne : il ne pouvait pas refuser,
ce serait lâche.
La Maheude eut un geste désespéré.
Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les
autres. Moi, je consens, après tout !
Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je
dirai des bêtises.
Étienne, heureux de lavoir décidé, lui tapa sur
lépaule.
Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien.
La bouche pleine, le père Bonnemort, dont les
jambes désenflaient, écoutait, en hochant la tête.
Un silence se fit. Quand on mangeait des
pommes de terre, les enfants sétouffaient et
restaient très sages. Puis, après avoir avalé, le
vieux murmura lentement :
412
Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu
navais rien dit... Ah ! jen ai vu, jen ai vu, de
ces affaires ! Il y a quarante ans, on nous
flanquait à la porte de la Direction, et à coups de
sabre encore ! Aujourdhui, ils vous recevront
peut-être : mais ils ne vous répondront pas plus
que ce mur... Dame ! ils ont de largent, ils sen
fichent !
Le silence retomba, Maheu et Étienne se
levèrent et laissèrent la famille morne, devant les
assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et
Levaque, puis tous quatre se rendirent chez
Rasseneur, où les délégués des corons voisins
arrivaient par petits groupes. Là, quand les vingt
membres de la délégation furent rassemblés, on
arrêta les conditions quon opposerait à celles de
la Compagnie ; et lon partit pour Montsou.
Laigre bise du nord-est balayait le pavé. Deux
heures sonnèrent, comme on arrivait.
Dabord, le domestique leur dit dattendre, en
refermant la porte sur eux ; puis, lorsquil revint,
il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les
rideaux. Un jour fin entra, tamisé par les
413
guipures. Et les mineurs, restés seuls, nosèrent
sasseoir, embarrassés, tous très propres, vêtus de
drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs
moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes
entre les doigts, ils jetaient des regards obliques
sur le mobilier, une de ces confusions de tous les
styles, que le goût de lantiquaille a mises à la
mode : des fauteuils Henri II, des chaises
Louis XV, un cabinet italien du dix-septième
siècle, un contador espagnol du quinzième, et un
devant dautel pour le lambrequin de la
cheminée, et des chamarres danciennes
chasubles réappliquées sur les portières. Ces
vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout
ce luxe de chapelle, les avait saisis dun malaise
respectueux. Les tapis dOrient semblaient les
lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les
suffoquait surtout, cétait la chaleur, une chaleur
égale de calorifère, dont lenveloppement les
surprenait, les joues glacées du vent de la route.
Cinq minutes sécoulèrent. Leur gêne augmentait,
dans le bien-être de cette pièce riche, si
confortablement close.
Enfin, monsieur Hennebeau entra, boutonné
414
militairement, portant à sa redingote le petit noeud
correct de sa décoration. Il parla le premier.
Ah ! vous voilà !... Vous vous révoltez, à ce
quil paraît...
Et il sinterrompit, pour ajouter avec une
raideur polie :
Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que
de causer. Les mineurs se tournèrent, cherchèrent
des sièges du regard. Quelques-uns se risquèrent
sur les chaises ; tandis que les autres, inquiétés
par les soies brodées, préféraient se tenir debout.
Il y eut un silence. Monsieur Hennebeau, qui
avait roulé son fauteuil devant la cheminée, les
dénombrait vivement, tâchait de se rappeler leurs
visages. Il venait de reconnaître Pierron, caché au
dernier rang ; et ses yeux sétaient arrêtés sur
Étienne, assis en face de lui.
Voyons, demanda-t-il, quavez-vous à me
dire ?
Il sattendait à entendre le jeune homme
prendre la parole, et il fut tellement surpris de
voir Maheu savancer quil ne put sempêcher
415
dajouter encore :
Comment ! cest vous, un bon ouvrier qui
sest toujours montré si raisonnable, un ancien de
Montsou dont la famille travaille au fond depuis
le premier coup de pioche !.. Ah ! cest mal, ça
me chagrine que vous soyez à la tête des
mécontents !
Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il
commença, la voix hésitante et sourde dabord.
Monsieur le directeur, cest justement parce
que je suis un homme tranquille, auquel on na
rien à reprocher, que les camarades mont choisi.
Cela doit vous prouver quil ne sagit pas dune
révolte de tapageurs, de mauvaises têtes
cherchant à faire du désordre. Nous voulons
seulement la justice, nous sommes las de crever
de faim, et il nous semble quil serait temps de
sarranger, pour que nous ayons au moins du pain
tous les jours.
Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il
continua, en regardant le directeur :
Vous savez bien que nous ne pouvons
416
accepter votre nouveau système... On nous
accuse de mal boiser. Cest vrai, nous ne donnons
pas à ce travail le temps nécessaire. Mais, si nous
le donnions, notre journée se trouverait réduite
encore, et comme elle narrive déjà pas à nous
nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de
torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous
davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons
aux bois les heures voulues, au lieu de nous
acharner à labattage, la seule besogne
productive. Il ny a pas dautre arrangement
possible, il faut que le travail soit payé pour être
fait... Et quest-ce que vous avez inventé à la
place ? une chose qui ne peut pas nous entrer
dans la tête, voyez-vous ! Vous baissez le prix de
la berline, puis vous prétendez compenser cette
baisse en payant le boisage à part. Si cela était
vrai, nous nen serions pas moins volés, car le
boisage nous prendrait toujours plus de temps.
Mais ce qui nous enrage, cest que cela nest pas
même vrai : la Compagnie ne compense rien du
tout, elle met simplement deux centimes par
berline dans sa poche, voilà !
Oui, oui, cest la vérité, murmurèrent les
417
autres délégués, en voyant monsieur Hennebeau
faire un geste violent, comme pour interrompre.
Du reste, Maheu coupa la parole au directeur.
Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout
seuls. Par moments, il sécoutait avec surprise,
comme si un étranger avait parlé en lui. Cétaient
des choses amassées au fond de sa poitrine, des
choses quil ne savait même pas là, et qui
sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il
disait leur misère à tous, le travail dur, la vie de
brute, la femme et les petits criant la faim à la
maison. Il cita les dernières paies désastreuses,
les quinzaines dérisoires, mangées par les
amendes et les chômages, rapportées aux familles
en larmes. Est-ce quon avait résolu de les
détruire ?
Alors, monsieur le directeur, finit-il par
conclure, nous sommes donc venus vous dire
que, crever pour crever, nous préférons crever à
ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins...
Nous avons quitté les fosses, nous ne
redescendrons que si la Compagnie accepte nos
conditions. Elle veut baisser le prix de la berline,
418
payer le boisage à part. Nous autres, nous
voulons que les choses restent comme elles
étaient, et nous voulons encore quon nous donne
cinq centimes de plus par berline... Maintenant,
cest à vous de voir si vous êtes pour la justice et
pour le travail.
Des voix, parmi les mineurs, sélevèrent.
Cest cela... Il a dit notre idée à tous... Nous
ne demandons que la raison.
Dautres, sans parler, approuvaient dun
hochement de tête. La pièce luxueuse avait
disparu, avec ses ors et ses broderies, son
entassement mystérieux dantiquailles ; et ils ne
sentaient même plus le tapis, quils écrasaient
sous leurs chaussures lourdes.
Laissez-moi donc répondre, finit par crier
monsieur Hennebeau, qui se fâchait. Avant tout,
il nest pas vrai que la Compagnie gagne deux
centimes par berline... Voyons les chiffres.
Une discussion confuse suivit. Le directeur,
pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui
se déroba, en bégayant. Au contraire, Levaque
419
était à la tête des plus agressifs, embrouillant les
choses, affirmant des faits quil ignorait. Le gros
murmure des voix sétouffait sous les tentures,
dans la chaleur de serre.
Si vous causez tous à la fois, reprit monsieur
Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons.
Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude,
sans aigreur, de gérant qui a reçu une consigne et
qui entend la faire respecter. Depuis les premiers
mots, il ne quittait pas Étienne du regard, il
manoeuvrait pour le tirer du silence où le jeune
homme se renfermait. Aussi, abandonnant la
discussion des deux centimes, élargit-il
brusquement la question.
Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à
des excitations détestables. Cest une peste,
maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et
qui corrompt les meilleurs... Oh ! je nai besoin
de la confession de personne, je vois bien quon
vous a changés, vous si tranquilles autrefois.
Nest-ce pas ? on vous a promis plus de beurre
que de pain, on vous a dit que votre tour était
venu dêtre les maîtres... Enfin, on vous
420
enrégimente dans cette fameuse Internationale,
cette armée de brigands dont le rêve est la
destruction de la société...
Étienne, alors, linterrompit.
Vous vous trompez, monsieur le directeur.
Pas un charbonnier de Montsou na encore
adhéré. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses
senrôleront. Ça dépend de la Compagnie.
Dès ce moment, la lutte continua entre
monsieur Hennebeau et lui, comme si les autres
mineurs navaient plus été là.
La Compagnie est une providence pour ses
hommes, vous avez tort de la menacer. Cette
année, elle a dépensé trois cent mille francs à
bâtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux
pour cent, et je ne parle ni des pensions quelle
sert, ni du charbon, ni des médicaments quelle
donne... Vous qui paraissez intelligent, qui êtes
devenu en peu de mois un de nos ouvriers les
plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de
répandre ces vérités-là que de vous perdre, en
fréquentant des gens de mauvaise réputation ?
Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous
421
avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses
de la pourriture socialiste... On vous voit toujours
chez lui, et cest lui assurément qui vous a poussé
à créer cette caisse de prévoyance, que nous
tolérerions bien volontiers si elle était seulement
une épargne, mais où nous sentons une arme
contre nous, un fonds de réserve pour payer les
frais de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter
que la Compagnie entend avoir un contrôle sur
cette caisse.
Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens,
les lèvres agitées dun petit battement nerveux. Il
sourit à la dernière phrase, il répondit
simplement :
Cest donc une nouvelle exigence, car
monsieur le directeur avait jusquici négligé de
réclamer ce contrôle... Notre désir, par malheur,
est que la Compagnie soccupe moins de nous, et
quau lieu de jouer le rôle de providence, elle se
montre tout bonnement juste en nous donnant ce
qui nous revient, notre gain quelle se partage.
Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser mourir
de faim les travailleurs pour sauver les
422
dividendes des actionnaires ?... Monsieur le
directeur aura beau dire, le nouveau système est
une baisse de salaire déguisée, et cest ce qui
nous révolte, car si la Compagnie a des
économies à faire, elle agit très mal en les
réalisant uniquement sur louvrier.
Ah ! nous y voilà ! cria monsieur
Hennebeau. Je lattendais, cette accusation
daffamer le peuple et de vivre de sa sueur !
Comment pouvez-vous dire des bêtises pareilles,
vous qui devriez savoir les risques énormes que
les capitaux courent dans lindustrie, dans les
mines par exemple ? Une fosse tout équipée,
aujourdhui, coûte de quinze cent mille francs à
deux millions ; et que de peine avant de retirer un
intérêt médiocre dune telle somme englouties !
Presque la moitié des sociétés minières, en
France, font faillite... Du reste, cest stupide
daccuser de cruauté celles qui réussissent.
Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent
elles-mêmes. Croyez-vous que la Compagnie na
pas autant à perdre que vous, dans la crise
actuelle ? Elle nest pas la maîtresse du salaire,
elle obéit à la concurrence, sous peine de ruine.
423
Prenez-vous-en aux faits, et non à elle... Mais
vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas
comprendre !
Si, dit le jeune homme, nous comprenons
très bien quil ny a pas damélioration possible
pour nous, tant que les choses iront comme elles
vont, et cest même à cause de ça que les ouvriers
finiront, un jour ou lautre, par sarranger de
façon à ce quelles aillent autrement.
Cette parole, si modérée de forme, fut
prononcée à demi-voix, avec une telle conviction,
tremblante de menace, quil se fit un grand
silence. Une gêne, un souffle de peur passa dans
le recueillement du salon. Les autres délégués,
qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le
camarade venait de réclamer leur part, au milieu
de ce bien être ; et ils recommençaient à jeter des
regards obliques sur les tentures chaudes, sur les
sièges confortables, sur tout ce luxe dont la
moindre babiole aurait payé leur soupe pendant
un mois.
Enfin, monsieur Hennebeau, qui était resté
pensif, se leva, pour les congédier. Tous
424
limitèrent. Étienne, légèrement, avait poussé le
coude de Maheu ; et celui-ci reprit, la langue déjà
empâtée et maladroite :
Alors, monsieur, cest tout ce que vous
répondez... Nous allons dire aux autres que vous
repoussez nos conditions.
Moi, mon brave, sécria le directeur, mais je
ne repousse rien !... Je suis un salarié comme
vous, je nai pas plus de volonté ici que le dernier
de vos galibots. On me donne des ordres, et mon
seul rôle est de veiller à leur bonne exécution. Je
vous ai dit ce que jai cru devoir vous dire, mais
je me garderais bien de décider... Vous
mapporterez vos exigences, je les ferai connaître
à la Régie, puis je vous transmettrai la réponse.
Il parlait de son air correct de haut
fonctionnaire, évitant de se passionner dans les
questions, dune sécheresse courtoise de simple
instrument dautorité. Et les mineurs, maintenant,
le regardaient avec défiance, se demandaient doù
il venait, quel intérêt il pouvait avoir à mentir, ce
quil devait voler, en se mettant ainsi entre eux et
les vrais patrons. Un intrigant peut-être, un
425
homme quon payait comme un ouvrier, et qui
vivait si bien !
Étienne osa de nouveau intervenir.
Voyez donc, monsieur le directeur, comme il
est regrettable que nous ne puissions plaider notre
cause en personne. Nous expliquerions beaucoup
de choses, nous trouverions des raisons qui vous
échappent forcément... Si nous savions seulement
où nous adresser !
Monsieur Hennebeau ne se fâcha point. Il eut
même un sourire.
Ah ! dame ! cela se complique, du moment
où vous navez pas confiance en moi... Il faut
aller là-bas.
Les délégués avaient suivi son geste vague, sa
main tendue vers une des fenêtres. Où était-ce, làbas
? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas
au juste, cela se reculait dans un lointain
terrifiant, dans une contrée inaccessible et
religieuse, où trônait le dieu inconnu, accroupi au
fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient,
ils le sentaient seulement comme une force qui,
426
de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de
Montsou. Et, quand le directeur parlait, cétait
cette force quil avait derrière lui, cachée et
rendant des oracles.
Un découragement les accabla, Étienne luimême
eut un haussement dépaules pour leur dire
que le mieux était de sen aller ; tandis que
monsieur Hennebeau tapait amicalement sur le
bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles
de Jeanlin.
En voilà une rude leçon cependant, et cest
vous qui défendez les mauvais boisages !... Vous
réfléchirez, mes amis, vous comprendrez quune
grève serait un désastre pour tout le monde.
Avant une semaine, vous mourrez de faim :
comment ferez-vous ?... Je compte sur votre
sagesse dailleurs, et je suis convaincu que vous
redescendrez lundi au plus tard.
Tous partaient, quittaient le salon dans un
piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans
répondre un mot à cet espoir de soumission. Le
directeur, qui les accompagnait, fut obligé de
résumer lentretien : la Compagnie dun côté
427
avec son nouveau tarif, les ouvriers de lautre
avec leur demande dune augmentation de cinq
centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune
illusion, il crut devoir les prévenir que leurs
conditions seraient certainement repoussées par
la Régie.
Réfléchissez avant de faire des bêtises,
répéta-t-il, inquiet de leur silence.
Dans le vestibule, Pierron salua très bas,
pendant que Levaque affectait de remettre sa
casquette. Maheu cherchait un mot pour partir,
lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude.
Et tous sen allèrent, au milieu de ce silence
menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.
Lorsque monsieur Hennebeau rentra dans la
salle à manger, il retrouva ses convives
immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux
mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage
acheva de sassombrir. Puis, tandis quil buvait
son café froid, on tâcha de parler dautre chose.
Mais les Grégoire eux-mêmes revinrent à la
grève, étonnés quil ny eût pas des lois pour
défendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul
428
rassurait Cécile, affirmait quon attendait les
gendarmes.
Enfin, madame Hennebeau appela le
domestique.
Hippolyte, avant que nous passions au salon,
ouvrez les fenêtres et donnez de lair.
429
III
Quinze jours sétaient écoulés ; et, le lundi de
la troisième semaine, les feuilles de présence,
envoyées à la Direction, indiquèrent une
diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers
descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise
du travail ; mais lobstination de la Régie à ne pas
céder exaspérait les mineurs. Le Voreux,
Crèvecoeur, Mirou, Madeleine nétaient plus les
seuls qui chômaient ; à la Victoire et à Feutry-
Cantel, la descente comptait à peine maintenant
le quart des hommes ; et Saint-Thomas lui-même
se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait
générale.
Au Voreux, un lourd silence pesait sur le
carreau. Cétait lusine morte, ce vide et cet
abandon des grands chantiers, où dort le travail.
Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes
passerelles, trois ou quatre berlines oubliées
430
avaient la tristesse muette des choses. En bas,
entre les jambes maigres des tréteaux, le stock de
charbon sépuisait, laissant la terre nue et noire ;
tandis que la provision des bois pourrissait sous
les averses. À lembarcadère du canal, il était
resté une péniche à moitié chargée, comme
assoupie dans leau trouble ; et, sur le terri désert,
dont les sulfures décomposés fumaient malgré la
pluie, une charrette dressait mélancoliquement
ses brancards. Mais les bâtiments surtout
sengourdissaient, le criblage aux persiennes
closes, le beffroi où ne montaient plus les
grondements de la recette, et la chambre refroidie
des générateurs, et la cheminée géante trop large
pour les rares fumées. On ne chauffait la machine
dextraction que le matin. Les palefreniers
descendaient la nourriture des chevaux, les
porions travaillaient seuls au fond, redevenus
ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent
les voies, dès quon cesse de les entretenir ; puis,
à partir de neuf heures, le reste du service se
faisait par les échelles. Et, au-dessus de cette
mort des bâtiments, ensevelis dans leur drap de
poussière noire, il ny avait toujours que
431
léchappement de la pompe soufflant son haleine
grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que
les eaux auraient détruite, si le souffle sétait
arrêté.
En face, sur le plateau, le coron des Deux-
Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le préfet
de Lille était accouru, des gendarmes avaient
battu les routes ; mais, devant le calme des
grévistes, préfet et gendarmes sétaient décidés à
rentrer chez eux. Jamais le coron navait donné
un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les
hommes, pour éviter daller au cabaret, dormaient
la journée entière ; les femmes, en se rationnant
de café, devenaient raisonnables, moins enragées
de bavardages et de querelles ; et jusquaux
bandes denfants qui avaient lair de comprendre,
dune telle sagesse, quelles couraient pieds nus
et se giflaient sans bruit. Cétait le mot dordre,
répété, circulant de bouche en bouche : on voulait
être sage.
Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait
de monde la maison des Maheu. Étienne, à titre
de secrétaire, y avait partagé les trois mille francs
432
de la caisse de prévoyance, entre les familles
nécessiteuses ; ensuite, de divers côtés, étaient
arrivées quelques centaines de francs, produites
par des souscriptions et des quêtes. Mais,
aujourdhui, toutes les ressources sépuisaient, les
mineurs navaient plus dargent pour soutenir la
grève, et la faim était là, menaçante. Maigrat,
après avoir promis un crédit dune quinzaine,
sétait brusquement ravisé au bout de huit jours,
coupant les vivres. Dhabitude, il prenait les
ordres de la Compagnie ; peut-être celle-ci
désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les
corons. Il agissait dailleurs en tyran capricieux,
donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la
fille que les parents envoyaient aux provisions ;
et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein
de rancune, voulant la punir de ce quil navait
pas eu Catherine. Pour comble de misère, il gelait
très fort, les femmes voyaient diminuer leur tas
de charbon, avec la pensée inquiète quon ne le
renouvellerait plus aux fosses, tant que les
hommes ne redescendraient pas. Ce nétait point
assez de crever de faim, on allait aussi crever de
froid.
433
Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les
Levaque mangeaient encore, sur une pièce de
vingt francs prêtée par Bouteloup. Quant aux
Pierron, ils avaient toujours de largent ; mais,
pour paraître aussi affamés que les autres, dans la
crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit
chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la
Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. Dès le
samedi, beaucoup de familles sétaient couchées
sans souper. Et, en face des jours terribles qui
commençaient, pas une plainte ne se faisait
entendre, tous obéissaient au mot dordre, avec
un tranquille courage.
Cétait quand même une confiance absolue,
une foi religieuse, le don aveugle dune
population de croyants. Puisquon leur avait
promis lère de la justice, ils étaient prêts à
souffrir pour la conquête du bonheur universel.
La faim exaltait les têtes, jamais lhorizon fermé
navait ouvert un au-delà plus large à ces
hallucinés de la misère. Ils revoyaient là-bas,
quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la
cité idéale de leur rêve, mais prochaine à cette
heure et comme réelle, avec son peuple de frères,
434
son âge dor de travail et de repas en commun.
Rien nébranlait la conviction quils avaient dy
entrer enfin. La caisse sétait épuisée, la
Compagnie ne céderait pas, chaque jour devait
aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir,
et ils montraient le mépris souriant des faits. Si la
terre craquait sous eux, un miracle les sauverait.
Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre.
Lorsque les Maheu et les autres avaient digéré
trop vite leur soupe deau claire, ils montaient
ainsi dans un demi-vertige, lextase dune vie
meilleure qui jetait les martyrs aux bêtes.
Désormais, Étienne était le chef incontesté.
Dans les conversations du soir, il rendait des
oracles, à mesure que létude laffinait et le
faisait trancher en toutes choses. Il passait les
nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de
lettres ; même il sétait abonné au Vengeur, une
feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le
premier qui entrait dans le coron, lui avait attiré,
de la part des camarades, une considération
extraordinaire. Sa popularité croissante le
surexcitait chaque jour davantage. Tenir une
correspondance étendue, discuter du sort des
435
travailleurs aux quatre coins de la province,
donner des consultations aux mineurs du Voreux,
surtout devenir un centre, sentir le monde rouler
autour de soi, cétait un continuel gonflement de
vanité, pour lui, lancien mécanicien, le haveur
aux mains grasses et noires. Il montait dun
échelon, il entrait dans cette bourgeoisie exécrée,
avec des satisfactions dintelligence et de bienêtre,
quil ne savouait pas. Un seul malaise lui
restait, la conscience de son manque
dinstruction, qui le rendait embarrassé et timide,
dès quil se trouvait devant un monsieur en
redingote. Sil continuait à sinstruire, dévorant
tout, le manque de méthode rendait lassimilation
très lente, une telle confusion se produisait, quil
finissait par savoir des choses quil navait pas
comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens,
éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur
de nêtre point lhomme attendu. Peut-être auraitil
fallu un avocat, un savant capable de parler et
dagir, sans compromettre les camarades ? Mais
une révolte le remettait bientôt daplomb. Non,
non, pas davocats ! tous sont des canailles, ils
profitent de leur science pour sengraisser avec le
436
peuple ! Ça tournerait comme ça tournerait, les
ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et
son rêve de chef populaire le berçait de nouveau :
Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain
brouillard, qui sait ? la députation un jour, la
tribune dune salle riche, où il se voyait
foudroyant les bourgeois du premier discours
prononcé par un ouvrier dans un Parlement.
Depuis quelques jours, Étienne était perplexe.
Pluchart écrivait lettre sur lettre, en offrant de se
rendre à Montsou, pour chauffer le zèle des
grévistes. Il sagissait dorganiser une réunion
privée, que le mécanicien présiderait ; et il y
avait, sous ce projet, lidée dexploiter la grève,
de gagner à lInternationale les mineurs, qui,
jusque-là, sétaient montrés méfiants. Étienne
redoutait du tapage, mais il aurait cependant
laissé venir Pluchart, si Rasseneur navait blâmé
violemment cette intervention. Malgré sa
puissance, le jeune homme devait compter avec
le cabaretier, dont les services étaient plus
anciens, et qui gardait des fidèles parmi ses
clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que
répondre.
437
Justement, le lundi, vers quatre heures, une
nouvelle lettre arriva de Lille, comme Étienne se
trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du
bas. Maheu, énervé doisiveté, était parti à la
pêche : sil avait la chance de prendre un beau
poisson, en dessous de lécluse du canal, on le
vendrait et on achèterait du pain. Le vieux
Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer,
pour essayer leurs jambes remises à neuf ; tandis
que les enfants étaient sortis avec Alzire, qui
passait des heures sur le terri, à ramasser des
escarbilles. Assise près du maigre feu, quon
nosait plus entretenir, la Maheude, dégrafée, un
sein hors du corsage et tombant jusquau ventre,
faisait téter Estelle.
Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle
linterrogea.
Est-ce de bonnes nouvelles ? va-t-on nous
envoyer de largent ?
Il répondit non du geste, et elle continua :
Cette semaine, je ne sais comment nous
allons faire... Enfin, on tiendra tout de même.
Quand on a le bon droit de son côté, nest-ce
438
pas ? ça vous donne du coeur, on finit toujours par
être les plus forts.
À cette heure, elle était pour la grève,
raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la
Compagnie à être juste, sans quitter le travail.
Mais, puisquon lavait quitté, on devait ne pas le
reprendre, avant dobtenir justice. Là-dessus, elle
se montrait dune énergie intraitable. Plutôt
crever que de paraître avoir eu tort, lorsquon
avait raison !
Ah ! sécria Étienne, sil éclatait un bon
choléra, qui nous débarrassât de tous ces
exploiteurs de la Compagnie !
Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter
la mort à personne. Ça ne nous avancerait guère,
il en repousserait dautres... Moi, je demande
seulement que ceux-là reviennent à des idées plus
sensées, et jattends ça, car il y a des braves gens
partout. Vous savez que je ne suis pas du tout
pour votre politique.
En effet, elle blâmait dhabitude ses violences
de paroles, elle le trouvait batailleur. Quon
voulût se faire payer son travail ce quil valait,
439
cétait bon ; mais pourquoi soccuper dun tas de
choses, des bourgeois et du gouvernement ?
pourquoi se mêler des affaires des autres, où il
ny avait que de mauvais coups à attraper ? Et
elle lui gardait son estime, parce quil ne se
grisait pas et quil lui payait régulièrement ses
quarante-cinq francs de pension. Quand un
homme avait de la conduite, on pouvait lui passer
le reste.
Étienne, alors, parla de la République, qui
donnerait du pain à tout le monde. Mais la
Maheude secoua la tête, car elle se souvenait de
48, une année de chien, qui les avait laissés nus
comme des vers, elle et son homme, dans les
premiers temps de leur ménage. Elle soubliait à
en conter les embêtements dune voix morne, les
yeux perdus, la gorge à lair, tandis que sa fille
Estelle, sans lâcher son sein, sendormait sur ses
genoux. Et, absorbé lui aussi, Étienne regardait
fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle
tranchait avec le teint massacré et jauni du
visage.
Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre
440
sous la dent, et toutes les fosses qui sarrêtaient.
Enfin, quoi ! la crevaison du pauvre monde,
comme aujourdhui !
Mais, à ce moment, la porte souvrit, et ils
restèrent muets de surprise devant Catherine qui
entrait. Depuis sa fuite avec Chaval, elle navait
plus reparu au coron. Son trouble était si grand,
quelle ne referma pas la porte, tremblante et
muette. Elle comptait trouver sa mère seule, la
vue du jeune homme dérangeait la phrase
préparée en route.
Quest ce que tu viens ficher ici ? cria la
Maheude, sans même quitter sa chaise. Je ne
veux plus de toi, va-ten !
Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.
Maman, cest du café et du sucre... Oui, pour
les enfants... Jai fait des heures, jai songé à
eux...
Elle tirait de ses poches une livre de café et
une livre de sucre, quelle senhardit à poser sur
la table. La grève du Voreux la tourmentait,
tandis quelle travaillait à Jean-Bart, et elle
441
navait trouvé que cette façon daider un peu ses
parents, sous le prétexte de songer aux petits.
Mais son bon coeur ne désarmait pas sa mère, qui
répliqua :
Au lieu de nous apporter des douceurs, tu
aurais mieux fait de rester à nous gagner du pain.
Elle laccabla, elle se soulagea, en lui jetant à
la face tout ce quelle répétait contre elle, depuis
un mois. Filer avec un homme, se coller à seize
ans, lorsquon avait une famille dans le besoin ! Il
fallait être la dernière des filles dénaturées. On
pouvait pardonner une bêtise, mais une mère
noubliait jamais un pareil tour. Et encore si on
lavait tenue à lattache ! Pas du tout, elle était
libre comme lair, on lui demandait seulement de
rentrer coucher.
Dis ? quest-ce que tu as dans la peau, à ton
âge ?
Catherine, immobile près de la table, écoutait,
la tête basse. Un tressaillement agitait son maigre
corps de fille tardive, et elle tâchait de répondre,
en paroles entrecoupées.
442
Oh ! sil ny avait que moi, pour ce que ça
mamuse !... Cest lui. Quand il veut, je suis bien
forcée de vouloir, nest-ce pas ? parce que, voistu,
il est le plus fort... Est-ce quon sait comment
les choses tournent ? Enfin, cest fait, et ce nest
pas à défaire, car autant lui quun autre,
maintenant. Faut bien quil mépouse.
Elle se défendait sans révolte, avec la
résignation passive des filles qui subissent le
mâle de bonne heure. Nétait-ce pas la loi
commune ? Jamais elle navait rêvé autre chose,
une violence derrière le terri, un enfant à seize
ans, puis la misère dans le ménage, si son galant
lépousait. Et elle ne rougissait de honte, elle ne
tremblait ainsi, que bouleversée dêtre traitée en
gueuse devant ce garçon, dont la présence
loppressait et la désespérait.
Étienne, cependant, sétait levé, en affectant
de secouer le feu à demi éteint, pour ne pas gêner
lexplication. Mais leurs regards se rencontrèrent,
il la trouvait pâle, éreintée, jolie quand même
avec ses yeux si clairs, dans sa face qui se
tannait ; et il éprouva un singulier sentiment, sa
443
rancune était partie, il aurait simplement voulu
quelle fût heureuse, chez cet homme quelle lui
avait préféré. Cétait un besoin de soccuper
delle encore, une envie daller à Montsou forcer
lautre à des égards. Mais elle ne vit que de la
pitié dans cette tendresse qui soffrait toujours, il
devait la mépriser pour la dévisager de la sorte.
Alors, son coeur se serra tellement, quelle
étrangla sans pouvoir bégayer dautres paroles
dexcuse.
Cest ça, tu fais mieux de te taire, reprit la
Maheude implacable. Si tu reviens pour rester,
entre ; autrement, file tout de suite, et estime-toi
heureuse que je sois embarrassée, car je taurais
déjà fichu mon pied quelque part.
Comme si, brusquement, cette menace se
réalisait, Catherine reçut dans le derrière, à toute
volée, un coup de pied dont la violence létourdit
de surprise et de douleur. Cétait Chaval, entré
dun bond par la porte ouverte, qui lui allongeait
une ruade de bête mauvaise. Depuis une minute,
il la guettait du dehors.
Ah ! salope, hurla-t-il, je tai suivie, je savais
444
bien que tu revenais ici ten faire foutre jusquau
nez ! Et cest toi qui le paies, hein ? Tu larroses
de café avec mon argent !
La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne
bougeaient pas. Dun geste furibond, Chaval
chassait Catherine vers la porte.
Sortiras-tu, nom de Dieu !
Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il
retomba sur la mère.
Un joli métier de garder la maison, pendant
que ta putain de fille est là-haut, les jambes en
lair !
Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la
secouait, la traînait dehors. À la porte, il se
retourna de nouveau vers la Maheude, clouée sur
sa chaise. Elle en avait oublié de rentrer son sein.
Estelle sétait endormie, le nez glissé en avant,
dans la jupe de laine ; et le sein énorme pendait,
libre et nu, comme une mamelle de vache
puissante.
Quand la fille ny est pas, cest la mère qui
se fait tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta
445
viande ! Il nest pas dégoûté, ton salaud de
logeur !
Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. La
peur dameuter le coron par une bataille lavait
retenu de lui arracher Catherine des mains. Mais,
à son tour, une rage lemportait, et les deux
hommes se trouvèrent face à face, le sang dans
les yeux. Cétait une vieille haine, une jalousie
longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il
fallait que lun des deux mangeât lautre.
Prends garde ! balbutia Étienne, les dents
serrées. Jaurai ta peau.
Essaie ! répondit Chaval.
Ils se regardèrent encore pendant quelques
secondes, de si près, que leur souffle ardent
brûlait leur visage. Et ce fut Catherine,
suppliante, qui reprit la main de son amant pour
lentraîner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait,
sans tourner la tête.
Quelle brute ! murmura Étienne en fermant
la porte violemment, agité dune telle colère,
quil dut se rasseoir.
446
En face de lui, la Maheude navait pas remué.
Elle eut un grand geste, et un silence se fit,
pénible et lourd des choses quils ne disaient pas.
Malgré son effort, il revenait quand même à sa
gorge, à cette coulée de chair blanche, dont
léclat maintenant le gênait. Sans doute, elle avait
quarante ans et elle était déformée, comme une
bonne femelle qui produisait trop ; mais
beaucoup la désiraient encore, large, solide, avec
sa grosse figure longue dancienne belle fille.
Lentement, dun air tranquille, elle avait pris à
deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin
rose sobstinait, elle le renfonça du doigt, puis se
boutonna, toute noire à présent, avachie dans son
vieux caraco.
Cest un cochon, dit-elle enfin. Il ny a
quun sale cochon pour avoir des idées si
dégoûtantes... Moi, je men fiche ! Ça ne méritait
pas de réponse.
Puis, dune voix franche, elle ajouta, sans
quitter le jeune homme du regard :
Jai mes défauts bien sûr, mais je nai pas
celui-là... Il ny a que deux hommes qui mont
447
touchée, un herscheur autrefois, à quinze ans, et
Maheu ensuite. Sil mavait lâchée comme
lautre, dame ! je ne sais trop ce quil serait
arrivé, et je ne suis pas plus fière pour mêtre
bien conduite avec lui depuis notre mariage,
parce que, lorsquon na point fait le mal, cest
souvent que les occasions ont manqué...
Seulement, je dis ce qui est, et je connais des
voisines qui nen pourraient dire autant, nest-ce
pas ?
Ça, cest bien vrai, répondit Étienne en se
levant.
Et il sortit, pendant quelle se décidait à
rallumer le feu, après avoir posé Estelle endormie
sur deux chaises. Si le père attrapait et vendait un
poisson, on ferait tout de même de la soupe.
Dehors, la nuit tombait déjà, un nuit glaciale,
et la tête basse, Étienne marchait, pris dune
tristesse noire. Ce nétait plus de la colère contre
lhomme, de la pitié pour la pauvre fille
maltraitée. La scène brutale seffaçait, se noyait,
le rejetait à la souffrance de tous, aux
abominations de la misère. Il revoyait le coron
448
sans pain, ces femmes, ces petits qui ne
mangeraient pas le soir, tout ce peuple luttant, le
ventre vide. Et le doute dont il était effleuré
parfois séveillait en lui, dans la mélancolie
affreuse du crépuscule, le torturait dun malaise
quil navait jamais ressenti si violent. De quelle
terrible responsabilité il se chargeait ! Allait-il les
pousser encore, les faire sentêter à la résistance,
maintenant quil ny avait ni argent ni crédit ? et
quel serait le dénouement, sil narrivait aucun
secours, si la faim abattait les courages ?
Brusquement, il venait davoir la vision du
désastre : des enfants qui mouraient, des mères
qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves et
maigris, redescendaient dans les fosses. Il
marchait toujours, ses pieds butaient sur les
pierres, lidée que la Compagnie serait la plus
forte et quil aurait fait le malheur des camarades
lemplissait dune insupportable angoisse.
Lorsquil leva la tête, il vit quil était devant le
Voreux. La masse sombre des bâtiments
salourdissait sous les ténèbres croissantes. Au
milieu du carreau désert, obstrué de grandes
ombres immobiles, on eût dit un coin de
449
forteresse abandonnée. Dès que la machine
dextraction sarrêtait, lâme sen allait des murs.
À cette heure de nuit, rien ny vivait plus, pas une
lanterne, pas une voix ; et léchappement de la
pompe lui-même nétait quun râle lointain, venu
on ne sait doù, dans cet anéantissement de la
fosse entière.
Étienne regardait, et le sang lui remontait au
coeur. Si les ouvriers souffraient la faim, la
Compagnie entamait ses millions. Pourquoi
serait-elle la plus forte, dans cette guerre du
travail contre largent ? En tout cas, la victoire lui
coûterait cher. On compterait ses cadavres,
ensuite. Il était repris dun fureur de bataille, du
besoin farouche den finir avec la misère, même
au prix de la mort. Autant valait-il que le coron
crevât dun coup, si lon devait continuer à crever
en détail, de famine et dinjustice. Des lectures
mal digérées lui revenaient, des exemples de
peuples qui avaient incendié leurs villes pour
arrêter lennemi, des histoires vagues où les
mères sauvaient les enfants de lesclavage, en
leur cassant la tête sur le pavé, où les hommes se
laissaient mourir dinanition, plutôt que de
450
manger le pain des tyrans. Cela lexaltait, une
gaieté rouge se dégageait de sa crise de noire
tristesse, chassant le doute, lui faisant honte de
cette lâcheté dune heure. Et, dans ce réveil de sa
foi, des bouffées dorgueil reparaissaient et
lemportaient plus haut, la joie dêtre le chef, de
se voir obéi jusquau sacrifice, le rêve élargi de sa
puissance, le soir du triomphe. Déjà, il imaginait
une scène dune grandeur simple, son refus du
pouvoir, lautorité remise entre les mains du
peuple, quand il serait le maître.
Mais il séveilla, il tressaillit à la voix de
Maheu qui lui contait sa chance, une truite
superbe pêchée et vendue trois francs. On aurait
de la soupe. Alors, il laissa le camarade retourner
seul au coron, en lui disant quil le suivait ; et il
entra sattabler à lAvantage, il attendit le départ
dun client pour avertir nettement Rasseneur quil
allait écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa
résolution était prise, il voulait organiser une
réunion privée, car la victoire lui semblait
certaine, si les charbonniers de Montsou
adhéraient en masse à lInternationale.
451
IV
Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir,
quon organisa la réunion privée, pour le jeudi, à
deux heures. La veuve, outrée des misères quon
faisait à ses enfants, les charbonniers, ne
décolérait plus, depuis surtout que son cabaret se
vidait. Jamais grève navait eu moins soif, les
soûlards senfermaient chez eux, par crainte de
désobéir au mot dordre de sagesse. Aussi
Montsou, qui grouillait de monde les jours de
ducasse, allongeait-il sa large rue, muette et
morne, dun air de désolation. Plus de bière
coulant des comptoirs et des ventres, les
ruisseaux étaient secs. Sur le pavé, au débit
Casimir et à lestaminet du Progrès, on ne voyait
que les faces pâles des cabaretières interrogeant
la route ; puis, dans Montsou même, toute la
ligne sétendait déserte, de lestaminet Lenfant à
lestaminet Tison, en passant par lestaminet
Piquette et le débit de la Tête-Coupée ; seul
452
lestaminet Saint-Eloi, que des porions
fréquentaient, versait encore quelques chopes ; et
la solitude gagnait jusquau Volcan, dont les
dames chômaient, faute damateurs, bien quelles
eussent baissé leur prix de dix sous à cinq sous,
vu la rigueur des temps. Cétait un vrai deuil qui
crevait le coeur du pays entier.
Nom de Dieu ! sétait écriée la veuve Désir,
en tapant des deux mains sur ses cuisses, cest la
faute aux gendarmes ! Quils me foutent en
prison, sils le veulent, mais il faut que je les
embête !
Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons,
cétaient des gendarmes, un terme de mépris
général, dans lequel elle enveloppait les ennemis
du peuple. Et elle avait accueilli avec transport la
demande dÉtienne : sa maison entière
appartenait aux mineurs, elle prêterait
gratuitement la salle de bal, elle lancerait ellemême
les invitations, puisque la loi lexigeait.
Dailleurs, tant mieux, si la loi nétait pas
contente ! on verrait sa gueule. Dès le lendemain,
le jeune homme lui apporta à signer une
453
cinquantaine de lettres, quil avait fait copier par
les voisins du coron sachant écrire ; et lon
envoya ces lettres, dans les fosses, aux délégués
et à des hommes dont on était sûr. Lordre du
jour avoué était de discuter la continuation de la
grève ; mais, en réalité, on attendait Pluchart, on
comptait sur un discours de lui, pour enlever
ladhésion en masse à lInternationale.
Le jeudi matin, Étienne fut pris dinquiétude,
en ne voyant pas arriver son ancien contremaître,
qui avait promis par dépêche dêtre là le mercredi
soir. Que se passait-il donc ? Il était désolé de ne
pouvoir sentendre avec lui, avant la réunion. Dès
neuf heures, il se rendit à Montsou, dans lidée
que le mécanicien y était peut-être allé tout droit,
sans sarrêter au Voreux.
Non, je nai pas vu votre ami, répondit la
veuve Désir. Mais tout est prêt, venez donc voir.
Elle le conduisit dans la salle de bal. La
décoration en était restée la même, des guirlandes
qui soutenaient, au plafond, une couronne de
fleurs en papier peint, et des écussons de carton
doré alignant des noms de saints et de saintes, le
454
long des murs. Seulement, on avait remplacé la
tribune des musiciens par une table et trois
chaises, dans un angle ; et, rangés de biais, des
bancs garnissaient la salle.
Cest parfait, déclara Étienne.
Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes
chez vous. Gueulez tant que ça vous plaira...
Faudra que les gendarmes me passent sur le
corps, sils viennent.
Malgré son inquiétude, il ne put sempêcher
de sourire en la regardant, tellement elle lui parut
vaste, avec une paire de seins dont un seul
réclamait un homme, pour être embrassé ; ce qui
faisait dire que, maintenant, sur les six galants de
la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à
cause de la besogne.
Mais Étienne sétonna de voir entrer
Rasseneur et Souvarine ; et, comme la veuve les
laissait tous trois dans la grande salle vide, il
sécria :
Tiens ! cest déjà vous !
Souvarine, qui avait travaillé la nuit au
455
Voreux, les machineurs nétant pas en grève,
venait simplement par curiosité. Quant à
Rasseneur, il semblait gêné depuis deux jours, sa
grasse figure ronde avait perdu son rire
débonnaire.
Pluchart nest pas arrivé, je suis très inquiet,
ajouta Étienne.
Le cabaretier détourna les yeux et répondit
entre ses dents :
Ça ne métonne pas, je ne lattends plus.
Comment ?
Alors, il se décida, il regarda lautre en face, et
dun air brave :
Cest que, moi aussi, je lui ai envoyé une
lettre, si tu veux que je te le dise ; et, dans cette
lettre, je lai supplié de ne pas venir... Oui, je
trouve que nous devons faire nos affaires nousmêmes,
sans nous adresser aux étrangers.
Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les
yeux dans les yeux du camarade, répétait en
bégayant :
Tu as fait ça ! tu as fait ça !
456
Jai fait ça, parfaitement ! Et tu sais pourtant
si jai confiance en Pluchart ! Cest un malin et
un solide, on peut marcher avec lui... Mais, voistu,
je me fous de vos idées, moi ! La politique, le
gouvernement, tout ça, je men fous ! Ce que je
désire, cest que le mineur soit mieux traité. Jai
travaillé au fond pendant vingt ans, jy ai sué
tellement de misère et de fatigue, que je me suis
juré dobtenir des douceurs pour les pauvres
bougres qui y sont encore ; et, je le sens bien,
vous nobtiendrez rien du tout avec vos histoires,
vous allez rendre le sort de louvrier encore plus
misérable... Quand il sera forcé par la faim de
redescendre, on le salera davantage, la
Compagnie le paiera à coups de trique, comme
un chien échappé quon fait rentrer à la niche...
Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu !
Il haussait la voix, le ventre en avant, planté
carrément sur ses grosses jambes. Et toute sa
nature dhomme raisonnable et patient se
confessait en phrases claires, qui coulaient
abondantes, sans effort. Est-ce que ce nétait pas
stupide de croire quon pouvait dun coup
changer le monde, mettre les ouvriers à la place
457
des patrons, partager largent comme on partage
une pomme ? Il faudrait des mille ans et des mille
ans pour que ça se réalisât peut-être. Alors, quon
lui fichât la paix, avec les miracles ! Le parti le
plus sage, quand on ne voulait pas se casser le
nez, cétait de marcher droit, dexiger les
réformes possibles, daméliorer enfin le sort des
travailleurs, dans toutes les occasions. Ainsi, lui
se faisait fort, sil sen occupait, damener la
Compagnie à des conditions meilleures ; au lieu
que, va te faire fiche ! on y crèverait tous, en
sobstinant.
Étienne lavait laissé parler, la parole coupée
par lindignation. Puis, il cria :
Nom de Dieu ! tu nas donc pas de sang dans
les veines ?
Un instant, il laurait giflé ; et, pour résister à
la tentation, il se lança dans la salle à grands pas,
il soulagea sa fureur sur les bancs, au travers
desquels il souvrait un passage.
Fermez la porte au moins, fit remarquer
Souvarine. On na pas besoin dentendre.
458
Après être allé lui-même la fermer, il sassit
tranquillement sur une des chaises du bureau. Il
avait roulé une cigarette, il regardait les deux
autres de son oeil doux et fin, les lèvres pincées
dun mince sourire.
Quand tu te fâcheras, ça navance à rien,
reprit judicieusement Rasseneur. Moi, jai cru
dabord que tu avais du bon sens. Cétait très bien
de recommander le calme aux camarades, de les
forcer à ne pas remuer de chez eux, duser de ton
pouvoir enfin pour le maintien de lordre. Et,
maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le
gâchis !
À chacune de ses courses au milieu des bancs,
Étienne revenait vers le cabaretier, le saisissait
par les épaules, le secouait, en lui criant ses
réponses dans la face.
Mais, tonnerre de Dieu ! je veux bien être
calme. Oui, je leur ai imposé une discipline ! oui,
je leur conseille encore de ne pas bouger !
Seulement, il ne faut pas quon se foute de nous,
à la fin !... Tu es heureux de rester froid. Moi, il y
a des heures où je sens ma tête qui déménage.
459
Cétait, de son côté, une confession. Il se
raillait de ses illusions de néophyte, de son rêve
religieux dune cité où la justice allait régner
bientôt, entre les hommes devenus frères. Un bon
moyen vraiment, se croiser les bras et attendre, si
lon voulait voir les hommes se manger entre eux
jusquà la fin du monde, comme des loups. Non !
il fallait sen mêler, autrement linjustice serait
éternelle, toujours les riches suceraient le sang
des pauvres. Aussi ne se pardonnait-il pas la
bêtise davoir dit autrefois quon devait bannir la
politique de la question sociale. Il ne savait rien
alors, et depuis il avait lu, il avait étudié.
Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait
davoir un système. Pourtant, il lexpliquait mal,
en phrases dont la confusion gardait un peu de
toutes les théories traversées et successivement
abandonnées. Au sommet, restait debout lidée de
Karl Marx : le capital était le résultat de la
spoliation, le travail avait le devoir et le droit de
reconquérir cette richesse volée. Dans la pratique,
il sétait dabord, avec Proudhon, laissé prendre
par la chimère du crédit mutuel, dune vaste
banque déchange, qui supprimait les
460
intermédiaires ; puis, les sociétés coopératives de
Lassalle, dotées par lÉtat, transformant peu à
peu la terre en une seule ville industrielle,
lavaient passionné, jusquau jour où le dégoût lui
en était venu, devant la difficulté du contrôle ; et
il en arrivait depuis peu au collectivisme, il
demandait que tous les instruments du travail
fussent rendus à la collectivité. Mais cela
demeurait vague, il ne savait comment réaliser ce
nouveau rêve, empêché encore par les scrupules
de sa sensibilité et de sa raison, nosant risquer
les affirmations absolues des sectaires. Il en était
simplement à dire quil sagissait de semparer du
gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.
Mais quest-ce quil te prend ? pourquoi
passes-tu aux bourgeois ? continua-t-il avec
violence, en revenant se planter devant le
cabaretier. Toi-même, tu le disais : il faut que ça
pète !
Rasseneur rougit légèrement.
Oui, je lai dit. Et si ça pète, tu verras que je
ne suis pas plus lâche quun autre... Seulement, je
refuse dêtre avec ceux qui augmentent le gâchis,
461
pour y pêcher une position.
À son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les
deux hommes ne crièrent plus, devenus aigres et
mauvais, gagnés par le froid de leur rivalité.
Cétait, au fond, ce qui outrait les systèmes, jetant
lun à une exagération révolutionnaire, poussant
lautre à une affectation de prudence, les
emportant malgré eux au-delà de leurs idées
vraies, dans ces fatalités des rôles quon ne
choisit pas soi-même. Et Souvarine, qui les
écoutait, laissa voir, sur son visage de fille
blonde, un mépris silencieux, lécrasant mépris
de lhomme prêt à donner sa vie, obscurément,
sans même en tirer léclat du martyre.
Alors, cest pour moi que tu dis ça ?
demanda Étienne. Tu es jaloux ?
Jaloux de quoi ? répondit Rasseneur. Je ne
me pose pas en grand homme, je ne cherche pas à
créer une section à Montsou, pour en devenir le
secrétaire.
Lautre voulut linterrompre, mais il ajouta :
Sois donc franc ! tu te fiches de
462
lInternationale, tu brûles seulement dêtre à
notre tête, de faire le monsieur en correspondant
avec le fameux Conseil fédéral du Nord !
Un silence régna. Étienne, frémissant, reprit :
Cest bon... Je croyais navoir rien à me
reprocher. Toujours je te consultais, car je savais
que tu avais combattu ici, longtemps avant moi.
Mais, puisque tu ne peux souffrir personne à ton
côté, jagirai désormais tout seul... Et, dabord, je
tavertis que la réunion aura lieu, même si
Pluchart ne vient pas, et que les camarades
adhéreront malgré toi.
Oh ! adhérer, murmura le cabaretier, ce nest
pas fait... Il faudra les décider à payer la
cotisation.
Nullement. LInternationale accorde du
temps aux ouvriers en grève. Nous paierons plus
tard, et cest elle qui, tout de suite, viendra à
notre secours.
Rasseneur, du coup, semporta.
Eh bien ! nous allons voir... Jen suis, de ta
réunion, et je parlerai. Oui, je ne te laisserai pas
463
tourner la tête aux amis, je les éclairerai sur leurs
intérêts véritables. Nous saurons lequel ils
entendent suivre, de moi, quils connaissent
depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé
chez nous, en moins dune année... Non ! non !
fous-moi la paix ! cest maintenant à qui écrasera
lautre !
Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les
guirlandes de fleurs tremblèrent au plafond, les
écussons dorés sautèrent contre les murs. Puis, la
grande salle retomba à sa paix lourde.
Souvarine fumait de son air doux, assis devant
la table. Après avoir marché un instant en silence,
Étienne se soulageait longuement. Était-ce sa
faute, si on lâchait ce gros fainéant pour venir à
lui ? et il se défendait davoir recherché la
popularité, il ne savait pas même comment tout
cela sétait fait, la bonne amitié du coron, la
confiance des mineurs, le pouvoir quil avait sur
eux, à cette heure. Il sindignait quon laccusât
de vouloir pousser au gâchis par ambition, il
tapait sur sa poitrine, en protestant de sa
fraternité.
464
Brusquement, il sarrêta devant Souvarine, il
cria :
Vois-tu, si je savais coûter une goutte de
sang à un ami, je filerais tout de suite en
Amérique !
Le machineur haussa les épaules, et un sourire
amincit de nouveau ses lèvres.
Oh ! du sang, murmura-t-il, quest-ce que ça
fait ? la terre en a besoin.
Étienne, se calmant, prit une chaise et
saccouda de lautre côté de la table. Cette face
blonde, dont les yeux rêveurs sensauvageaient
parfois dune clarté rouge, linquiétait, exerçait
sur sa volonté une action singulière. Sans que le
camarade parlât, conquis par ce silence même, il
se sentait absorbé peu à peu.
Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma
place ? Nai-je pas raison de vouloir agir ?... Le
mieux, nest-ce pas ? est de nous mettre de cette
Association.
Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet
de fumée, répondit par son mot favori :
465
Oui, des bêtises ! mais, en attendant, cest
toujours ça... Dailleurs, leur Internationale va
marcher bientôt. Il sen occupe.
Qui donc ?
Lui !
Il avait prononcé ce mot à demi-voix, dun air
de ferveur religieuse, en jetant un regard vers
lOrient. Cétait du maître quil parlait, de
Bakounine lexterminateur.
Lui seul peut donner le coup de massue,
continua-t-il, tandis que tes savants sont des
lâches, avec leur évolution... Avant trois ans,
lInternationale, sous ses ordres, doit écraser le
vieux monde.
Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il
brûlait de sinstruire, de comprendre ce culte de
la destruction, sur lequel le machineur ne lâchait
que de rares paroles obscures, comme sil eût
gardé pour lui les mystères.
Mais enfin explique-moi... Quel est votre
but ?
Tout détruire... Plus de nations, plus de
466
gouvernements, plus de propriété, plus de Dieu ni
de culte.
Jentends bien. Seulement, à quoi ça vous
mène-t-il ?
À la commune primitive et sans forme, à un
monde nouveau, au recommencement de tout.
Et les moyens dexécution ? comment
comptez-vous vous y prendre ?
Par le feu, par le poison, par le poignard. Le
brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le
révolutionnaire en action, sans phrases puisées
dans les livres. Il faut quune série deffroyables
attentats épouvantent les puissants et réveillent le
peuple.
En parlant, Souvarine devenait terrible. Une
extase le soulevait sur sa chaise, une flamme
mystique sortait de ses yeux pâles, et ses mains
délicates étreignaient le bord de la table, à la
briser. Saisi de peur, lautre le regardait, songeait
aux histoires dont il avait reçu la vague
confidence, des mines chargées sous les palais du
tzar, des chefs de la police abattus à coups de
467
couteau ainsi que des sangliers, une maîtresse à
lui, la seule femme quil eût aimée, pendue à
Moscou, un matin de pluie, pendant que, dans la
foule, il la baisait des yeux une dernière fois.
Non ! non ! murmura Étienne, avec un grand
geste qui écartait ces abominables visions, nous
nen sommes pas encore là, chez nous.
Lassassinat, lincendie, jamais ! Cest
monstrueux, cest injuste, tous les camarades se
lèveraient pour étrangler le coupable !
Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race
se refusait au rêve sombre de cette extermination
du monde, fauché comme un champ de seigle, à
ras de terre. Ensuite, que ferait-on, comment
repousseraient les peuples ? Il exigeait une
réponse.
Dis-moi ton programme. Nous voulons
savoir où nous allons, nous autres.
Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec
son regard noyé et perdu :
Tous les raisonnements sur lavenir sont
criminels, parce quils empêchent la destruction
468
pure et entravent la marche de la révolution.
Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la
réponse lui avait soufflé sur la chair. Du reste, il
confessait volontiers quil y avait du bon dans ces
idées, dont leffrayante simplicité lattirait.
Seulement, ce serait donner la partie trop belle à
Rasseneur, si lon en contait de pareilles aux
camarades. Il sagissait dêtre pratique.
La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils
acceptèrent, ils passèrent dans la salle du cabaret,
quune cloison mobile séparait du bal, pendant la
semaine. Lorsquils eurent fini leur omelette et
leur fromage, le machineur voulut partir ; et,
comme lautre le retenait :
À quoi bon ? pour vous entendre dire des
bêtises inutiles !... Jen ai assez vu. Bonsoir !
Il sen alla de son air doux et obstiné, une
cigarette aux lèvres.
Linquiétude dÉtienne croissait. Il était une
heure, décidément Pluchart lui manquait de
parole. Vers une heure et demie, les délégués
commencèrent à paraître, et il dut les recevoir,
469
car il désirait veiller aux entrées, de peur que la
Compagnie nenvoyât ses mouchards habituels. Il
examinait chaque lettre dinvitation, dévisageait
les gens ; beaucoup, dailleurs, pénétraient sans
lettre, il suffisait quil les connût, pour quon leur
ouvrît la porte. Comme deux heures sonnaient, il
vit arriver Rasseneur, qui acheva sa pipe devant
le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme
goguenard acheva de lénerver, dautant plus que
des farceurs étaient venus, simplement pour la
rigolade, Zacharie, Mouquet, dautres encore :
ceux-là se fichaient de la grève, trouvaient drôle
de ne rien faire ; et, attablés, dépensant leurs
derniers deux sous à une chope, ils ricanaient, ils
blaguaient les camarades, les convaincus, qui
allaient avaler leur langue dembêtement.
Un nouveau quart dheure sécoula. On
simpatientait dans la salle. Alors, Étienne,
désespéré, eut un geste de résolution. Et il se
décidait à entrer, quand la veuve Désir, qui
allongeait la tête au-dehors, sécria :
Mais le voilà, votre monsieur !
Cétait Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture,
470
traîné par un cheval poussif. Tout de suite, il
sauta sur le pavé, mince, bellâtre, la tête carrée et
trop grosse, ayant sous sa redingote de drap noir
lendimanchement dun ouvrier cossu. Depuis
cinq ans, il navait plus donné un coup de lime, et
il se soignait, se peignait surtout avec correction,
vaniteux de ses succès de tribune ; mais il gardait
des raideurs de membres, les ongles de ses mains
larges ne repoussaient pas, mangés par le fer.
Très actif, il servait son ambition, en battant la
province sans relâche, pour le placement de ses
idées.
Ah ! ne men veuillez pas ! dit-il, devançant
les questions et les reproches. Hier, conférence à
Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay.
Aujourdhui, déjeuner à Marchiennes, avec
Sauvagnat... Enfin, jai pu prendre une voiture. Je
suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça ne
fait rien, je parlerai tout de même.
Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsquil se
ravisa.
Sapristi ! et les cartes que joublie ! Nous
serions propres !
471
Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et
il tira du coffre une petite caisse de bois noir,
quil emporta sous son bras.
Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre,
tandis que Rasseneur, consterné, nosait lui
tendre la main. Lautre la lui serrait déjà, et il dit
à peine un mot rapide de la lettre : quelle drôle
didée ! Pourquoi ne pas faire cette réunion ? On
devait toujours faire une réunion, quand on le
pouvait. La veuve Désir lui offrit de prendre
quelque chose, mais il refusa. Inutile ! il parlait
sans boire. Seulement, il était pressé, parce que,
le soir, il comptait pousser jusquà Joiselle, où il
voulait sentendre avec Legoujeux. Tous alors
entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et
Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces
messieurs. Et la porte fut fermée à clef, pour être
chez soi, ce qui fit ricaner plus haut les blagueurs,
Zacharie ayant crié à Mouquet quils allaient
peut-être bien foutre un enfant à eux tous, làdedans.
Une centaine de mineurs attendaient sur les
banquettes, dans lair enfermé de la salle, où les
472
odeurs chaudes du dernier bal remontaient du
parquet. Des chuchotements coururent, les têtes
se tournèrent, pendant que les nouveaux venus
sasseyaient aux places vides. On regardait le
monsieur de Lille, la redingote noire causait une
surprise et un malaise.
Mais, immédiatement, sur la proposition
dÉtienne, on constitua le bureau. Il lançait des
noms, les autres approuvaient en levant la main.
Pluchart fut nommé président, puis on désigna
comme assesseurs Maheu et Étienne lui-même. Il
y eut un remuement de chaises, le bureau
sinstallait ; et lon chercha un instant le président
disparu derrière la table, sous laquelle il glissait
la caisse, quil navait pas lâchée. Quand il
reparut, il tapa légèrement du poing pour
réclamer lattention ; ensuite, il commença dune
voix enrouée :
Citoyens...
Une petite porte souvrit, il dut sinterrompre.
Cétait la veuve Désir, qui, faisant le tour par la
cuisine, apportait six chopes sur un plateau.
Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle.
473
Lorsquon parle, on a soif.
Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer.
Il se dit très touché du bon accueil des
travailleurs de Montsou, il sexcusa de son retard,
en parlant de sa fatigue et de sa gorge malade.
Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui
la demandait.
Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table,
près des chopes. Une chaise retournée lui servait
de tribune. Il semblait très ému, il toussa avant de
lancer à pleine voix :
Camarades...
Ce qui faisait son influence sur les ouvriers
des fosses, cétait la facilité de sa parole, la
bonhomie avec laquelle il pouvait leur parler
pendant des heures, sans jamais se lasser. Il ne
risquait aucun geste, restait lourd et souriant, les
noyait, les étourdissait, jusquà ce que tous
criassent : « Oui, oui, cest bien vrai, tu as
raison ! » Pourtant, ce jour-là, dès les premiers
mots, il avait senti une opposition sourde. Aussi
avançait-il prudemment. Il ne discutait que la
continuation de la grève, il attendait dêtre
474
applaudi, avant de sattaquer à lInternationale.
Certes, lhonneur défendait de céder aux
exigences de la Compagnie ; mais, que de
misères ! quel avenir terrible, sil fallait
sobstiner longtemps encore ! Et, sans se
prononcer pour la soumission, il amollissait les
courages, il montrait les corons mourant de faim,
il demandait sur quelles ressources comptaient les
partisans de la résistance. Trois ou quatre amis
essayèrent de lapprouver, ce qui accentua le
silence froid du plus grand nombre, la
désapprobation peu à peu irritée qui accueillait
ses phrases. Alors, désespérant de les
reconquérir, la colère lemporta, il leur prédit des
malheurs, sils se laissaient tourner la tête par des
provocations venues de létranger. Les deux tiers
sétaient levés, se fâchaient, voulaient lempêcher
den dire davantage, puisquil les insultait, en les
traitant comme des enfants incapables de se
conduire. Et lui, buvant coup sur coup des
gorgées de bière, parlait quand même au milieu
du tumulte, criait violemment quil nétait pas né,
bien sûr, le gaillard qui lempêcherait de faire son
devoir !
475
Pluchart était debout. Comme il navait pas de
sonnette, il tapait du poing sur la table, il répétait
de sa voix étranglée :
Citoyens... citoyens...
Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion,
consultée, retira la parole à Rasseneur. Les
délégués qui avaient représenté les fosses, dans
lentrevue avec le directeur, menaient les autres,
tous enragés par la faim, travaillés didées
nouvelles. Cétait un vote réglé à lavance.
Tu ten fous, toi ! tu manges ! hurla
Levaque, en montrant le poing à Rasseneur.
Étienne sétait penché, derrière le dos du
président, pour apaiser Maheu, très rouge, mis
hors de lui par ce discours dhypocrite.
Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de
prendre la parole.
Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix
sortait, pénible et rauque ; mais il sy était
habitué, toujours en course, promenant sa
laryngite avec son programme. Peu à peu, il
lenflait et en tirait des effets pathétiques. Les
476
bras ouverts, accompagnant les périodes dun
balancement dépaules, il avait une éloquence qui
tenait du prône, une façon religieuse de laisser
tomber la fin des phrases, dont le ronflement
monotone finissait par convaincre.
Et il plaça son discours sur la grandeur et les
bienfaits de lInternationale, celui quil déballait
dabord, dans les localités où il débutait. Il en
expliqua le but, lémancipation des travailleurs ;
il en montra la structure grandiose, en bas la
commune, plus haut la province, plus haut encore
la nation, et tout au sommet lhumanité. Ses bras
sagitaient lentement, entassaient les étages,
dressaient limmense cathédrale du monde futur.
Puis, cétait ladministration intérieure : il lut les
statuts, parla des congrès, indiqua limportance
croissante de loeuvre, lélargissement du
programme, qui, parti de la discussion des
salaires, sattaquait maintenant à la liquidation
sociale, pour en finir avec le salariat. Plus de
nationalités, les ouvriers du monde entier réunis
dans un besoin commun de justice, balayant la
pourriture bourgeoise, fondant enfin la société
libre, où celui qui ne travaillerait pas ne
477
récolterait pas ! Il mugissait, son haleine effarait
les fleurs de papier peint, sous le plafond enfumé
dont lécrasement rabattait les éclats de sa voix.
Une houle agita les têtes. Quelques-uns
crièrent :
Cest ça !... Nous en sommes !
Lui, continuait. Cétait la conquête du monde
avant trois ans. Et il énumérait les peuples
conquis. De tous côtés pleuvaient les adhésions.
Jamais religion naissante navait fait tant de
fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on
dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur
tour le poing sur la gorge.
Oui ! oui !... Cest eux qui descendront !
Dun geste, il réclama le silence. Maintenant,
il abordait la question des grèves. En principe, il
les désapprouvait, elles étaient un moyen trop
lent, qui aggravait plutôt les souffrances de
louvrier. Mais, en attendant mieux, quand elles
devenaient inévitables, il fallait sy résoudre, car
elles avaient lavantage de désorganiser le
capital. Et, dans ce cas, il montrait
478
lInternationale comme une providence pour les
grévistes, il citait des exemples : à Paris, lors de
la grève des bronziers, les patrons avaient tout
accordé dun coup, pris de terreur à la nouvelle
que lInternationale envoyait des secours ; à
Londres, elle avait sauvé les mineurs dune
houillère, en rapatriant à ses frais un convoi de
Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il
suffisait dadhérer, les Compagnies tremblaient,
les ouvriers entraient dans la grande armée des
travailleurs, décidés à mourir les uns pour les
autres, plutôt que de rester les esclaves de la
société capitaliste.
Des applaudissements linterrompirent. Il
sessuyait le front avec son mouchoir, tout en
refusant une chope que Maheu lui passait. Quand
il voulut reprendre, de nouveaux
applaudissements lui coupèrent la parole.
Ça y est ! dit-il rapidement à Étienne. Ils en
ont assez... Vite ! les cartes !
Il avait plongé sous la table, il reparut avec la
petite caisse de bois noir.
Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme,
479
voici les cartes des membres. Que vos délégués
sapprochent, je les leur remettrai, et ils les
distribueront... Plus tard, on réglera tout.
Rasseneur sélança, protesta encore. De son
côté, Étienne sagitait, ayant à prononcer un
discours. Une confusion extrême sensuivit.
Levaque lançait les poings en avant, comme pour
se battre. Debout, Maheu parlait, sans quon pût
distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de
tumulte, une poussière montait du parquet, la
poussière volante des anciens bals, empoisonnant
lair de lodeur forte des herscheuses et des
galibots.
Brusquement, la petite porte souvrit, la veuve
Désir lemplit de son ventre et de sa gorge, en
disant dune voix tonnante :
Taisez-vous donc, nom de Dieu !... Vlà les
gendarmes !
Cétait le commissaire de larrondissement qui
arrivait, un peu tard, pour dresser procès-verbal et
dissoudre la réunion. Quatre gendarmes
laccompagnaient. Depuis cinq minutes, la veuve
les amusait à la porte, en répondant quelle était
480
chez elle, quon avait bien le droit de réunir des
amis. Mais on lavait bousculée, et elle accourait
prévenir ses enfants.
Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale
gendarme qui garde la cour. Ça ne fait rien, mon
petit bûcher ouvre sur la ruelle... Dépêchez-vous
donc !
Déjà, le commissaire frappait à coups de
poing ; et, comme on nouvrait pas, il menaçait
denfoncer la porte. Un mouchard avait dû parler,
car il criait que la réunion était illégale, un grand
nombre de mineurs se trouvant là sans lettre
dinvitation.
Dans la salle, le trouble augmentait. On ne
pouvait se sauver ainsi, on navait pas même
voté, ni pour ladhésion, ni pour la continuation
de la grève. Tous sentêtaient à parler à la fois.
Enfin, le président eut lidée dun vote par
acclamation. Des bras se levèrent, les délégués
déclarèrent en hâte quils adhéraient au nom des
camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix
mille charbonniers de Montsou devinrent
membres de lInternationale.
481
Cependant, la débandade commençait.
Protégeant la retraite, la veuve Désir était allée
saccoter contre la porte, que les crosses des
gendarmes ébranlaient dans son dos. Les mineurs
enjambaient les bancs, séchappaient à la file, par
la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des
premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses
injures, rêvant de se faire offrir une chope, pour
se remettre. Étienne, après sêtre emparé de la
petite caisse, attendait avec Pluchart et Maheu,
qui tenaient à honneur de sortir les derniers.
Comme ils partaient, la serrure sauta, le
commissaire se trouva en présence de la veuve,
dont la gorge et le ventre faisaient encore
barricade.
Ça vous avance à grand-chose, de tout casser
chez moi ! dit-elle. Vous voyez bien quil ny a
personne.
Le commissaire, un homme lent, que les
drames ennuyaient, menaça simplement de la
conduire en prison. Et il sen alla pour verbaliser,
il remmena ses quatre gendarmes, sous les
ricanements de Zacharie et de Mouquet, qui, pris
482
dadmiration devant la bonne blague des
camarades, se fichaient de la force armée.
Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de
la caisse, galopa, suivi des autres. Lidée brusque
de Pierron lui vint, il demanda pourquoi on ne
lavait pas vu ; et Maheu, tout en courant,
répondit quil était malade : une maladie
complaisante, la peur de se compromettre. On
voulait retenir Pluchart ; mais, sans sarrêter, il
déclara quil repartait à linstant pour Joiselle, où
Legoujeux attendait des ordres. Alors, on lui cria
bon voyage, on ne ralentit pas la course, les
talons en lair, tous lancés au travers de Montsou.
Des mots séchangeaient, entrecoupés par le
halètement des poitrines. Étienne et Maheu
riaient de confiance, certains désormais du
triomphe : lorsque lInternationale aurait envoyé
des secours, ce serait la Compagnie qui les
supplierait de reprendre le travail. Et, dans cet
élan despoir, dans ce galop de gros souliers
sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre
chose encore, quelque chose dassombri et de
farouche, une violence dont le vent allait
enfiévrer les corons, aux quatre coins du pays.
483
V
Une autre quinzaine sécoula. On était aux
premiers jours de janvier, par des brumes froides
qui engourdissaient limmense plaine. Et la
misère avait empiré encore, les corons
agonisaient dheure en heure, sous la disette
croissante. Quatre mille francs, envoyés de
Londres, par lInternationale, navaient pas donné
trois jours de pain. Puis, rien nétait venu. Cette
grande espérance morte abattait les courages. Sur
qui compter maintenant, puisque leurs frères euxmêmes
les abandonnaient ? Ils se sentaient
perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.
Le mardi, toute ressource manqua, au coron
des Deux-Cent-Quarante. Étienne sétait
multiplié avec les délégués : on ouvrait des
souscriptions nouvelles, dans les villes voisines,
et jusquà Paris ; on faisait des quêtes, on
organisait des conférences. Ces efforts
484
naboutissaient guère, lopinion, qui sétait émue
dabord, devenait indifférente, depuis que la
grève séternisait, très calme, sans drames
passionnants. À peine de maigres aumônes
suffisaient-elles à soutenir les familles les plus
pauvres. Les autres vivaient en engageant les
nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. Tout
filait chez les brocanteurs, la laine des matelas,
les ustensiles de cuisine, des meubles même. Un
instant, on sétait cru sauvé, les petits détaillants
de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des
crédits, pour tâcher de lui reprendre la clientèle ;
et, durant une semaine, Verdonck lépicier, les
deux boulangers Carouble et Smelten tinrent en
effet boutique ouverte ; mais leurs avances
sépuisaient, les trois sarrêtèrent. Des huissiers
sen réjouirent, il nen résultait quun écrasement
de dettes, qui devait peser longtemps sur les
mineurs. Plus de crédit nulle part, plus une vieille
casserole à vendre, on pouvait se coucher dans un
coin et crever comme des chiens galeux.
Étienne aurait vendu sa chair. Il avait
abandonné ses appointements, il était allé à
Marchiennes engager son pantalon et sa redingote
485
de drap, heureux de faire bouillir encore la
marmite des Maheu. Seules, les bottes lui
restaient, il les gardait pour avoir les pieds
solides, disait-il. Son désespoir était que la grève
se fût produite trop tôt, lorsque la caisse de
prévoyance navait pas eu le temps de semplir. Il
y voyait la cause unique du désastre, car les
ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le
jour où ils trouveraient dans lépargne largent
nécessaire à la résistance. Et il se rappelait les
paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de
pousser à la grève, pour détruire les premiers
fonds de la caisse.
La vue du coron, de ces pauvres gens sans
pain et sans feu, le bouleversait. Il préférait sortir,
se fatiguer en promenades lointaines. Un soir,
comme il rentrait et quil passait près de
Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route,
une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se
mourait dinanition ; et, après lavoir relevée, il
sétait mis à héler une fille, quil voyait de lautre
côté de la palissade.
Tiens ! cest toi, dit-il en reconnaissant la
486
Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire
boire quelque chose.
La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra
vivement chez elle, dans la masure branlante que
son père sétait ménagée au milieu des
décombres. Elle en ressortit aussitôt avec du
genièvre et un pain. Le genièvre ressuscita la
vieille, qui, sans parler, mordit au pain,
goulûment. Cétait la mère dun mineur, elle
habitait un coron, du côté de Cougny, et elle était
tombée là, en revenant de Joiselle, où elle avait
tenté vainement demprunter dix sous à une soeur.
Lorsquelle eut mangé, elle sen alla, étourdie.
Étienne était resté dans le champ vague de
Réquillar, dont les hangars écroulés
disparaissaient sous les ronces.
Eh bien ! tu nentres pas boire un petit
verre ? lui demanda la Mouquette gaiement.
Et, comme il hésitait :
Alors, tu as toujours peur de moi ?
Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain quelle
avait donné de si grand coeur lattendrissait. Elle
487
ne voulut pas le recevoir dans la chambre du
père, elle lemmena dans sa chambre à elle, où
elle versa tout de suite deux petits verres de
genièvre. Cette chambre était très propre, il lui en
fit compliment. Dailleurs, la famille ne semblait
manquer de rien : le père continuait son service
de palefrenier, au Voreux ; et elle, histoire de ne
pas vivre les bras croisés, sétait mise
blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par
jour. On a beau rigoler avec les hommes, on nen
est pas plus fainéante pour ça.
Dis ? murmura-t-elle tout dun coup, en
venant le prendre gentiment par la taille,
pourquoi ne veux-tu pas maimer ?
Il ne put sempêcher de rire, lui aussi,
tellement elle avait lancé ça dun air mignon.
Mais je taime bien, répondit-il.
Non, non, pas comme je veux... Tu sais que
jen meurs denvie. Dis ? ça me ferait tant
plaisir !
Cétait vrai, elle le lui demandait depuis six
mois. Il la regardait toujours, se collant à lui,
488
létreignant de ses deux bras frissonnants, la face
levée dans une telle supplication damour, quil
en était très touché. Sa grosse figure ronde
navait rien de beau, avec son teint jauni, mangé
par le charbon ; mais ses yeux luisaient dune
flamme, il lui sortait de la peau un charme, un
tremblement de désir, qui la rendait rose et toute
jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent,
il nosa plus refuser.
Oh ! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh !
tu veux bien !
Et elle se livra dans une maladresse et un
évanouissement de vierge, comme si cétait la
première fois, et quelle neût jamais connu
dhomme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui
déborda de reconnaissance : elle lui disait merci,
elle lui baisait les mains.
Étienne demeura un peu honteux de cette
bonne fortune. On ne se vantait pas davoir eu la
Mouquette. En sen allant, il se jura de ne point
recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical
pourtant, elle était une brave fille.
Quand il rentra au coron, dailleurs, des choses
489
graves quil apprit lui firent oublier laventure. Le
bruit courait que la Compagnie consentirait peutêtre
à une concession, si les délégués tentaient
une nouvelle démarche près du directeur. Du
moins, des porions avaient répandu ce bruit. La
vérité était que, dans la lutte engagée, la mine
souffrait pis encore que les mineurs. Des deux
côtés, lobstination entassait des ruines : tandis
que le travail crevait de faim, le capital se
détruisait. Chaque jour de chômage emportait des
centaines de mille francs. Toute machine qui
sarrête est une machine morte. Loutillage et le
matériel saltéraient, largent immobilisé fondait,
comme une eau bue par du sable. Depuis que le
faible stock de houille sépuisait sur le carreau
des fosses, la clientèle parlait de sadresser en
Belgique ; et il y avait là, pour lavenir, une
menace. Mais ce qui effrayait surtout la
Compagnie, ce quelle cachait avec soin,
cétaient les dégâts croissants, dans les galeries et
les tailles. Les porions ne suffisaient pas au
raccommodage, les bois cassaient de toutes parts,
des éboulements se produisaient à chaque heure.
Bientôt, les désastres étaient devenus tels, quils
490
devaient nécessiter de longs mois de réparation,
avant que labattage pût être repris. Déjà, des
histoires couraient la contrée : à Crèvecoeur, trois
cents mètres de voie sétaient effondrés dun
bloc, bouchant laccès de la veine Cinq-Paumes ;
à Madeleine, la veine Mougrétout sémiettait et
semplissait deau. La Direction refusait den
convenir, lorsque, brusquement, deux accidents,
lun sur lautre, lavaient forcée davouer. Un
matin, près de la Piolaine, on trouva le sol fendu
au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de
la veille ; et, le lendemain, ce fut un affaissement
intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de
faubourg, au point que deux maisons faillirent
disparaître.
Étienne et les délégués hésitaient à risquer une
démarche sans connaître les intentions de la
Régie. Dansaert, quils interrogèrent, évita de
répondre : certainement, on déplorait le
malentendu, on ferait tout au monde afin
damener une entente ; mais il ne précisait pas. Ils
finirent par décider quils se rendraient près de
monsieur Hennebeau, pour mettre la raison de
leur côté ; car ils ne voulaient pas quon les
491
accusât plus tard davoir refusé à la Compagnie
une occasion de reconnaître ses torts. Seulement,
ils jurèrent de ne céder sur rien, de maintenir
quand même leurs conditions, qui étaient les
seules justes.
Lentrevue eut lieu le mardi matin, le jour où
le coron tombait à la misère noire. Elle fut moins
cordiale que la première. Maheu parla encore,
expliqua que les camarades les envoyaient
demander si ces messieurs navaient rien de
nouveau à leur dire. Dabord, monsieur
Hennebeau affecta la surprise : aucun ordre ne lui
était parvenu, les choses ne pouvaient changer,
tant que les mineurs sentêteraient dans leur
révolte détestable ; et cette raideur autoritaire
produisit leffet le plus fâcheux, à tel point que, si
les délégués sétaient dérangés avec des
intentions conciliantes, la façon dont on les
recevait aurait suffi à les faire sobstiner
davantage. Ensuite, le directeur voulut bien
chercher un terrain de concessions mutuelles :
ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du
boisage à part, tandis que la Compagnie
hausserait ce paiement des deux centimes dont on
492
laccusait de profiter. Du reste, il ajoutait quil
prenait loffre sur lui, que rien nétait résolu, quil
se flattait pourtant dobtenir à Paris cette
concession. Mais les délégués refusèrent et
répétèrent leurs exigences : le maintien de
lancien système, avec une hausse de cinq
centimes par berline. Alors, il avoua quil pouvait
traiter tout de suite, il les pressa daccepter, au
nom de leurs femmes et de leurs petits mourant
de faim. Et, les yeux à terre, le crâne dur, ils
dirent non, toujours non, dun branle farouche.
On se sépara brutalement. Monsieur Hennebeau
faisait claquer les portes. Étienne, Maheu et les
autres sen allaient, tapant leurs gros talons sur le
pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à
bout.
Vers deux heures, les femmes du coron
tentèrent, de leur côté, une démarche près de
Maigrat. Il ny avait plus que cet espoir, fléchir
cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de
crédit. Cétait une idée de la Maheude, qui
comptait souvent trop sur le bon coeur des gens.
Elle décida la Brûlé et la Levaque à
laccompagner ; quant à la Pierronne, elle
493
sexcusa, elle raconta quelle ne pouvait quitter
Pierron, dont la maladie nen finissait pas de
guérir. Dautres femmes se joignirent à la bande,
elles étaient bien une vingtaine. Lorsque les
bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la
largeur de la route, sombres et misérables, ils
hochèrent la tête dinquiétude. Des portes se
fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les
rencontrait ainsi pour la première fois, et rien
nétait dun plus mauvais signe : dordinaire, tout
se gâtait, quand les femmes battaient ainsi les
chemins. Chez Maigrat, il y eut une scène
violente. Dabord, il les avait fait entrer, ricanant,
feignant de croire quelles venaient payer leurs
dettes : ça, cétait gentil, de sêtre entendu, pour
apporter largent dun coup. Puis, dès que la
Maheude eut pris la parole, il affecta de
semporter. Est-ce quelles se fichaient du
monde ? Encore du crédit, elles rêvaient donc de
le mettre sur la paille ? Non, plus une pomme de
terre, plus une miette de pain ! Et il les renvoyait
à lépicier Verdonck, aux boulangers Carouble et
Smelten, puisquelles se servaient chez eux,
maintenant. Les femmes lécoutaient dun air
494
dhumilité peureuse, sexcusaient, guettaient dans
ses yeux sil se laissait attendrir. Il recommença à
dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si
elle le prenait pour galant. Une telle lâcheté les
tenait toutes, quelles en rirent ; et la Levaque
renchérit, déclara quelle voulait bien, elle. Mais
il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte.
Comme elles insistaient, suppliantes, il en
brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le
traitèrent de vendu, tandis que la Maheude, les
deux bras en lair dans un élan dindignation
vengeresse, appelait la mort, en criant quun
homme pareil ne méritait pas de manger.
Le retour au coron fut lugubre. Quand les
femmes rentrèrent les mains vides, les hommes
les regardèrent, puis baissèrent la tête. Cétait
fini, la journée sachèverait sans une cuillerée de
soupe ; et les autres journées sétendaient dans
une ombre glacée, où ne luisait pas un espoir. Ils
avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre.
Cet excès de misère les faisait sentêter
davantage, muets, comme des bêtes traquées,
résolues à mourir au fond de leur trou, plutôt que
den sortir. Qui aurait osé parler le premier de
495
soumission ? on avait juré avec les camarades de
tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi
quon tenait à la fosse, quand il y en avait un sous
un éboulement. Ça se devait, ils étaient là-bas à
une bonne école pour savoir se résigner ; on
pouvait se serrer le ventre pendant huit jours,
lorsquon avalait le feu et leau depuis lâge de
douze ans ; et leur dévouement se doublait ainsi
dun orgueil de soldats, dhommes fiers de leur
métier, ayant pris dans leur lutte quotidienne
contre la mort, une vantardise du sacrifice.
Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se
taisaient, assis devant le feu mourant, où fumait
la dernière pâtée descaillage. Après avoir vidé
les matelas poignée à poignée, on sétait décidé
lavant-veille à vendre pour trois francs le
coucou ; et la pièce semblait nue et morte, depuis
que le tic-tac familier ne lemplissait plus de son
bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne
restait dautre luxe que la boîte de carton rose, un
ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude
tenait comme à un bijou. Les deux bonnes
chaises étaient parties, le père Bonnemort et les
enfants se serraient sur un vieux banc moussu,
496
rentré du jardin. Et le crépuscule livide qui
tombait semblait augmenter le froid.
Quoi faire ? répéta la Maheude, accroupie au
coin du fourneau.
Étienne, debout, regardait les portraits de
lempereur et de limpératrice, collés contre le
mur. Il les en aurait arrachés depuis longtemps,
sans la famille qui les défendait, pour lornement.
Aussi murmura-t-il, les dents serrées :
Et dire quon naurait pas deux sous de ces
jean-foutre qui nous regardent crever !
Si je portais la boîte ? reprit la femme toute
pâle, après une hésitation.
Maheu, assis au bord de la table, les jambes
pendantes et la tête sur la poitrine, sétait
redressé.
Non, je ne veux pas !
Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour
de la pièce. Était-ce Dieu possible, den être
réduit à cette misère ! le buffet sans une miette,
plus rien à vendre, pas même une idée pour avoir
un pain ! Et le feu qui allait séteindre ! Elle
497
semporta contre Alzire quelle avait envoyée le
matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était
revenue les mains vides, en disant que la
Compagnie défendait la glane. Est-ce quon ne
sen foutait pas, de la Compagnie ? comme si
lon volait quelquun, à ramasser les brins de
charbon perdus ! La petite, désespérée, racontait
quun homme lavait menacée dune gifle ; puis,
elle promit dy retourner, le lendemain, et de se
laisser battre.
Et ce bougre de Jeanlin ? cria la mère, où
est-il encore, je vous le demande ?... Il devait
apporter de la salade : on en aurait brouté comme
des bêtes, au moins ! Vous verrez quil ne
rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais
ce quil trafique, mais la rosse a toujours lair
davoir le ventre plein.
Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous
sur la route.
Du coup, elle brandit les deux poings, hors
delle.
Si je savais ça !... Mes enfants mendier !
Jaimerais mieux les tuer et me tuer ensuite.
498
Maheu, de nouveau, sétait affaissé, au bord
de la table. Lénore et Henri, étonnés quon ne
mangeât pas, commençaient à geindre ; tandis
que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait
philosophiquement la langue dans sa bouche,
pour tromper sa faim. Personne ne parla plus,
tous sengourdissaient sous cette aggravation de
leurs maux, le grand-père toussant, crachant noir,
repris de rhumatismes qui se tournaient en
hydropisie, le père asthmatique, les genoux enflés
deau, la mère et les petits travaillés de la scrofule
et de lanémie héréditaires. Sans doute le métier
voulait ça ; on ne sen plaignait que lorsque le
manque de nourriture achevait le monde ; et déjà
lon tombait comme des mouches, dans le coron.
Il fallait pourtant trouver à souper. Quoi faire, où
aller, mon Dieu ?
Alors, dans le crépuscule dont la morne
tristesse assombrissait de plus en plus la pièce,
Étienne, qui hésitait depuis un instant, se décida,
le coeur crevé.
Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque
part.
499
Et il sortit. Lidée de la Mouquette lui était
venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le
donnerait volontiers. Cela le fâchait, dêtre ainsi
forcé de retourner à Réquillart : cette fille lui
baiserait les mains, de son air de servante
amoureuse ; mais on ne lâchait pas des amis dans
la peine, il serait encore gentil avec elle, sil le
fallait.
Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la
Maheude. Cest trop bête.
Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme
et la rejeta violemment, laissant les autres
immobiles et muets, dans la maigre clarté dun
bout de chandelle quelle venait dallumer.
Dehors, une courte réflexion larrêta. Puis, elle
entra chez les Levaque.
Dis donc, je tai prêté un pain, lautre jour.
Si tu me le rendais.
Mais elle sinterrompit, ce quelle voyait
nétait guère encourageant ; et la maison sentait
la misère plus que la sienne.
La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu
500
éteint, tandis que Levaque, soûlé par des
cloutiers, lestomac vide, dormait sur la table.
Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement
ses épaules, avec lahurissement dun bon diable,
dont on a mangé les économies, et qui sétonne
davoir à se serrer le ventre.
Un pain, ah ! ma chère, répondit la Levaque.
Moi qui voulais ten emprunter un autre !
Puis, comme son mari grognait de douleur
dans son sommeil, elle lui écrasa la face contre la
table.
Tais-toi, cochon ! Tant mieux, si ça te brûle
les boyaux !... Au lieu de te faire payer à boire,
est-ce que tu naurais pas dû demander vingt sous
à un ami ?
Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu
de la saleté du ménage, abandonné depuis si
longtemps déjà, quune odeur insupportable
sexhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle
sen fichait ! Son fils, ce gueux de Bébert, avait
aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce
serait un fameux débarras, sil ne revenait plus.
Puis, elle dit quelle allait se coucher. Au moins,
501
elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup.
Allons, houp ! montons... Le feu est mort,
pas besoin dallumer la chandelle pour voir les
assiettes vides... Viens-tu à la fin, Louis ? Je te
dis que nous nous couchons. On se colle, ça
soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard
crève ici de froid tout seul !
Quand elle se retrouva dehors, la Maheude
coupa résolument par les jardins, pour se rendre
chez les Pierron. Des rires sentendaient. Elle
frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une
grande minute à lui ouvrir.
Tiens ! cest toi, sécria la Pierronne en
affectant une vive surprise. Je croyais que cétait
le médecin.
Sans la laisser parler, elle continua, elle
montra Pierron assis devant un grand feu de
houille.
Ah ! il ne va pas, il ne va toujours pas. La
figure a lair bonne, cest dans le ventre que ça le
travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brûle
tout ce quon a.
502
Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint
fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour
faire lhomme malade. Dailleurs, la Maheude, en
entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin :
bien sûr quon avait déménagé le plat. Des
miettes traînaient sur la table ; et, au beau milieu,
elle aperçut une bouteille de vin oubliée.
Maman est allée à Montsou pour tâcher
davoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous
morfondons à lattendre.
Mais sa voix sétrangla, elle avait suivi le
regard de la voisine, et elle aussi était tombée sur
la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle
raconta lhistoire : oui, cétait du vin, les
bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette
bouteille-là pour son homme, à qui le médecin
ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en
remerciements, quels braves bourgeois ! la
demoiselle surtout, pas fière, entrant chez les
ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes !
Je sais, dit la Maheude, je les connais.
Son coeur se serrait à lidée que le bien va
toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait,
503
ces gens de la Piolaine auraient porté de leau à la
rivière. Comment ne les avait-elle pas vus dans le
coron ? Peut-être tout de même en aurait-elle tiré
quelque chose.
Jétais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour
savoir sil y avait plus gras chez vous que chez
nous... As-tu seulement du vermicelle, à charge
de revanche ?
La Pierronne se désespéra bruyamment.
Rien du tout, ma chère. Pas ce qui sappelle
un grain de semoule... Si maman ne rentre pas,
cest quelle na point réussi. Nous allons nous
coucher sans souper.
À ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et
elle semporta, elle tapa du poing contre la porte.
Cétait cette coureuse de Lydie quelle avait
enfermée, disait-elle, pour la punir de nêtre
rentrée quà cinq heures, après toute une journée
de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter,
elle disparaissait continuellement.
Cependant, la Maheude restait debout, sans se
décider à partir. Ce grand feu le pénétrait dun
504
bien-être douloureux, la pensée quon mangeait
là lui creusait lestomac davantage. Évidemment,
ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite,
pour bâfrer leur lapin. Ah ! on avait beau dire,
quand une femme se conduisait mal, ça portait
bonheur à sa maison !
Bonsoir, dit-elle tout dun coup.
Dehors, la nuit était tombée, et la lune,
derrière des nuages, éclairait la terre dune clarté
louche. Au lieu de retraverser les jardins, la
Maheude fit le tour, désolée, nosant rentrer chez
elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les
portes sentaient la famine et sonnaient le creux. À
quoi bon frapper ? cétait misère et compagnie.
Depuis des semaines quon ne mangeait plus,
lodeur de loignon elle-même était partie, cette
odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la
campagne ; maintenant, il navait que lodeur des
vieux caveaux, lhumidité des trous où rien ne
vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes
étouffées, des jurons perdus ; et, dans le silence
qui salourdissait peu à peu, on entendait venir le
sommeil de la faim, lécrasement des corps jetés
505
en travers des lits, sous les cauchemars des
ventres vides.
Comme elle passait devant léglise, elle vit
une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se
hâter, car elle avait reconnu le curé de Montsou,
labbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la
chapelle du coron : sans doute il sortait de la
sacristie, où le règlement de quelque affaire
lavait appelé. Le dos rond, il courait de son air
dhomme gras et doux, désireux de vivre en paix
avec tout le monde. Sil avait fait sa course à la
nuit, ce devait être pour ne pas se compromettre
au milieu des mineurs. On disait du reste quil
venait dobtenir de lavancement. Même, il sétait
promené déjà avec son successeur, un abbé
maigre, aux yeux de braise rouge.
Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya
la Maheude.
Mais il ne sarrêta point.
Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.
Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes
ne la portaient plus, et elle rentra.
506
Personne navait bougé. Maheu était toujours
au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort
et les petits se serraient sur le banc, pour avoir
moins froid. Et on ne sétait pas dit une parole,
seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la
lumière elle-même bientôt leur manquerait. Au
bruit de la porte, les enfants tournèrent la tête ;
mais, en voyant que la mère ne rapportait rien, ils
se remirent à regarder par terre, renfonçant une
grosse envie de pleurer, de peur quon ne les
grondât. La Maheude était retombée à sa place,
près du feu mourant. On ne la questionna point,
le silence continua. Tous avaient compris, ils
jugeaient inutile de se fatiguer encore à causer ;
et cétait maintenant une attente anéantie, sans
courage, lattente dernière du secours quÉtienne,
peut-être, allait déterrer quelque part. Les minutes
sécoulaient, ils finissaient par ne plus y compter.
Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un
torchon, une douzaine de pommes de terre, cuites
et refroidies.
Voilà tout ce que jai trouvé, dit-il.
Chez la Mouquette, le pain manquait
507
également : cétait son dîner quelle lui avait mis
de force dans ce torchon, en le baisant de tout son
coeur.
Merci, répondit-il à la Maheude qui lui
offrait sa part. Jai mangé là-bas.
Il mentait, il regardait dun air sombre les
enfants se jeter sur la nourriture. Le père et la
mère, eux aussi, se retenaient, afin den laisser
davantage ; mais le vieux, goulûment, avalait
tout. On dut lui reprendre une pomme de terre
pour Alzire.
Alors, Étienne dit quil avait appris des
nouvelles. La Compagnie, irritée de lentêtement
des grévistes, parlait de rendre leurs livrets aux
mineurs compromis. Elle voulait la guerre,
décidément. Et un bruit plus grave circulait, elle
se vantait davoir décidé un grand nombre
douvriers à redescendre : le lendemain, la
Victoire et Feutry-Cantel devaient être au
complet ; même il y aurait, à Madeleine et à
Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent
exaspérés.
Nom de Dieu ! cria le père, sil y a des
508
traîtres, faut régler leur compte !
Et, debout, cédant à lemportement de sa
souffrance :
À demain soir, dans la forêt !... Puisquon
nous empêche de nous entendre au Bon-Joyeux,
cest dans la forêt que nous serons chez nous.
Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que
sa gloutonnerie assoupissait. Cétait le cri ancien
de ralliement, le rendez-vous où les mineurs de
jadis allaient comploter leur résistance aux
soldats du roi.
Oui, oui, à Vandame ! Jen suis, si lon va
là-bas !
La Maheude eut un geste énergique.
Nous irons tous. Ça finira, ces injustices et
ces traîtrises.
Étienne décida que le rendez-vous serait
donné à tous les corons, pour le lendemain soir.
Mais le feu était mort, comme chez les Levaque,
et la chandelle brusquement séteignit. Il ny
avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut se
509
coucher à tâtons, dans le grand froid qui pinçait la
peau. Les petits pleuraient.
510
VI
Jeanlin, guéri, marchait à présent ; mais ses
jambes étaient si mal recollées, quil boitait de la
droite et de la gauche ; et il fallait le voir filer
dun train de canard, courant aussi fort
quautrefois, avec son adresse de bête malfaisante
et voleuse.
Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de
Réquillart, Jeanlin, accompagné de ses
inséparables, Bébert et Lydie, faisait le guet. Il
sétait embusqué dans un terrain vague, derrière
une palissade, en face dune épicerie borgne,
plantée de travers à lencoignure dun sentier.
Une vieille femme, presque aveugle, y étalait
trois ou quatre sacs de lentilles et de haricots,
noirs de poussière ; et cétait une antique morue
sèche, pendue à la porte, chinée de chiures de
mouche, quil couvait de ses yeux minces. Déjà
deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la
511
décrocher. Mais, chaque fois, du monde avait
paru, au coude du chemin. Toujours des gêneurs,
on ne pouvait pas faire ses affaires !
Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants
saplatirent au pied de la palissade, en
reconnaissant monsieur Hennebeau. Souvent, on
le voyait ainsi par les routes, depuis la grève,
voyageant seul au milieu des corons révoltés,
mettant un courage tranquille à sassurer en
personne de létat du pays. Et jamais une pierre
navait sifflé à ses oreilles, il ne rencontrait que
des hommes silencieux et lents à le saluer, il
tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se
moquaient de la politique et se bourraient de
plaisir, dans les coins. Au trot de sa jument, la
tête droite pour ne déranger personne, il passait,
tandis que son coeur se gonflait dun besoin
inassouvi, à travers cette goinfrerie des amours
libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les
petits sur la petite, en tas. Jusquaux marmots qui
déjà ségayaient à frotter leur misère ! Ses yeux
sétaient mouillés, il disparut, raide sur la selle,
militairement boutonné dans sa redingote.
512
Foutu sort ! dit Jeanlin, ça ne finira pas...
Vas-y, Bébert ! tire sur la queue !
Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et
lenfant étouffa encore un juron, quand il entendit
la voix de son frère Zacharie, en train de raconter
à Mouquet comment il avait découvert une pièce
de quarante sous, cousue dans une jupe de sa
femme. Tous deux ricanaient daise, en se tapant
sur les épaules. Mouquet eut lidée dune grande
partie de crosse pour le lendemain : on partirait à
deux heures de lAvantage, on irait du côté de
Montoire, près de Marchiennes. Zacharie accepta.
Quest-ce quon avait à les embêter avec la
grève ? autant rigoler, puisquon ne fichait rien !
Et ils tournaient le coin de la route, lorsque
Étienne, qui venait du canal, les arrêta et se mit à
causer.
Est-ce quils vont coucher ici ? reprit Jeanlin
exaspéré. Vlà la nuit, la vieille rentre ses sacs.
Un autre mineur descendait vers Réquillart.
Étienne séloigna avec lui ; et, comme ils
passaient devant la palissade, lenfant les entendit
parler de la forêt : on avait dû remettre le rendez-
513
vous au lendemain, par crainte de ne pouvoir
avertir en un jour tous les corons.
Dites donc, murmura-t-il à ses deux
camarades, la grande machine est pour demain.
Faut en être. Hein ? nous filerons, laprès-midi.
Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.
Hardi ! tire sur la queue !... Et méfie-toi, la
vieille a son balai. Heureusement, la nuit se
faisait noire. Bébert, dun bond, sétait pendu à la
morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa course, en
lagitant comme un cerf-volant, suivi par les deux
autres, galopant tous les trois. Lépicière,
étonnée, sortit de sa boutique, sans comprendre,
sans pouvoir distinguer ce troupeau qui se perdait
dans les ténèbres.
Ces vauriens finissaient par être la terreur du
pays. Ils lavaient envahi peu à peu, ainsi quune
horde sauvage. Dabord, ils sétaient contentés du
carreau du Voreux, se culbutant dans le stock de
charbon, doù ils sortaient pareils à des nègres,
faisant des parties de cache-cache parmi la
provision des bois, au travers de laquelle ils se
perdaient, comme au fond dune forêt vierge.
514
Puis, ils avaient pris dassaut le terri, ils en
descendaient sur leur derrière les parties nues,
bouillantes encore des incendies intérieurs, ils se
glissaient parmi les ronces des parties anciennes,
cachés la journée entière, occupés à des petits
jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils
élargissaient toujours leurs conquêtes, allaient se
battre au sang dans les tas de briques, couraient
les prés en mangeant sans pain toutes sortes
dherbes laiteuses, fouillaient les berges du canal
pour prendre des poissons de vase quils
avalaient crus, et poussaient plus loin, et
voyageaient à des kilomètres, jusquaux futaies
de Vandaine, sous lesquelles ils se gorgeaient de
fraises au printemps, de noisettes et de myrtilles
en été. Bientôt limmense plaine leur avait
appartenu.
Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à
Marchiennes, sans cesse par les chemins, avec
des yeux de jeunes loups, cétait un besoin
croissant de maraude. Jeanlin restait le capitaine
de ces expéditions, jetant la troupe sur toutes les
proies, ravageant les champs doignons, pillant
les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays,
515
on accusait les mineurs en grève, on parlait dune
vaste bande organisée. Un jour même, il avait
forcé Lydie à voler sa mère, il sétait fait apporter
par elle deux douzaines de sucres dorge que la
Pierronne tenait dans un bocal, sur une des
planches de sa fenêtre ; et la petite, rouée de
coups, ne lavait pas trahi, tellement elle
tremblait devant son autorité. Le pis était quil se
taillait la part du lion. Bébert, également, devait
lui remettre le butin, heureux si le capitaine ne le
giflait pas, pour garder tout.
Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il
battait Lydie comme on bat une femme légitime,
et il profitait de la crédulité de Bébert pour
lengager dans des aventures désagréables, très
amusé de faire tourner en bourrique ce gros
garçon, plus fort que lui, qui laurait assommé
dun coup de poing. Il les méprisait tous les deux,
les traitait en esclaves, leur racontait quil avait
pour maîtresse une princesse, devant laquelle ils
étaient indignes de se montrer. Et, en effet, il y
avait huit jours quil disparaissait brusquement,
au bout dune rue, au tournant dun sentier,
nimporte où il se trouvait, après leur avoir
516
ordonné, lair terrible, de rentrer au coron.
Dabord, il empochait le butin.
Ce fut dailleurs ce qui arriva, ce soir-là.
Donne, dit-il en arrachant la morue des
mains de son camarade, lorsquils sarrêtèrent
tous trois, à un coude de la route, près de
Réquillart.
Bébert protesta.
Jen veux, tu sais. Cest moi qui lai prise.
Hein, quoi ? cria-t-il. Ten auras, si je ten
donne, et pas ce soir, bien sûr : demain, sil en
reste.
Il bourra Lydie, il les planta lun et lautre sur
la même ligne, comme des soldats au port
darmes. Puis, passant derrière eux :
Maintenant, vous allez rester là cinq
minutes, sans vous retourner... Nom de Dieu ! si
vous vous retournez, il y aura des bêtes qui vous
mangeront... Et vous rentrerez ensuite tout droit,
et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le
saurai, je vous ficherai des claques.
Alors, il sévanouit au fond de lombre, avec
517
une telle légèreté, quon nentendit même pas le
bruit de ses pieds nus. Les deux enfants
demeurèrent immobiles durant les cinq minutes,
sans regarder en arrière, par crainte de recevoir
une gifle de linvisible. Lentement, une grande
affection était née entre eux, dans leur commune
terreur. Lui, toujours, songeait à la prendre, à la
serrer très fort entre ses bras, comme il voyait
faire aux autres ; et elle aussi aurait bien voulu,
car ça laurait changée, dêtre ainsi caressée
gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis
de désobéir. Quand ils sen allèrent, bien que la
nuit fût très noire, ils ne sembrassèrent même
pas, ils marchèrent côte à côte, attendris et
désespérés, certains que, sils se touchaient, le
capitaine par-derrière leur allongerait des claques.
Étienne, à la même heure, était entré à
Réquillart. La veille, Mouquette lavait supplié de
revenir, et il revenait, honteux, pris dun goût
quil refusait de savouer, pour cette fille qui
ladorait comme un Jésus. Cétait, dailleurs,
dans lintention de rompre. Il la verrait, il lui
expliquerait quelle ne devait plus le poursuivre,
à cause des camarades. On nétait guère à la joie,
518
ça manquait dhonnêteté, de se payer ainsi des
douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne
layant pas trouvée chez elle, il sétait décidé à
lattendre, il guettait les ombres au passage.
Sous le beffroi en ruine, lancien puits
souvrait, à demi obstrué. Une poutre toute droite,
où tenait un morceau de toiture, avait un profil de
potence, au-dessus du trou noir ; et, dans le
muraillement éclaté des margelles, deux arbres
poussaient, un sorbier et un platane, qui
semblaient grandir du fond de la terre. Cétait un
coin de sauvage abandon, lentrée herbue et
chevelue dun gouffre, embarrassée de vieux
bois, plantée de prunelliers et daubépines, que
les fauvettes peuplaient de leurs nids, au
printemps. Voulant éviter de gros frais
dentretien, la Compagnie, depuis dix ans, se
proposait de combler cette fosse morte ; mais elle
attendait davoir installé au Voreux un
ventilateur, car le foyer daérage des deux puits,
qui communiquaient, se trouvait placé au pied de
Réquillart, dont lancien goyot dépuisement
servait de cheminée. On sétait contenté de
consolider le cuvelage du niveau par des étais
519
placés en travers, barrant lextraction, et on avait
délaissé les galeries supérieures, pour ne
surveiller que la galerie du fond, dans laquelle
flambait le fourneau denfer, lénorme brasier de
houille, au tirage si puissant, que lappel dair
faisait souffler le vent en tempête, dun bout à
lautre de la fosse voisine. Par prudence, afin
quon pût monter et descendre encore, lordre
était donné dentretenir le goyot des échelles ;
seulement, personne ne sen occupait, les échelles
se pourrissaient dhumidité, des paliers sétaient
effondrés déjà. En haut, une grande ronce
bouchait lentrée du goyot ; et comme la première
échelle avait perdu des échelons, il fallait, pour
latteindre, se pendre à une racine du sorbier, puis
se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir.
Étienne patientait, caché derrière un buisson,
lorsquil entendit, parmi les branches, un long
frôlement. Il crut à la fuite effrayée dune
couleuvre. Mais la brusque lueur dune allumette
létonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant
Jeanlin qui allumait une chandelle et qui
sabîmait dans la terre. Une curiosité si vive le
saisit, quil sapprocha du trou : lenfant avait
520
disparu, une lueur faible venait du deuxième
palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en
se tenant aux racines, pensa faire le saut des cinq
cent vingt-quatre mètres que mesurait la fosse,
finit pourtant par sentir un échelon. Et il
descendit doucement. Jeanlin navait rien dû
entendre, Étienne voyait toujours, sous lui, la
lumière senfoncer, tandis que lombre du petit,
colossale et inquiétante, dansait, avec le
déhanchement de ses jambes infirmes. Il
gambillait, dune adresse de singe à se rattraper
des mains, des pieds, du menton, quand des
échelons manquaient. Les échelles, de sept
mètres, se succédaient, les unes solides encore,
les autres branlantes, craquantes, près de se
rompre ; les paliers étroits défilaient, verdis,
pourris tellement, quon marchait comme dans la
mousse ; et, à mesure quon descendait, la
chaleur était suffocante, une chaleur de four, qui
venait du goyot de tirage, heureusement peu actif
depuis la grève, car en temps de travail, lorsque
le foyer mangeait ses cinq mille kilogrammes de
houille par jour, on naurait pu se risquer là, sans
se rôtir le poil.
521
Quel nom de Dieu de crapaud ! jurait
Étienne étouffé, où diable va-t-il ?
Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds
glissaient sur le bois humide. Au moins, sil avait
eu une chandelle comme lenfant ; mais il se
cognait à chaque minute, il nétait guidé que par
la lueur vague, fuyant sous lui. Cétait bien la
vingtième échelle déjà, et la descente continuait.
Alors, il les compta : vingt et une, vingt-deux,
vingt-trois, et il senfonçait toujours. Une cuisson
ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans
une fournaise. Enfin, il arriva à un accrochage, et
il aperçut la chandelle qui filait au fond dune
galerie. Trente échelles, cela faisait deux cent dix
mètres environ.
Est-ce quil va me promener longtemps ?
pensait-il. Cest pour sûr dans lécurie quil se
terre.
Mais, à gauche, la voie qui conduisait à
lécurie était barrée par un éboulement. Le
voyage recommença, plus pénible et plus
dangereux. Des chauves-souris, effarées,
voletaient, se collaient à la voûte de laccrochage.
522
Il dut se hâter pour ne pas perdre de vue la
lumière, il se jeta dans la même galerie ;
seulement, où lenfant passait à laise, avec sa
souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser
sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme
toutes les anciennes voies, sétait resserrée, se
resserrait encore chaque jour, sous la continuelle
poussée des terrains ; et il ny avait plus, à
certaines places, quun boyau, qui devait finir par
seffacer lui-même. Dans ce travail
détranglement, les bois éclatés, déchirés,
devenaient un péril, menaçaient de lui scier la
chair, de lenfiler au passage, à la pointe de leurs
échardes, aiguës comme des épées. Il navançait
quavec précaution, à genoux ou sur le ventre,
tâtant lombre devant lui. Brusquement, une
bande de rats le piétina, lui courut de la nuque
aux pieds, dans un galop de fuite.
Tonnerre de Dieu ! y sommes-nous à la fin ?
gronda-t-il, les reins cassés, hors dhaleine.
On y était. Au bout dun kilomètre, le boyau
sélargissait, on tombait dans une partie de voie
admirablement conservée. Cétait le fond de
523
lancienne voie de roulage, taillée à travers banc,
pareille à une grotte naturelle. Il avait dû
sarrêter, il voyait de loin lenfant qui venait de
poser sa chandelle entre deux pierres, et qui se
mettait à laise, lair tranquille et soulagé, en
homme heureux de rentrer chez lui. Une
installation complète changeait ce bout de galerie
en une demeure confortable. Par terre, dans un
coin, un amas de foin faisait une couche molle ;
sur danciens bois, plantés en forme de table, il y
avait de tout, du pain, des pommes, des litres de
genièvre entamés : une vraie caverne scélérate,
du butin entassé depuis des semaines, même du
butin inutile, du savon et du cirage, volés pour le
plaisir du vol. Et le petit, tout seul au milieu de
ces rapines, en jouissait en brigand égoïste.
Dis donc, est-ce que tu te fous du monde ?
cria Étienne, lorsquil eut soufflé un moment. Tu
descends te goberger ici, quand nous crevons de
faim là-haut ?
Jeanlin, atterré, tremblait. Mais, en
reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa
vite.
524
Veux-tu dîner avec moi ? finit-il par dire.
Hein ? un morceau de morue grillée ?... Tu vas
voir.
Il navait pas lâché sa morue, et sétait mis à
en gratter proprement les chiures de mouche,
avec un beau couteau neuf, un de ces petits
couteaux-poignards à manche dos, où sont
inscrites des devises. Celui-ci portait le mot
« Amour », simplement.
Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne.
Cest un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin,
qui négligea dajouter que Lydie lavait volé, sur
son ordre, à un camelot de Montsou, devant le
débit de la Tête-Coupée.
Puis, comme il grattait toujours, il ajouta dun
air fier :
Nest-ce pas quon est bien chez moi ?... On
a un peu plus chaud que là-haut, et ça sent
joliment meilleur !
Étienne sétait assis, curieux de le faire causer.
Il navait plus de colère, un intérêt le prenait,
pour cette crapule denfant, si brave et si
525
industrieux dans ses vices. Et, en effet, il goûtait
un bien-être, au fond de ce trou : la chaleur ny
était plus trop forte, une température égale y
régnait en dehors des saisons, dune tiédeur de
bain, pendant que le rude décembre gerçait sur la
terre la peau des misérables. En vieillissant, les
galeries sépuraient des gaz nuisibles, tout le
grisou était parti, on ne sentait là maintenant que
lodeur des anciens bois fermentés, une odeur
subtile déther, comme aiguisée dune pointe de
girofle. Ces bois, du reste, devenaient amusants à
voir, dune pâleur jaunie de marbre, frangés de
guipures blanchâtres, de végétations floconneuses
qui semblaient les draper dune passementerie de
soie et de perles. Dautres se hérissaient de
champignons. Et il y avait des vols de papillons
blancs, des mouches et des araignées de neige,
une population décolorée, à jamais ignorante du
soleil.
Alors, tu nas pas peur ? demanda Étienne.
Jeanlin le regarda, étonné.
Peur de quoi ? puisque je suis tout seul.
Mais la morue était grattée enfin. Il alluma un
526
petit feu de bois, étala le brasier et la fit griller.
Puis il coupa un pain en deux. Cétait un régal
terriblement salé, exquis tout de même pour des
estomacs solides.
Étienne avait accepté sa part.
Ça ne métonne plus, si tu engraisses,
pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que
cest cochon de tempiffrer !... Et les autres, tu
ny songes pas ?
Tiens ! pourquoi les autres sont-ils trop
bêtes ?
Dailleurs, tu as raison de te cacher, car si
ton père apprenait que tu voles, il tarrangerait.
Avec ça que les bourgeois ne nous volent
pas ! Cest toi qui le dis toujours. Quand jai
chipé ce pain chez Maigrat, cétait bien sûr un
pain quil nous devait.
Le jeune homme se tut, la bouche pleine,
troublé. Il le regardait, avec son museau, ses yeux
verts, ses grandes oreilles, dans sa
dégénérescence davorton à lintelligence obscure
et dune ruse de sauvage, lentement repris par
527
lanimalité ancienne. La mine, qui lavait fait,
venait de lachever, en lui cassant les jambes.
Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, estce
que tu lamènes ici, des fois ?
Jeanlin eut un rire méprisant.
La petite, ah ! non, par exemple !... Les
femmes, ça bavarde.
Et il continuait à rire, plein dun immense
dédain pour Lydie et Bébert. Jamais on navait vu
des enfants si cruches. Lidée quils gobaient
toutes ses bourdes, et quils sen allaient les
mains vides, pendant quil mangeait la morue, au
chaud, lui chatouillait les côtes daise. Puis il
conclut, avec une gravité de petit philosophe :
Faut mieux être seul, on est toujours
daccord.
Étienne avait fini son pain. Il but une gorgée
de genièvre. Un instant, il sétait demandé sil
nallait pas mal reconnaître lhospitalité de
Jeanlin, en le ramenant au jour par une oreille, et
en lui défendant de marauder davantage, sous la
menace de tout dire à son père. Mais, en
528
examinant cette retraite profonde, une idée le
travaillait : qui sait sil nen aurait pas besoin,
pour les camarades ou pour lui, dans le cas où les
choses se gâteraient, là-haut ? Il fit jurer à
lenfant de ne pas découcher, comme il lui
arrivait de le faire, lorsquil soubliait dans son
foin ; et, prenant un bout de chandelle, il sen alla
le premier, il le laissa ranger tranquillement son
ménage.
La Mouquette se désespérait à lattendre,
assise sur une poutre, malgré le grand froid.
Quand elle laperçut, elle lui sauta au cou ; et ce
fut comme sil lui enfonçait un couteau dans le
coeur, lorsquil lui dit sa volonté de ne plus la
voir. Mon Dieu ! pourquoi ? est-ce quelle ne
laimait point assez ? Craignant de succomber
lui-même à lenvie dentrer chez elle, il
lentraînait vers la route, il lui expliquait, le plus
doucement possible, quelle le compromettait aux
yeux des camarades, quelle compromettait la
cause de la politique. Elle sétonna, quest-ce que
ça pouvait faire à la politique ? Enfin, la pensée
lui vint quil rougissait de la connaître ;
dailleurs, elle nen était pas blessée, cétait tout
529
naturel ; et elle lui offrit de recevoir une gifle
devant le monde, pour avoir lair de rompre. Mais
il la reverrait, rien quune petite fois, de temps à
autre. Éperdument, elle le suppliait, elle jurait de
se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes.
Lui, très ému, refusait toujours. Il le fallait. Alors,
en la quittant, il voulut au moins lembrasser. Pas
à pas, ils étaient arrivés aux premières maisons de
Montsou, et ils se tenaient à pleins bras, sous la
lune large et ronde, lorsquune femme passa près
deux, avec un brusque sursaut, comme si elle
avait buté contre une pierre.
Qui est-ce ? demanda Étienne inquiet.
Cest Catherine, répondit la Mouquette. Elle
revient de Jean-Bart.
La femme, maintenant, sen allait, la tête
basse, les jambes faibles, lair très las. Et le jeune
homme la regardait, désespéré davoir été vu par
elle, le coeur crevé dun remords sans cause. Estce
quelle nétait pas avec un homme ? est-ce
quelle ne lavait pas fait souffrir de la même
souffrance, là, sur ce chemin de Réquillart,
lorsquelle sétait donnée à cet homme ? Mais
530
cela, malgré tout, le désolait, de lui avoir rendu la
pareille.
Veux-tu que je te dise ? murmura la
Mouquette en larmes, quand elle partit. Si tu ne
veux pas de moi, cest que tu en veux une autre.
Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel
clair de gelée, une de ces belles journées dhiver,
où la terre dure sonne comme un cristal sous les
pieds. Dès une heure, Jeanlin avait filé ; mais il
dut attendre Bébert derrière léglise, et ils
faillirent partir sans Lydie, que sa mère avait
encore enfermée dans la cave. On venait de len
faire sortir et de lui mettre au bras un panier, en
lui signifiant que, si elle ne le rapportait pas plein
de pissenlits, on la renfermerait avec les rats,
pour la nuit entière. Aussi, prise de peur, voulaitelle
tout de suite aller à la salade. Jeanlin len
détourna : on verrait plus tard. Depuis longtemps,
Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le
tracassait. Il passait devant lAvantage, lorsque,
justement, la lapine sortit sur la route. Il la saisit
dun bond par les oreilles, la fourra dans le panier
de la petite ; et tous les trois galopèrent. On allait
531
joliment samuser, à la faire courir comme un
chien, jusquà la forêt.
Mais ils sarrêtèrent, pour regarder Zacharie et
Mouquet, qui, après avoir bu une chope avec
deux autres camarades, entamaient leur grande
partie de crosse. Lenjeu était une casquette
neuve et un foulard rouge, déposés chez
Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par deux,
mirent au marchandage le premier tour, du
Voreux à la ferme Paillot, près de trois
kilomètres ; et ce fut Zacharie qui lemporta, il
pariait en sept coups, tandis que Mouquet en
demandait huit. On avait posé la cholette, le petit
oeuf de buis, sur le pavé, une pointe en lair. Tous
tenaient leur crosse, le maillet au fer oblique, au
long manche garni dune ficelle fortement serrée.
Deux heures sonnaient comme ils partaient.
Zacharie, magistralement, pour son premier coup
composé dune série de trois, lança la cholette à
plus de quatre cents mètres, au travers des
champs de betteraves ; car il était défendu de
choler dans les villages et sur les routes, où lon
avait tué du monde. Mouquet, solide lui aussi,
déchola dun bras si rude, que son coup unique
532
ramena la bille de cent cinquante mètres en
arrière. Et la partie continua, un camp cholant,
lautre camp décholant, toujours au pas de
course, les pieds meurtris par les arêtes gelées des
terres de labour.
Dabord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient
galopé derrière les joueurs, enthousiasmés des
grands coups. Puis, lidée de Pologne quils
secouaient dans le panier leur était revenue ; et,
lâchant le jeu en pleine campagne, ils avaient
sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort.
Elle décampa, ils se jetèrent derrière elle, ce fut
une chasse dune heure, à toutes jambes, avec des
crochets continuels, des hurlements pour
leffrayer, des grands bras ouverts et refermés sur
le vide. Si elle navait pas eu un commencement
de grossesse, jamais ils ne lauraient rattrapée.
Comme ils soufflaient, des jurons leur firent
tourner la tête. Ils venaient de retomber dans la
partie de crosse, cétait Zacharie qui avait failli
fendre le crâne de son frère. Les joueurs en
étaient au quatrième tour : de la ferme Paillot, ils
avaient filé aux Quatre-Chemins, puis des
533
Quatre-Chemins à Montoire ; et, maintenant, ils
allaient en six coups de Montoire au Pré-des-
Vaches. Cela faisait deux lieues et demie en une
heure ; encore avaient-ils bu des chopes à
lestaminet Vincent et au débit des Trois-Sages.
Mouquet, cette fois, tenait la main. Il lui restait
deux coups à choler, sa victoire était sûre, lorsque
Zacharie, qui usait de son droit en ricanant,
déchola avec tant dadresse, que la cholette roula
dans un fossé profond. Le partenaire de Mouquet
ne put len sortir, ce fut un désastre. Tous quatre
criaient, la partie sen passionna, car on était
manche à manche, il fallait recommencer. Du
Pré-des-Vaches, il ny avait pas deux kilomètres
à la pointe des Herbes-Rousses : en cinq coups.
Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard.
Mais Jeanlin avait une idée. Il les laissa partir,
il sortit une ficelle de sa poche, quil lia à une
patte de Pologne, la patte gauche de derrière. Et
cela fut très amusant, la lapine courait devant les
trois galopins, tirant la cuisse, se déhanchant
dune si lamentable façon, que jamais ils
navaient tant ri. Ensuite, ils lattachèrent par le
cou, pour quelle galopât ; et, comme elle se
534
fatiguait, ils la traînaient, sur le ventre, sur le dos,
une vraie petite voiture. Ça durait depuis plus
dune heure, elle râlait, lorsquils la rendirent
vivement dans le panier, en entendant près du
bois à Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le
jeu une fois encore.
À présent, Zacharie, Mouquet et les deux
autres avalaient les kilomètres, sans autre repos
que le temps de vider des chopes, dans tous les
cabarets quils se donnaient pour but. Des
Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la
Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. La terre
sonnait sous la débandade de leurs pieds,
galopant sans relâche à la suite de la cholette, qui
rebondissait sur la glace : cétait un bon temps,
on nenfonçait pas, on ne courait que le risque de
se casser les jambes. Dans lair sec, les grands
coups de crosse pétaient, pareils à des coups de
feu. Les mains musculeuses serraient le manche
ficelé, le corps entier se lançait, comme pour
assommer un boeuf ; et cela pendant des heures,
dun bout à lautre de la plaine, par-dessus les
fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas
des enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans
535
la poitrine et des charnières en fer dans les
genoux. Les haveurs sy dérouillaient de la mine
avec passion. Il y avait des enragés de vingt-cinq
ans qui faisaient dix lieues. À quarante, on ne
cholait plus, on était trop lourd.
Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait
déjà. Encore un tour, jusquà la forêt de
Vandame, pour décider qui gagnait la casquette et
le foulard ; et Zacharie plaisantait, avec son
indifférence gouailleuse de la politique : ce serait
drôle de tomber là-bas, au milieu des camarades.
Quant à Jeanlin, depuis le départ du coron, il
visait la forêt, avec son air de battre les champs.
Dun geste indigné, il menaça Lydie, qui,
travaillée de remords et de craintes, parlait de
retourner au Voreux cueillir ses pissenlits : est-ce
quils allaient lâcher la réunion ? lui, voulait
entendre ce que les vieux diraient. Il poussait
Bébert, il proposa dégayer le bout de chemin,
jusquaux arbres, en détachant Pologne et en la
poursuivant à coups de cailloux. Son idée sourde
était de la tuer, une convoitise lui venait de
lemporter et de la manger, au fond de son trou
de Réquillart. La lapine reprit sa course, le nez
536
frisé, les oreilles rabattues ; une pierre lui pela le
dos, une autre lui coupa la queue ; et, malgré
lombre croissante, elle y serait restée, si les
galopins navaient aperçu, au centre dune
clairière, Étienne et Maheu debout. Éperdument
ils se jetèrent sur la bête, la rentrèrent encore dans
le panier. Presque à la même minute, Zacharie,
Mouquet et les deux autres, donnant le dernier
coup de crosse, lançaient la cholette, qui roula à
quelques mètres de la clairière. Ils tombaient tous
en plein rendez-vous.
Dans le pays entier, par les routes, par les
sentiers de la plaine rase, cétait, depuis le
crépuscule, un long acheminement, un
ruissellement dombres silencieuses, filant
isolées, sen allant par groupes, vers les futaies
violâtres de la forêt. Chaque coron se vidait, les
femmes et les enfants eux-mêmes partaient
comme pour une promenade, sous le grand ciel
clair. Maintenant, les chemins devenaient
obscurs, on ne distinguait plus cette foule en
marche, qui se glissait au même but, on la sentait
seulement, piétinante, confuse, emportée dune
seule âme. Entre les haies, parmi les buissons, il
537
ny avait quun frôlement léger, une vague
rumeur des voix de la nuit.
Monsieur Hennebeau, qui justement rentrait à
cette heure, monté sur sa jument, prêtait loreille
à ces bruits perdus. Il avait rencontré des couples,
tout un lent défilé de promeneurs, par cette belle
soirée dhiver. Encore des galants qui allaient, la
bouche sur la bouche, prendre du plaisir derrière
les murs. Nétaient-ce pas là ses rencontres
habituelles, des filles culbutées au fond de chaque
fossé, des gueux se bourrant de la seule joie qui
ne coûtait rien ? Et ces imbéciles se plaignaient
de la vie, lorsquils avaient, à pleines ventrées,
cet unique bonheur de saimer ! Volontiers, il
aurait crevé de faim comme eux, sil avait pu
recommencer lexistence avec une femme qui se
serait donnée à lui sur des cailloux, de tous ses
reins et de tout son coeur. Son malheur était sans
consolation, il enviait ces misérables. La tête
basse, il rentrait, au pas ralenti de son cheval,
désespéré par ces longs bruits, perdus au fond de
la campagne noire, et où il nentendait que des
baisers.
538
VII
Cétait au Plan-des-Dames, dans cette vaste
clairière quune coupe de bois venait douvrir.
Elle sallongeait en une pente douce, ceinte dune
haute futaie, des hêtres superbes, dont les troncs,
droits et réguliers, lentouraient dune colonnade
blanche, verdie de lichens ; et des géants abattus
gisaient encore dans lherbe, tandis que, vers la
gauche, un tas de bois débité alignait son cube
géométrique. Le froid saiguisait avec le
crépuscule, les mousses gelées craquaient sous
les pas. Il faisait nuit noire à terre, les branches
hautes se découpaient sur le ciel pâle, où la lune
pleine, montant à lhorizon, allait éteindre les
étoiles.
Près de trois mille charbonniers étaient au
rendez-vous, une foule grouillante, des hommes,
des femmes, des enfants emplissant peu à peu la
clairière, débordant au loin sous les arbres ; et des
539
retardataires arrivaient toujours, le flot des têtes,
noyé dombre, sélargissait jusquaux taillis
voisins. Un grondement en sortait, pareil à un
vent dorage, dans cette forêt immobile et glacée.
En haut, dominant la pente, Étienne se tenait,
avec Rasseneur et Maheu. Une querelle sétait
élevée, on entendait leurs voix, par éclats
brusques. Près deux, des hommes les
écoutaient : Levaque les poings serrés, Pierron
tournant le dos, très inquiet de navoir pu
prétexter des fièvres plus longtemps ; et il y avait
aussi le père Bonnemort et le vieux Mouque, côte
à côte, sur une souche, lair profondément
réfléchi. Puis, derrière, les blagueurs étaient là,
Zacharie, Mouquet, dautres encore, venus pour
rire ; tandis que recueillies au contraire, graves
ainsi quà léglise, des femmes se mettaient en
groupe. La Maheude, muette, hochait la tête aux
sourds jurons de la Levaque. Philomène toussait,
reprise de sa bronchite depuis lhiver. Seule, la
Mouquette riait à belles dents, égayée par la
façon dont la Brûlé traitait sa fille, une dénaturée
qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une
vendue, engraissée des lâchetés de son homme.
540
Et, sur le tas de bois, Jeanlin sétait planté,
hissant Lydie, forçant Bébert à le suivre, tous les
trois en lair, plus haut que tout le monde.
La querelle venait de Rasseneur, qui voulait
procéder régulièrement à lélection dun bureau.
Sa défaite, au Bon-Joyeux, lenrageait ; et il
sétait juré davoir sa revanche, car il se flattait de
reconquérir son autorité ancienne, lorsquon
serait en face non plus des délégués, mais du
peuple des mineurs. Étienne, révolté, avait trouvé
lidée dun bureau imbécile, dans cette forêt. Il
fallait agir révolutionnairement, en sauvages,
puisquon les traquait comme des loups.
Voyant la dispute séterniser, il sempara tout
dun coup de la foule, il monta sur un tronc
darbre, en criant :
Camarades ! camarades !
La rumeur confuse de ce peuple séteignit
dans un long soupir, tandis que Maheu étouffait
les protestations de Rasseneur. Étienne continuait
dune voix éclatante :
Camarades, puisquon nous défend de
541
parler, puisquon nous envoie les gendarmes,
comme si nous étions des brigands, cest ici quil
faut nous entendre ! Ici, nous sommes libres,
nous sommes chez nous, personne ne viendra
nous faire taire, pas plus quon ne fait taire les
oiseaux et les bêtes !
Un tonnerre lui répondit, des cris, des
exclamations.
Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le
droit dy causer... Parle !
Alors, Étienne se tint un instant immobile sur
le tronc darbre. La lune, trop basse encore à
lhorizon, néclairait toujours que les branches
hautes ; et la foule restait noyée de ténèbres, peu
à peu calmée, silencieuse. Lui, noir également,
faisait au-dessus delle, en haut de la pente, une
barre dombre.
Il leva un bras dans un geste lent, il
commença ; mais sa voix ne grondait plus, il
avait pris le ton froid dun simple mandataire du
peuple qui rend ses comptes. Enfin, il plaçait le
discours que le commissaire de police lui avait
coupé au Bon-Joyeux ; et il débutait par un
542
historique rapide de la grève, en affectant
léloquence scientifique : des faits, rien que des
faits. Dabord, il dit sa répugnance contre la
grève : les mineurs ne lavaient pas voulue,
cétait la Direction qui les avait provoqués, avec
son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la
première démarche des délégués chez le
directeur, la mauvaise foi de la Régie, et plus
tard, lors de la seconde démarche, sa concession
tardive, les dix centimes quelle rendait, après
avoir tâché de les voler. Maintenant, on en était
là, il établissait par des chiffres le vide de la
caisse de prévoyance, indiquait lemploi des
secours envoyés, excusait en quelques phrases
lInternationale, Pluchart et les autres, de ne
pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des
soucis de leur conquête du monde. Donc, la
situation saggravait de jour en jour, la
Compagnie renvoyait les livrets et menaçait
dembaucher des ouvriers en Belgique ; en outre,
elle intimidait les faibles, elle avait décidé un
certain nombre de mineurs à redescendre. Il
gardait sa voix monotone comme pour insister
sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim
543
victorieuse, lespoir mort, la lutte arrivée aux
fièvres dernières du courage. Et, brusquement, il
conclut, sans hausser le ton.
Cest dans ces circonstances, camarades, que
vous devez prendre une décision ce soir. Voulezvous
la continuation de la grève ? et, en ce cas,
que comptez-vous faire pour triompher de la
Compagnie ?
Un silence profond tomba du ciel étoilé. La
foule, quon ne voyait pas, se taisait dans la nuit,
sous cette parole qui lui étouffait le coeur ; et lon
nentendait que son souffle désespéré, au travers
des arbres.
Mais Étienne, déjà, continuait dune voix
changée. Ce nétait plus le secrétaire de
lassociation qui parlait, cétait le chef de bande,
lapôtre apportant la vérité. Est-ce quil se
trouvait des lâches pour manquer à leur parole ?
Quoi ! depuis un mois, on aurait souffert
inutilement, on retournerait aux fosses, la tête
basse, et léternelle misère recommencerait ! Ne
valait-il pas mieux mourir tout de suite, en
essayant de détruire cette tyrannie du capital qui
544
affamait le travailleur ? Toujours se soumettre
devant la faim, jusquau moment où la faim, de
nouveau, jetait les plus calmes à la révolte,
nétait-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer
davantage ? Et il montrait les mineurs exploités,
supportant à eux seuls les désastres des crises,
réduits à ne plus manger, dès que les nécessités
de la concurrence abaissaient le prix de revient.
Non ! le tarif de boisage nétait pas acceptable, il
ny avait là quune économie déguisée, on voulait
voler à chaque homme une heure de son travail
par jour. Cétait trop cette fois, le temps venait où
les misérables, poussés à bout, feraient justice.
Il resta les bras en lair. La foule, à ce mot de
justice, secouée dun long frisson, éclata en
applaudissements, qui roulaient avec un bruit de
feuilles sèches. Des voix criaient :
Justice !... Il est temps, justice !
Peu à peu, Étienne séchauffait. Il navait pas
labondance facile et coulante de Rasseneur. Les
mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa
phrase, il en sortait par un effort quil appuyait
dun coup dépaule. Seulement, à ces heurts
545
continuels, il rencontrait des images dune
énergie familière, qui empoignaient son
auditoire ; tandis que ses gestes douvrier au
chantier, ses coudes rentrés, puis détendus et
lançant les poings en avant, sa mâchoire
brusquement avancée, comme pour mordre,
avaient eux aussi une action extraordinaire sur les
camarades. Tous le disaient, il nétait pas grand,
mais il se faisait écouter.
Le salariat est une forme nouvelle de
lesclavage, reprit-il dune voix plus vibrante. La
mine doit être au mineur, comme la mer est au
pêcheur, comme la terre est au paysan...
Entendez-vous ! la mine vous appartient, à vous
tous qui, depuis un siècle, lavez payée de tant de
sang et de misère !
Carrément, il aborda des questions obscures de
droit, le défilé des lois spéciales sur les mines, où
il se perdait. Le sous-sol, comme le sol, était à la
nation : seul, un privilège odieux en assurait le
monopole à des Compagnies ; dautant plus que,
pour Montsou, la prétendue légalité des
concessions se compliquait des traités passés
546
jadis avec les propriétaires des anciens fiefs,
selon la vieille coutume du Hainaut. Le peuple
des mineurs navait donc quà reconquérir son
bien ; et, les mains tendues, il indiquait le pays
entier, au-delà de la forêt. À ce moment, la lune,
qui montait de lhorizon, glissant des hautes
branches, léclaira. Lorsque la foule, encore dans
lombre, laperçut ainsi, blanc de lumière,
distribuant la fortune de ses mains ouvertes, elle
applaudit de nouveau, dun battement prolongé.
Oui, oui, il a raison, bravo !
Dès lors, Étienne chevauchait sa question
favorite, lattribution des instruments de travail à
la collectivité, ainsi quil le répétait en une
phrase, dont la barbarie le grattait délicieusement.
Chez lui, à cette heure, lévolution était complète.
Parti de la fraternité attendrie des catéchumènes,
du besoin de réformer le salariat, il aboutissait à
lidée politique de le supprimer. Depuis la
réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore
humanitaire et sans formule, sétait raidi en un
programme compliqué, dont il discutait
scientifiquement chaque article. Dabord, il
547
posait que la liberté ne pouvait être obtenue que
par la destruction de lÉtat. Puis, quand le peuple
se serait emparé du gouvernement, les réformes
commenceraient : retour à la commune primitive,
substitution dune famille égalitaire et libre à la
famille morale et oppressive, égalité absolue,
civile, politique et économique, garantie de
lindépendance individuelle grâce à la possession
et au produit intégral des outils du travail, enfin
instruction professionnelle et gratuite, payée par
la collectivité. Cela entraînait une refonte totale
de la vieille société pourrie ; il attaquait le
mariage, le droit de tester, il réglementait la
fortune de chacun, il jetait bas le monument
inique des siècles morts, dun grand geste de son
bras, toujours le même, le geste du faucheur qui
rase la moisson mûre ; et il reconstruisait ensuite
de lautre main, il bâtissait la future humanité,
lédifice de vérité et de justice, grandissant dans
laurore du vingtième siècle. À cette tension
cérébrale, la raison chancelait, il ne restait que
lidée fixe du sectaire. Les scrupules de sa
sensibilité et de son bons sens étaient emportés,
rien ne devenait plus facile que la réalisation de
548
ce monde nouveau : il avait tout prévu, il en
parlait comme dune machine quil monterait en
deux heures, et ni le feu ni le sang ne lui
coûtaient.
Notre tour est venu, lança-t-il dans un
dernier éclat. Cest à nous davoir le pouvoir et la
richesse !
Une acclamation roula jusquà lui, du fond de
la forêt. La lune, maintenant, blanchissait toute la
clairière, découpait en arêtes vives la houle des
têtes, jusquaux lointains confus des taillis, entre
les grands troncs grisâtres. Et cétait, sous lair
glacial, une furie de visages, des yeux luisants,
des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les
hommes, les femmes, les enfants, affamés et
lâchés au juste pillage de lantique bien dont on
les dépossédait. Ils ne sentaient plus le froid, ces
ardentes paroles les avaient chauffés aux
entrailles. Une exaltation religieuse les soulevait
de terre, la fièvre despoir des premiers chrétiens
de lÉglise, attendant le règne prochain de la
justice. Bien des phrases obscures leur avaient
échappé, ils nentendaient guère ces
549
raisonnements techniques et abstraits ; mais
lobscurité même, labstraction élargissait encore
le champ des promesses, les enlevait dans un
éblouissement. Quel rêve ! être les maîtres, cesser
de souffrir, jouir enfin !
Cest ça, nom de Dieu ! à notre tour !... Mort
aux exploiteurs !
Les femmes déliraient, la Maheude sortie de
son calme, prise du vertige de la faim, la Levaque
hurlante, la vieille Brûlé hors delle, agitant des
bras de sorcière, et Philomène secouée dun accès
de toux, et la Mouquette si allumée, quelle criait
des mots tendres à lorateur. Parmi les hommes,
Maheu conquis avait eu un cri de colère, entre
Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop ;
tandis que les blagueurs, Zacharie et Mouquet,
essayaient de ricaner, mal à laise, étonnés que le
camarade en pût dire si long, sans boire un coup.
Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait encore le
plus de vacarme, excitant Bébert et Lydie, agitant
le panier où Pologne gisait.
Le clameur recommença. Étienne goûtait
livresse de sa popularité. Cétait son pouvoir
550
quil tenait, comme matérialisé, dans ces trois
mille poitrines dont il faisait dun mot battre les
coeurs. Souvarine, sil avait daigné venir, aurait
applaudi ses idées à mesure quil les aurait
reconnues, content des progrès anarchiques de
son élève, satisfait du programme, sauf larticle
sur linstruction, un reste de niaiserie
sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance
devait être le bain où se retremperaient les
hommes. Quant à Rasseneur, il haussait les
épaules de dédain et de colère.
Tu me laisseras parler ! cria-t-il à Étienne.
Celui-ci sauta du tronc darbre.
Parle, nous verrons sils técoutent.
Déjà Rasseneur lavait remplacé et réclamait
du geste le silence. Le bruit ne se calmait pas, son
nom circulait, des premiers rangs qui lavaient
reconnu, aux derniers perdus sous les hêtres ; et
lon refusait de lentendre, cétait une idole
renversée, dont la vue seule fâchait ses anciens
fidèles. Son élocution facile, sa parole coulante et
bonne enfant, qui avait si longtemps charmé, était
traitée à cette heure de tisane tiède, faite pour
551
endormir les lâches. Vainement, il parla dans le
bruit, il voulut reprendre le discours dapaisement
quil promenait, limpossibilité de changer le
monde à coups de lois, la nécessité de laisser à
lévolution sociale le temps de saccomplir : on le
plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-
Joyeux saggravait encore et devenait
irrémédiable. On finit par lui jeter des poignées
de mousse gelée, une femme cria dune voix
aiguë :
À bas le traître !
Il expliquait que la mine ne pouvait être la
propriété du mineur, comme le métier est celle du
tisserand, et il disait préférer la participation aux
bénéfices, louvrier intéressé, devenu lenfant de
la maison.
À bas le traître ! répétèrent mille voix, tandis
que des pierres commençaient à siffler.
Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux
de larmes. Cétait lécroulement de son existence,
vingt années de camaraderie ambitieuse qui
seffondraient sous lingratitude de la foule. Il
descendit du tronc darbre, frappé au coeur, sans
552
force pour continuer.
Ça te fait rire, bégaya-t-il en sadressant à
Étienne triomphant. Cest bon, je souhaite que ça
tarrive... Ça tarrivera, entends-tu !
Et, comme pour rejeter toute responsabilité
dans les malheurs quil prévoyait, il fit un grand
geste, il séloigna seul, à travers la campagne
muette et blanche.
Des huées sélevaient, et lon fut surpris
dapercevoir, debout sur le tronc, le père
Bonnemort en train de parler au milieu du
vacarme. Jusque-là, Mouque et lui sétaient tenus
absorbés, dans cet air quils avaient de toujours
réfléchir à des choses anciennes. Sans doute il
cédait à une de ces crises soudaines de
bavardage, qui, parfois, remuaient en lui le passé,
si violemment, que des souvenirs remontaient et
coulaient de ses lèvres, pendant des heures. Un
grand silence sétait fait, on écoutait ce vieillard,
dune pâleur de spectre sous la lune ; et, comme
il racontait des choses sans liens immédiats avec
la discussion, de longues histoires que personne
ne pouvait comprendre, le saisissement
553
augmenta. Cétait de sa jeunesse quil causait, il
disait la mort de ses deux oncles écrasés au
Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui
avait emporté sa femme. Pourtant, il ne lâchait
pas son idée : ça navait jamais bien marché, et ça
ne marcherait jamais bien. Ainsi, dans la forêt, ils
sétaient réunis cinq cents, parce que le roi ne
voulait pas diminuer les heures de travail ; mais il
resta court, il commença le récit dune autre
grève : il en avait tant vu ! Toutes aboutissaient
sous ces arbres, ici au Plan-des-Dames, là-bas à
la Charbonnerie, plus loin encore vers le Saut-du-
Loup. Des fois il gelait, des fois il faisait chaud.
Un soir, il avait plu si fort, quon était rentré sans
avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi
arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil.
Nous levions la main comme ça, nous
jurions de ne pas redescendre... Ah ! jai juré,
oui ! jai juré !
La foule écoutait, béante, prise dun malaise,
lorsque Étienne, qui suivait la scène, sauta sur
larbre abattu et garda le vieillard à son côté. Il
venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au
554
premier rang. Lidée que Catherine devait être là
lavait soulevé dune nouvelle flamme, dun
besoin de se faire acclamer devant elle.
Camarades, vous avez entendu, voilà un de
nos anciens, voilà ce quil a souffert et ce que nos
enfants souffriront, si nous nen finissons pas
avec les voleurs et les bourreaux.
Il fut terrible, jamais il navait parlé si
violemment. Dun bras, il maintenait le vieux
Bonnemort, il létalait comme un drapeau de
misère et de deuil, criant vengeance. En phrases
rapides, il remontait au premier Maheu, il
montrait toute cette famille usée à la mine,
mangée par la Compagnie, plus affamée après
cent ans de travail ; et, devant elle, il mettait
ensuite les ventres de la Régie, qui suaient
largent, toute la bande des actionnaires
entretenus comme des filles depuis un siècle, à ne
rien faire, à jouir de leur corps. Nétait-ce pas
effroyable ? un peuple dhommes crevant au fond
de père en fils, pour quon paie des pots-de-vin à
des ministres, pour que des générations de grands
seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou
555
sengraissent au coin de leur feu ! Il avait étudié
les maladies des mineurs, il les faisait défiler
toutes, avec des détails effrayants : lanémie, les
scrofules, la bronchite noire, lasthme qui étouffe,
les rhumatismes qui paralysent. Ces misérables,
on les jetait en pâture aux machines, on les
parquait ainsi que du bétail dans les corons, les
grandes Compagnies les absorbaient peu à peu,
réglementant lesclavage, menaçant
denrégimenter tous les travailleurs dune nation,
des minions de bras, pour la fortune dun millier
de paresseux. Mais le mineur nétait plus
lignorant, la brute écrasée dans les entrailles du
sol. Une armée poussait des profondeurs des
fosses, une moisson de citoyens dont la semence
germait et ferait éclater la terre, un jour de grand
soleil. Et lon saurait alors si, après quarante
années de service, on oserait offrir cent cinquante
francs de pension à un vieillard de soixante ans,
crachant de la houille, les jambes enflées par
leau des tailles. Oui ! le travail demanderait des
comptes au capital, à ce dieu impersonnel,
inconnu de louvrier, accroupi quelque part, dans
le mystère de son tabernacle, doù il suçait la vie
556
des meurt-de-faim qui le nourrissaient ! On irait
là-bas, on finirait bien par lui voir la face aux
clartés des incendies, on le noierait sous le sang,
ce pourceau immonde, cette idole monstrueuse,
gorgée de chair humaine !
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le
vide, désignait lennemi, là-bas, il ne savait où,
dun bout à lautre de la terre. Cette fois, la
clameur de la foule fut si haute, que les bourgeois
de Montsou lentendirent et regardèrent du côté
de Vandame, pris dinquiétude à lidée de
quelque éboulement formidable. Des oiseaux de
nuit sélevaient au-dessus des bois, dans le grand
ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure :
Camarades, quelle est votre décision ?...
Votez-vous la continuation de la grève ?
Oui ! oui ! hurlèrent les voix.
Et quelles mesures arrêtez-vous ?... Notre
défaite est certaine, si des lâches descendent
demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de
557
tempête :
Mort aux lâches !
Vous décidez donc de les rappeler au devoir,
à la foi jurée... Voici ce que nous pourrions faire ;
nous présenter aux fosses, ramener les traîtres par
notre présence, montrer à la Compagnie que nous
sommes tous daccord et que nous mourrons
plutôt que de céder.
Cest cela, aux fosses ! aux fosses !
Depuis quil parlait, Étienne avait cherché
Catherine, parmi les têtes pâles, grondantes
devant lui. Elle ny était décidément pas. Mais il
voyait toujours Chaval, qui affectait de ricaner en
haussant les épaules, dévoré de jalousie, prêt à se
vendre pour un peu de cette popularité.
Et, sil y a des mouchards parmi nous,
camarades, continua Étienne, quils se méfient,
on les connaît... Oui, je vois des charbonniers de
Vandame, qui nont pas quitté leur fosse...
Cest pour moi que tu dis ça ? demanda
Chaval dun air de bravade.
Pour toi ou pour un autre... Mais, puisque tu
558
parles, tu devrais comprendre que ceux qui
mangent nont rien à faire avec ceux qui ont faim.
Tu travailles à Jean-Bart...
Une voix gouailleuse interrompit :
Oh ! il travaille... Il a une femme qui
travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage.
Nom de Dieu ! cest défendu de travailler,
alors ?
Oui ! cria Étienne, quand les camarades
endurent la misère pour le bien de tous, cest
défendu de se mettre en égoïste et en cafard du
côté des patrons. Si la grève était générale, il y a
longtemps que nous serions les maîtres... Est-ce
quun seul homme de Vandame aurait dû
descendre, lorsque Montsou a chômé ? Le grand
coup, ce serait que le travail sarrêtât dans le pays
entier, chez monsieur Deneulin comme ici.
Entends-tu ? Il ny a que des traîtres aux tailles de
Jean-Bart, vous êtes tous des traîtres !
Autour de Chaval, la foule devenait
menaçante, des poings se levaient, des cris À
mort ! à mort ! commençaient à gronder. Il avait
559
blêmi. Mais, dans sa rage de triompher dÉtienne,
une idée le redressa.
Écoutez-moi donc ! Venez demain à Jean-
Bart, et vous verrez si je travaille !... Nous
sommes des vôtres, on ma envoyé vous dire ça.
Faut éteindre les feux, faut que les machineurs,
eux aussi, se mettent en grève. Tant mieux si les
pompes sarrêtent ! leau crèvera les fosses, tout
sera foutu !
On lapplaudit furieusement à son tour, et dès
lors Étienne lui-même fut débordé. Des orateurs
se succédaient sur le tronc darbre, gesticulant
dans le bruit, lançant des propositions farouches.
Cétait le coup de folie de la foi, limpatience
dune secte religieuse, qui, lasse despérer le
miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin.
Les têtes, vidées par la famine, voyaient rouge,
rêvaient dincendie et de sang, au milieu dune
gloire dapothéose, où montait le bonheur
universel. Et la lune tranquille baignait cette
houle, la forêt profonde ceignait de son grand
silence ce cri de massacre. Seules, les mousses
gelées craquaient sous les talons ; tandis que les
560
hêtres, debout dans leur force, avec les délicates
ramures de leurs branches, noires sur le ciel
blanc, napercevaient ni nentendaient les êtres
misérables, qui sagitaient à leur pied.
Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva
près de Maheu, et lun et lautre, sortis de leur
bon sens, emportés dans la lente exaspération
dont ils étaient travaillés depuis des mois,
approuvèrent Levaque, qui renchérissait en
demandant la tête des ingénieurs. Pierron avait
disparu. Bonnemort et Mouque causaient à la
fois, disaient des choses vagues et violentes,
quon ne distinguait pas. Par blague, Zacharie
réclama la démolition des églises, pendant que
Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la terre,
histoire simplement daugmenter le bruit. Les
femmes senrageaient : la Levaque, les poings
aux hanches, sempoignait avec Philomène,
quelle accusait davoir ri ; la Mouquette parlait
de démonter les gendarmes à coups de pied
quelque part ; la Brûlé, qui venait de gifler Lydie,
en la retrouvant sans panier ni salade, continuait
dallonger des claques dans le vide, pour tous les
patrons quelle aurait voulu tenir. Un instant,
561
Jeanlin était resté suffoqué, Bébert ayant appris
par un galibot que madame Rasseneur les avait
vus voler Pologne ; mais, lorsquil eut décidé
quil retournerait lâcher furtivement la bête, à la
porte de lAvantage, il hurla plus fort, il ouvrit
son couteau neuf, dont il brandissait la lame,
glorieux de la faire luire.
Camarades ! camarades ! répétait Étienne
épuisé, enroué à vouloir obtenir une minute de
silence, pour sentendre définitivement.
Enfin, on lécouta.
Camarades ! demain matin, à Jean-Bart, estce
convenu ?
Oui, oui, à Jean-Bart ! mort aux traîtres !
Louragan de ces trois mille voix emplit le ciel
et séteignit dans la clarté pure de la lune.
562
Cinquième partie
563
I
À quatre heures, la lune sétait couchée, il
faisait une nuit très noire. Tout dormait encore
chez les Deneulin, la vieille maison de briques
restait muette et sombre, portes et fenêtres closes,
au bout du vaste jardin mal tenu qui la séparait de
la fosse Jean-Bart. Sur lautre façade, passait la
route déserte de Vandame, un gros bourg, caché
derrière la forêt, à trois kilomètres environ.
Deneulin, las davoir passé, la veille, une
partie de la journée au fond, ronflait, le nez
contre le mur, lorsquil rêva quon lappelait. Il
finit par séveiller, entendit réellement une voix,
courut ouvrir la fenêtre. Cétait un de ses porions,
debout dans le jardin.
Quoi donc ? demanda-t-il.
Monsieur, cest une révolte, la moitié des
hommes ne veulent plus travailler et empêchent
les autres de descendre.
564
Il comprenait mal, la tête lourde et
bourdonnante de sommeil, saisi par le grand
froid, comme par une douche glacée.
Forcez-les à descendre, sacrebleu ! bégaya-til.
Voilà une heure que ça dure, reprit le porion.
Alors, nous avons eu lidée de venir vous
chercher. Il ny a que vous qui leur ferez peutêtre
entendre raison.
Cest bien, jy vais.
Vivement, il shabilla, lesprit net maintenant,
très inquiet. On aurait pu piller la maison, ni la
cuisinière, ni le domestique navait bougé. Mais,
de lautre côté du palier, des voix alarmées
chuchotaient ; et, lorsquil sortit, il vit souvrir la
porte de ses filles, qui toutes deux parurent,
vêtues de peignoirs blancs, passés à la hâte.
Père, quy a-t-il ?
Laînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà,
grande, brune, lair superbe ; tandis que Jeanne,
la cadette, âgée de dix-neuf ans à peine, était
petite, les cheveux dorés, dune grâce caressante.
565
Rien de grave, répondit-il pour les rassurer.
Il paraît que des tapageurs font du bruit, là-bas. Je
vais voir.
Mais elles se récrièrent, elles ne voulaient pas
le laisser partir sans quil prît quelque chose de
chaud. Autrement, il leur rentrerait malade,
lestomac délabré, comme toujours. Lui, se
débattait, donnait sa parole dhonneur quil était
trop pressé.
Écoute, finit par dire Jeanne en se pendant à
son cou, tu vas boire un petit verre de rhum et
manger deux biscuits ; ou je reste comme ça, tu
es obligé de memporter avec toi.
Il dut se résigner, en jurant que les biscuits
létoufferaient. Déjà, elles descendaient devant
lui, chacune avec son bougeoir. En bas, dans la
salle à manger, elles sempressèrent de le servir,
lune versant le rhum, lautre courant à loffice
chercher un paquet de biscuits. Ayant perdu leur
mère très jeunes, elles sétaient élevées toutes
seules, assez mal, gâtées par leur père, laînée
hantée du rêve de chanter sur les théâtres, la
cadette folle de peinture, dune hardiesse de goût
566
qui la singularisait. Mais, lorsque le train avait dû
être diminué, à la suite de gros embarras
daffaires, il était brusquement poussé, chez ces
filles dair extravagant, des ménagères très sages
et très rusées, dont loeil découvrait les erreurs de
centimes, dans les comptes. Aujourdhui, avec
leurs allures garçonnières dartistes, elles tenaient
la bourse, rognaient sur les sous, querellaient les
fournisseurs, retapaient sans cesse leurs toilettes,
arrivaient enfin à rendre décente la gêne
croissante de la maison.
Mange, papa, répétait Lucie.
Puis, remarquant la préoccupation où il
retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de
peur.
Cest donc grave, que tu nous fais cette
grimace ?... Dis donc, nous restons avec toi, on se
passera de nous à ce déjeuner.
Elle parlait dune partie projetée pour le matin.
Madame Hennebeau devait aller, avec sa calèche,
chercher dabord Cécile, chez les Grégoire ;
ensuite, elle viendrait les prendre, et lon irait
toutes à Marchiennes, déjeuner aux Forges, où la
567
femme du directeur les avait invitées. Cétait une
occasion pour visiter les ateliers, les hauts
fourneaux et les fours à coke.
Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son
tour.
Mais il se fâchait.
En voilà une idée ! Je vous répète que ce
nest rien... Faites-moi le plaisir de vous refourrer
dans vos lits, et habillez-vous pour neuf heures,
comme cest convenu.
Il les embrassa, il se hâta de partir. On entendit
le bruit de ses bottes qui se perdait sur la terre
gelée du jardin.
Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du
rhum, tandis que Lucie mettait les biscuits sous
clef. La pièce avait la propreté froide des salles
où la table est maigrement servie. Et toutes deux
profitaient de cette descente matinale pour voir si
rien, la veille, nétait resté à la débandade. Une
serviette traînait, le domestique serait grondé.
Enfin, elles remontèrent.
Pendant quil coupait au plus court, par les
568
allées étroites de son potager, Deneulin songeait à
sa fortune compromise, à ce denier de Montsou,
ce million quil avait réalisé en rêvant de le
décupler, et qui courait aujourdhui de si grands
risques. Cétait une suite ininterrompue de
mauvaises chances, des réparations énormes et
imprévues, des conditions dexploitation
ruineuses, puis le désastre de cette crise
industrielle, juste à lheure où les bénéfices
commençaient. Si la grève éclatait chez lui, il
était par terre. Il poussa une petite porte : les
bâtiments de la fosse se devinaient, dans la nuit
noire, à un redoublement dombre, étoilé de
quelques lanternes.
Jean-Bart navait pas limportance du Voreux,
mais linstallation rajeunie en faisait une jolie
fosse, selon le mot des ingénieurs. On ne sétait
pas contenté délargir le puits dun mètre
cinquante et de le creuser jusquà sept cent huit
mètres de profondeur, on lavait équipé à neuf,
machine neuve, cages neuves, tout un matériel
neuf, établi daprès les derniers
perfectionnements de la science ; et même une
recherche délégance se retrouvait jusque dans les
569
constructions, un hangar de criblage à lambrequin
découpé, un beffroi orné dune horloge, une salle
de recette et une chambre de machine, arrondies
en chevet de chapelle Renaissance, que la
cheminée surmontait dune spirale de mosaïque,
faite de briques noires et de briques rouges. La
pompe était placée sur lautre puits de la
concession, à la vieille fosse Gaston-Marie,
uniquement réservée pour lépuisement. Jean-
Bart, à droite et à gauche de lextraction, navait
que deux goyots, celui dun ventilateur à vapeur
et celui des échelles.
Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé
le premier, débauchant les camarades, les
convainquant quil fallait imiter ceux de Montsou
et demander une augmentation de cinq centimes
par berline. Bientôt, les quatre cents ouvriers du
fond avaient débordé de la baraque dans la salle
de recette, au milieu dun tumulte de gestes et de
cris. Ceux qui voulaient travailler tenaient leur
lampe, pieds nus, la pelle ou la rivelaine sous le
bras ; tandis que les autres, encore en sabots, le
paletot sur les épaules à cause du grand froid,
barraient le puits ; et les porions sétaient enroués
570
à vouloir mettre de lordre, à les supplier dêtre
raisonnables, de ne pas empêcher de descendre
ceux qui en avaient la bonne volonté.
Mais Chaval semporta, quand il aperçut
Catherine en culotte et en veste, la tête serrée
dans le béguin bleu. Il lui avait, en se levant,
signifié brutalement de rester couchée. Elle,
désespérée de cet arrêt du travail, lavait suivi
tout de même, car il ne lui donnait jamais
dargent, elle devait souvent payer pour elle et
pour lui ; et quallait-elle devenir, si elle ne
gagnait plus rien ? Une peur lobsédait, la peur
dune maison publique de Marchiennes, où
finissaient les herscheuses sans pain et sans gîte.
Nom de Dieu ! cria Chaval, quest-ce que tu
viens foutre ici ?
Elle bégaya quelle navait pas des rentes et
quelle voulait travailler.
Alors, tu te mets contre moi, garce !...
Rentre tout de suite, ou je te raccompagne à
coups de sabot dans le derrière !
Peureusement, elle recula, mais elle ne partit
571
point, résolue à voir comment tourneraient les
choses.
Deneulin arrivait par lescalier du criblage.
Malgré la faible clarté des lanternes, dun vif
regard il embrassa la scène, cette cohue noyée
dombre, dont il connaissait chaque face, les
haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les
herscheuses, jusquaux galibots. Dans la nef,
neuve et encore propre, la besogne arrêtée
attendait : la machine, sous pression, avait de
légers sifflements de vapeur ; les cages
demeuraient pendues aux câbles immobiles ; les
berlines, abandonnées en route, encombraient les
dalles de fonte. On venait de prendre à peine
quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans
la lampisterie. Mais un mot de lui suffirait sans
doute, et toute la vie du travail recommencerait.
Eh bien ! que se passe-t-il donc, mes
enfants ? demanda-t-il à pleine voix. Quest-ce
qui vous fâche ? Expliquez-moi ça, nous allons
nous entendre.
Dordinaire, il se montrait paternel pour ses
hommes, tout en exigeant beaucoup de travail.
572
Autoritaire, lallure brusque, il tâchait dabord de
les conquérir par une bonhomie qui avait des
éclats de clairon ; et il se faisait aimer souvent,
les ouvriers respectaient surtout en lui lhomme
de courage, sans cesse dans les tailles avec eux,
le premier au danger, dès quun accident
épouvantait la fosse. Deux fois, après des coups
de grisou, on lavait descendu, lié par une corde
sous les aisselles, lorsque les plus braves
reculaient.
Voyons, reprit-il, vous nallez pas me faire
repentir davoir répondu de vous. Vous savez que
jai refusé un poste de gendarmes... Parlez
tranquillement, je vous écoute.
Tous se taisaient maintenant, gênés, sécartant
de lui ; et ce fut Chaval qui finit par dire :
Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons
continuer à travailler, il nous faut cinq centimes
de plus par berline.
Il parut surpris.
Comment ! cinq centimes ! À propos de
quoi cette demande ? Moi, je ne me plains pas de
573
vos boisages, je ne veux pas vous imposer un
nouveau tarif, comme la Régie de Montsou.
Cest possible, mais les camarades de
Montsou sont tout de même dans le vrai. Ils
repoussent le tarif et ils exigent une augmentation
de cinq centimes, parce quil ny a pas moyen de
travailler proprement, avec les marchandages
actuels... Nous voulons cinq centimes de plus,
nest-ce pas, vous autres ?
Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au
milieu de gestes violents. Peu à peu, tous se
rapprochaient en un cercle étroit.
Une flamme alluma les yeux de Deneulin,
tandis que sa poigne dhomme amoureux des
gouvernements forts se serrait, de peur de céder à
la tentation den saisir un par la peau du cou. Il
préféra discuter, parler raison.
Vous voulez cinq centimes, et jaccorde que
la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas
vous les donner. Si je vous les donnais, je serais
simplement fichu... Comprenez donc quil faut
que je vive, moi dabord, pour que vous viviez.
Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix
574
de revient me ferait faire la culbute... Il y a deux
ans, rappelez-vous, lors de la dernière grève, jai
cédé, je le pouvais encore. Mais cette hausse du
salaire nen a pas moins été ruineuse, car voici
deux années que je me débats... Aujourdhui,
jaimerais mieux lâcher la boutique tout de suite,
que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de
largent pour vous payer.
Chaval avait un mauvais rire, en face de ce
maître qui leur contait si franchement ses affaires.
Les autres baissaient le nez, têtus, incrédules,
refusant de sentrer dans le crâne quun chef ne
gagnât pas des millions sur ses ouvriers.
Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte
contre Montsou toujours aux aguets, prêt à le
dévorer, sil avait un soir la maladresse de se
casser les reins. Cétait une concurrence sauvage,
qui le forçait aux économies, dautant plus que la
grande profondeur de Jean-Bart augmentait chez
lui le prix de lextraction, condition défavorable à
peine compensée par la forte épaisseur des
couches de houille. Jamais il naurait haussé les
salaires, à la suite de la dernière grève, sans la
575
nécessité où il sétait trouvé dimiter Montsou, de
peur de voir ses hommes le lâcher. Et il les
menaçait du lendemain, quel beau résultat pour
eux, sils lobligeaient à vendre, de passer sous le
joug terrible de la Régie ! Lui, ne trônait pas au
loin, dans un tabernacle ignoré ; il nétait pas un
de ces actionnaires qui paient des gérants pour
tondre le mineur, et que celui-là na jamais vus ;
il était un patron, il risquait autre chose que son
argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa
vie. Larrêt du travail allait être la mort, tout
bonnement, car il navait pas de stock, et il fallait
pourtant quil expédiât les commandes. Dautre
part, le capital de son outillage ne pouvait dormir.
Comment tiendrait-il ses engagements ? qui
paierait le taux des sommes que lui avaient
confiées ses amis ? Ce serait la faillite.
Et voilà, mes braves ! dit-il en terminant. Je
voudrais vous convaincre... On ne demande pas à
un homme de ségorger lui-même, nest-ce pas ?
et que je vous donne vos cinq centimes ou que je
vous laisse vous mettre en grève, cest comme si
je me coupais le cou.
576
Il se tut. Des grognements coururent. Une
partie des mineurs semblait hésiter. Plusieurs
retournèrent près du puits.
Au moins, dit un porion, que tout le monde
soit libre... Quels sont ceux qui veulent
travailler ?
Catherine sétait avancée une des premières.
Mais Chaval, furieux, la repoussa, en criant :
Nous sommes tous daccord, il ny a que les
jean-foutre qui lâchent les camarades !
Dès lors, la conciliation parut impossible. Les
cris recommençaient, des bousculades chassaient
les hommes du puits, au risque de les écraser
contre les murs. Un instant, le directeur,
désespéré, essaya de lutter seul, de réduire
violemment cette foule ; mais cétait une folie
inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques
minutes, au fond du bureau du receveur, essoufflé
sur une chaise, si éperdu de son impuissance, que
pas une idée ne lui venait. Enfin, il se calma, il dit
à un surveillant daller lui chercher Chaval ; puis,
quand ce dernier eut consenti à lentretien, il
congédia le monde du geste.
577
Laissez-nous.
Lidée de Deneulin était de voir ce que ce
gaillard avait dans le ventre. Dès les premiers
mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion
jalouse. Alors, il le prit par la flatterie, affecta de
sétonner quun ouvrier de son mérite compromît
de la sorte son avenir. À lentendre, il avait
depuis longtemps jeté les yeux sur lui pour un
avancement rapide ; et il termina en offrant
carrément de le nommer porion, plus tard. Chaval
lécoutait, silencieux, les poings dabord serrés,
puis peu à peu détendus. Tout un travail sopérait
au fond de son crâne : sil sentêtait dans la
grève, il ny serait jamais que le lieutenant
dÉtienne, tandis quune autre ambition souvrait,
celle de passer parmi les chefs. Une chaleur
dorgueil lui montait à la face et le grisait. Du
reste, la bande de grévistes, quil attendait depuis
le matin, ne viendrait plus à cette heure ; quelque
obstacle avait dû larrêter, des gendarmes peutêtre
: il nétait que temps de se soumettre. Mais il
nen refusait pas moins de la tête, il faisait
lhomme incorruptible, à grandes tapes indignées
sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du
578
rendez-vous donné par lui à ceux de Montsou, il
promit de calmer les camarades et de les décider
à descendre.
Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes
se tinrent à lécart. Pendant une heure, ils
entendirent Chaval pérorer, discuter, debout sur
une berline de la recette. Une partie des ouvriers
le huaient, cent vingt sen allèrent, exaspérés,
sobstinant dans la résolution quil leur avait fait
prendre. Il était déjà plus de sept heures, le jour
se levait, très clair, un jour gai de grande gelée.
Et, tout dun coup, le branle de la fosse
recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce
fut dabord la machine dont la bielle plongea,
déroulant et enroulant les câbles des bobines.
Puis, au milieu du vacarme des signaux, la
descente se fit, les cages semplissaient,
sengouffraient, remontaient, le puits avalait sa
ration de galibots, de herscheuses et de haveurs ;
tandis que, sur les dalles de fonte, les moulineurs
poussaient les berlines, dans un roulement de
tonnerre.
Nom de Dieu ! quest-ce que tu fous là ? cria
579
Chaval à Catherine qui attendait son tour. Veuxtu
bien descendre et ne pas flâner !
À neuf heures, lorsque madame Hennebeau
arriva dans sa voiture, avec Cécile, elle trouva
Lucie et Jeanne toutes prêtes, très élégantes
malgré leurs toilettes vingt fois refaites. Mais
Deneulin sétonna, en apercevant Négrel qui
accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les
hommes en étaient ? Alors, madame Hennebeau
expliqua de son air maternel quon lavait
effrayée, que les chemins étaient pleins de
mauvaises figures, disait-on, et quelle préférait
emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait :
rien dinquiétant, des menaces de braillards
comme toujours, mais pas un qui oserait jeter une
pierre dans une vitre. Encore joyeux de son
succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de
Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille.
Et, sur la route de Vandame, pendant que ces
demoiselles montaient en voiture, tous
ségayaient de cette journée superbe, sans deviner
au loin, dans la campagne, le long frémissement
qui senflait, le peuple en marche dont ils
auraient entendu le galop, sils avaient collé
580
loreille contre la terre.
Eh bien ! cest convenu, répéta madame
Hennebeau. Ce soir, vous venez chercher ces
demoiselles et vous dînez avec nous... Madame
Grégoire ma également promis de venir
reprendre Cécile.
Comptez sur moi, répondit Deneulin.
La calèche partit du côté de Vandame. Jeanne
et Lucie sétaient penchées, pour rire encore à
leur père, resté debout au bord du chemin ; tandis
que Négrel trottait galamment, derrière les roues
qui fuyaient.
On traversa la forêt, on prit la route de
Vandame à Marchiennes. Comme on approchait
du Tartaret, Jeanne demanda à madame
Hennebeau si elle connaissait la Côte-Verte ; et
celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà dans
le pays, avoua quelle nétait jamais allée de ce
côté. Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la
lisière du bois, était une lande inculte, dune
stérilité volcanique, sous laquelle, depuis des
siècles, brûlait une mine de houille incendiée.
Cela se perdait dans la légende, des mineurs du
581
pays racontaient une histoire : le feu du ciel
tombant sur cette Sodome des entrailles de la
terre, où les herscheuses se souillaient
dabominations ; si bien quelles navaient pas
même eu le temps de remonter, et quaujourdhui
encore, elles flambaient au fond de cet enfer. Les
roches calcinées, rouge sombre, se couvraient
dune efflorescence dalun, comme dune lèpre.
Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord
des fissures. La nuit, les braves qui osaient
risquer un oeil à ces trous juraient y voir des
flammes, les âmes criminelles en train de
grésiller dans la braise intérieure. Des lueurs
errantes couraient au ras du sol, des vapeurs
chaudes, empoisonnant lordure et la sale cuisine
du diable, fumaient continuellement. Et, ainsi
quun miracle déternel printemps, au milieu de
cette lande maudite du Tartaret, la Côte-Verte se
dressait avec ses gazons toujours verts, ses hêtres
dont les feuilles se renouvelaient sans cesse, ses
champs où mûrissaient jusquà trois récoltes.
Cétait une serre naturelle, chauffée par
lincendie des couches profondes. Jamais la neige
ny séjournait. Lénorme bouquet de verdure, à
582
côté des arbres dépouillés de la forêt,
sépanouissait dans cette journée de décembre,
sans que la gelée en eût même roussi les bords.
Bientôt, la calèche fila en plaine. Négrel
plaisantait la légende, expliquait comment le feu
prenait le plus souvent au fond dune mine, par la
fermentation des poussières du charbon ; quand
on ne pouvait sen rendre maître, il brûlait sans
fin ; et il citait une fosse de Belgique quon avait
inondée, en détournant et en jetant dans le puits
une rivière. Mais il se tut, des bandes de mineurs
croisaient à chaque minute la voiture, depuis un
instant. Ils passaient silencieux, avec des regards
obliques, dévisageant ce luxe qui les forçait à se
ranger. Leur nombre augmentait toujours, les
chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont
de la Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce
peuple fût ainsi par les chemins ? Ces
demoiselles seffrayaient, Négrel commençait à
flairer quelque bagarre, dans la campagne
frémissante ; et ce fut un soulagement lorsquon
arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui
semblait les éteindre, les batteries des fours à
coke et les tours des hauts fourneaux lâchaient
583
des fumées, dont la suie éternelle pleuvait dans
lair.
584
II
À Jean-Bart, Catherine roulait depuis une
heure déjà, poussant les berlines jusquau relais ;
et elle était trempée dun tel flot de sueur, quelle
sarrêta un instant pour sessuyer la face.
Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec
les camarades du marchandage, Chaval sétonna,
lorsquil nentendit plus le grondement des roues.
Les lampes brûlaient mal, la poussière du
charbon empêchait de voir.
Quoi donc ? cria-t-il.
Quand elle lui eut répondu quelle allait fondre
bien sûr, et quelle se sentait le coeur qui se
décrochait, il répliqua furieusement :
Bête, fais comme nous, ôte ta chemise !
Cétait à sept cent huit mètres, au nord, dans la
première voie de la veine Désirée, que trois
kilomètres séparaient de laccrochage. Lorsquils
585
parlaient de cette région de la fosse, les mineurs
du pays pâlissaient et baissaient la voix, comme
sils avaient parlé de lenfer ; et ils se
contentaient le plus souvent de hocher la tête, en
hommes qui préféraient ne point causer de ces
profondeurs de braise ardente. À mesure que les
galeries senfonçaient vers le nord, elles se
rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans
lincendie intérieur, qui, là-haut, calcinait les
roches. Les tailles, au point où lon en était
arrivé, avaient une température moyenne de
quarante-cinq degrés. On sy trouvait en pleine
cité maudite, au milieu des flammes que les
passants de la plaine voyaient par les fissures,
crachant du soufre et des vapeurs abominables.
Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste,
hésita, puis ôta également sa culotte ; et, les bras
nus, les cuisses nues, la chemise serrée aux
hanches par une corde, comme une blouse, elle se
remit à rouler.
Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix
haute.
Dans son étouffement, il y avait une vague
586
peur. Depuis cinq jours quils travaillaient là, elle
songeait aux contes dont on avait bercé son
enfance, à ces herscheuses du temps jadis qui
brûlaient sous le Tartaret, en punition de choses
quon nosait pas répéter. Sans doute, elle était
trop grande maintenant pour croire de pareilles
bêtises ; mais, pourtant, quaurait-elle fait, si
brusquement elle avait vu sortir du mur une fille
rouge comme une poêle, avec des yeux pareils à
des tisons ? Cette idée redoublait ses sueurs.
Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille,
une autre herscheuse prenait la berline et la
roulait à quatre-vingts mètres plus loin, jusquau
pied du plan incliné, pour que le receveur
lexpédiât avec celles qui descendaient des voies
den haut.
Fichtre ! tu te mets à ton aise, dit cette
femme, une maigre veuve de trente ans, quand
elle aperçut Catherine en chemise. Moi je ne
peux pas, les galibots du plan membêtent avec
leurs saletés.
Ah ! bien ! répliqua la jeune fille, je men
moque, des hommes ! je souffre trop.
587
Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis
était que, dans cette voie de fond, une autre cause
se joignait au voisinage du Tartaret, pour rendre
la chaleur insoutenable. On côtoyait danciens
travaux, une galerie abandonnée de Gaston-
Marie, très profonde, où un coup de grisou, dix
ans plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait
toujours, derrière le « corroi », le mur dargile
bâti là et réparé continuellement, afin de limiter
le désastre. Privé dair, le feu aurait dû
séteindre ; mais sans doute des courants
inconnus lavivaient, il sentretenait depuis dix
années, il chauffait largile du corroi comme on
chauffe les briques dun four, au point quon en
recevait au passage la cuisson. Et cétait le long
de ce muraillement, sur une longueur de plus de
cent mètres, que se faisait le roulage, dans une
température de soixante degrés.
Après deux voyages, Catherine étouffa de
nouveau. Heureusement, la voie était large et
commode, dans cette veine Désirée, une des plus
épaisses de la région. La couche avait un mètre
quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler
debout. Mais ils auraient préféré le travail à col
588
tordu, et un peu de fraîcheur.
Ah ! çà, est-ce que tu dors ? reprit
violemment Chaval, dès quil cessa dentendre
remuer Catherine. Qui est-ce qui ma fichu une
rosse de cette espèce ? Veux-tu bien emplir ta
berline et rouler !
Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa
pelle ; et un malaise lenvahissait, pendant quelle
les regardait tous dun air imbécile, sans obéir.
Elles les voyait mal, à la lueur rougeâtre des
lampes, entièrement nus comme des bêtes, si
noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que
leur nudité ne la gênait pas. Cétait une besogne
obscure, des échines de singe qui se tendaient,
une vision infernale de membres roussis,
sépuisant au milieu de coups sourds et de
gémissements. Mais eux la distinguaient mieux
sans doute, car les rivelaines sarrêtèrent de taper,
et ils la plaisantèrent davoir ôté sa culotte.
Eh ! tu vas tenrhumer, méfie-toi !
Cest quelle a de vraies jambes ! Dis donc,
Chaval, y en a pour deux !
589
Oh ! faudrait voir. Relève ça. Plus haut !
plus haut !
Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires,
retomba sur elle.
Ça y est-il, nom de Dieu !... Ah ! pour les
saletés, elle est bonne. Elle resterait là, à en
entendre jusquà demain.
Péniblement, Catherine sétait décidée à
emplir sa berline ; puis, elle la poussa. La galerie
était trop large pour quelle pût sarc-bouter aux
deux côtés des bois, ses pieds nus se tordaient
dans les rails, où ils cherchaient un point dappui,
pendant quelle filait avec lenteur, les bras raidis
en avant, la taille cassée. Et, dès quelle longeait
le corroi, le supplice du feu recommençait, la
sueur tombait aussitôt de tout son corps, en
gouttes énormes, comme une pluie dorage. À
peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée,
souillée elle aussi dune boue noire. Sa chemise
étroite, comme trempée dencre, collait à sa peau,
lui remontait jusquaux reins dans le mouvement
des cuisses ; et elle en était si douloureusement
bridée, quil lui fallut lâcher encore la besogne.
590
Quavait-elle donc, ce jour-là ? Jamais elle ne
sétait senti ainsi du coton dans les os. Ca devait
être un mauvais air. Laérage ne se faisait pas, au
fond de cette voie éloignée. On y respirait toutes
sortes de vapeurs qui sortaient du charbon avec
un petit bruit bouillonnant de source, si
abondantes parfois, que les lampes refusaient de
brûler ; sans parler du grisou, dont on ne
soccupait plus, tant la veine en soufflait au nez
des ouvriers, dun bout de la quinzaine à lautre.
Elle le connaissait bien, ce mauvais air, cet air
mort comme disent les mineurs, en bas de lourds
gaz dasphyxie, en haut des gaz légers qui
sallument et foudroient tous les chantiers dune
fosse, des centaines dhommes, dans un seul coup
de tonnerre. Depuis son enfance, elle en avait
tellement avalé, quelle sétonnait de le supporter
si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en
feu.
Nen pouvant plus, elle éprouva un besoin
dôter sa chemise. Cela tournait à la torture, ce
linge dont les moindres plis la coupaient, la
brûlaient. Elle résista, voulut rouler encore, fut
forcée de se remettre debout. Alors, vivement, en
591
se disant quelle se couvrirait au relais, elle
enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse,
quelle aurait arraché la peau, si elle avait pu. Et,
nue maintenant, pitoyable, ravalée au trot de la
femelle quêtant sa vie par la boue des chemins,
elle besognait, la croupe barbouillée de suie, avec
de la crotte jusquau ventre, ainsi quune jument
de fiacre. À quatre pattes, elle poussait.
Mais un désespoir lui vint, elle nétait pas
soulagée, dêtre nue. Quoi ôter encore ? Le
bourdonnement de ses oreilles lassourdissait, il
lui semblait sentir un étau la serrer aux tempes.
Elle tomba sur les genoux. La lampe, calée dans
le charbon de la berline, lui parut séteindre.
Seule, lintention den remonter la mèche
surnageait, au milieu de ses idées confuses. Deux
fois elle voulut lexaminer, et les deux fois, à
mesure quelle la posait devant elle, par terre, elle
la vit pâlir, comme si elle aussi eût manqué de
souffle. Brusquement, la lampe séteignit. Alors,
tout roula au fond des ténèbres, une meule
tournait dans sa tête, son coeur défaillait, sarrêtait
de battre, engourdi à son tour par la fatigue
immense qui endormait ses membres. Elle sétait
592
renversée, elle agonisait dans lair dasphyxie, au
ras du sol.
Je crois, nom de Dieu ! quelle flâne encore,
gronda la voix de Chaval.
Il écouta du haut de la taille, nentendit point
le bruit des roues.
Eh ! Catherine, sacrée couleuvre !
La voix se perdait au loin, dans la galerie
noire, et pas une haleine ne répondait.
Veux-tu que jaille te faire grouiller, moi !
Rien ne remuait, toujours le même silence de
mort. Furieux, il descendit, il courut avec sa
lampe, si violemment quil faillit buter dans le
corps de la herscheuse, qui barrait la voie. Béant,
il la regardait. Quavait-elle donc ? Ce nétait pas
une frime au moins, histoire de faire un somme ?
Mais la lampe, quil avait baissée pour éclairer la
face, menaça de séteindre. Il la releva, la baissa
de nouveau, finit par comprendre : ça devait être
un coup de mauvais air. Sa violence était tombée,
le dévouement du mineur séveillait, en face du
camarade en péril. Déjà il criait quon lui
593
apportât sa chemise ; et il avait saisi à pleins bras
la fille nue et évanouie, il la soulevait le plus haut
possible. Quand on lui eut jeté sur les épaules
leurs vêtements, il partit au pas de course,
soutenant dune main son fardeau, portant les
deux lampes de lautre. Les galeries profondes se
déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à
gauche, allait chercher la vie dans lair glacé de la
plaine, que soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit
de source larrêta, le ruissellement dune
infiltration coulant de la roche. Il se trouvait à un
carrefour dune grande galerie de roulage, qui
desservait autrefois Gaston-Marie. Laérage y
soufflait en un vent de tempête, la fraîcheur y
était si grande, quil fut secoué dun frisson,
lorsquil eut assis par terre, contre les bois, sa
maîtresse toujours sans connaissance, les yeux
fermés.
Catherine, voyons, nom de Dieu ! pas de
blague... Tiens-toi un peu que je trempe ça dans
leau.
Il seffarait de la voir si molle. Pourtant, il put
tremper sa chemise dans la source, et il lui en
594
lava la figure. Elle était comme une morte,
enterrée déjà au fond de la terre, avec son corps
fluet de fille tardive, où les formes de la puberté
hésitaient encore. Puis, un frémissement courut
sur sa gorge denfant, sur son ventre et ses
cuisses de petite misérable, déflorée avant lâge.
Elle ouvrit les yeux, elle bégaya :
Jai froid.
Ah ! jaime mieux ça, par exemple ! cria
Chaval soulagé.
Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura
de la peine quil eut à passer la culotte, car elle ne
pouvait saider beaucoup. Elle restait étourdie, ne
comprenait pas où elle se trouvait, ni pourquoi
elle était nue. Quand elle se souvint, elle fut
honteuse. Comment avait-elle osé enlever tout !
Et elle le questionnait : est-ce quon lavait
aperçue ainsi, sans un mouchoir à la taille
seulement, pour se cacher ? Lui, qui rigolait,
inventait des histoires, racontait quil venait de
lapporter là, au milieu de tous les camarades
faisant la haie. Quelle idée aussi davoir écouté
son conseil et de sêtre mis le derrière à lair !
595
Ensuite, il donna sa parole que les camarades ne
devaient pas même savoir si elle lavait rond ou
carré, tellement il galopait raide.
Bigre ! mais je crève de froid, dit-il en se
rhabillant à son tour.
Jamais elle ne lavait vu si gentil. Dordinaire,
pour une bonne parole quil lui disait, elle
empoignait tout de suite deux sottises. Cela aurait
été si bon de vivre daccord ! Une tendresse la
pénétrait, dans lalanguissement de sa fatigue.
Elle lui sourit, elle murmura :
Embrasse-moi.
Il lembrassa, il se coucha près delle, en
attendant quelle pût marcher.
Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier làbas,
car je nen pouvais plus, vrai ! Dans la taille
encore, vous avez moins chaud ; mais si tu savais
comme on cuit, au fond de la voie !
Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous
les arbres... Tu as du mal dans ce chantier, ça, je
men doute, ma pauvre fille.
Elle fut si touchée de lentendre en convenir,
596
quelle fit la vaillante.
Oh ! cest une mauvaise disposition. Puis,
aujourdhui, lair est empoisonné... Mais tu
verras, tout à lheure, si je suis une couleuvre.
Quand il faut travailler, on travaille, nest-ce
pas ? Moi, jy crèverais plutôt que de lâcher.
Il y eut un silence. Lui, la tenait dun bras à la
taille, en la serrant contre sa poitrine, pour
lempêcher dattraper du mal. Elle, bien quelle
se sentit déjà la force de retourner au chantier,
soubliait avec délices.
Seulement, continua-t-elle très bas, je
voudrais bien que tu fusses plus gentil... Oui, on
est si content, quand on saime un peu.
Et elle se mit à pleurer doucement.
Mais je taime, cria-t-il, puisque je tai prise
avec moi.
Elle ne répondit que dun hochement de tête.
Souvent, il y avait des hommes qui prenaient des
femmes, pour les avoir, en se fichant de leur
bonheur à elles. Ses larmes coulaient plus
chaudes, cela la désespérait maintenant, de
597
songer à la bonne vie quelle mènerait, si elle
était tombée sur un autre garçon, dont elle aurait
senti toujours le bras passé ainsi à sa taille. Un
autre ? et limage vague de cet autre se dressait
dans sa grosse émotion. Mais cétait fini, elle
navait plus que le désir de vivre jusquau bout
avec celui-là, sil voulait seulement ne pas la
bousculer si fort.
Alors, dit-elle, tâche donc dêtre comme ça
de temps en temps.
Des sanglots lui coupèrent la parole, et il
lembrassa de nouveau.
Es-tu bête !... Tiens ! je jure dêtre gentil. On
nest pas plus méchant quun autre, va !
Elle le regardait, elle recommençait à sourire
dans ses larmes. Peut-être quil avait raison, on
nen rencontrait guère, des femmes heureuses.
Puis, bien quelle se défiât de son serment, elle
sabandonnait à la joie de le voir aimable. Mon
Dieu ! si cela avait pu durer ! Tous deux sétaient
repris ; et, comme ils se serraient dune longue
étreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois
camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient
598
pour savoir.
On repartit ensemble. Il était près de dix
heures, et lon déjeuna dans un coin frais, avant
de se remettre à suer au fond de la taille. Mais ils
achevaient la double tartine de leur briquet, ils
allaient boire une gorgée de café à leur gourde,
lorsquune rumeur, venue des chantiers lointains,
les inquiéta. Quoi donc ? était-ce un accident
encore ? Ils se levèrent, ils coururent. Des
haveurs, des herscheuses, des galibots les
croisaient à chaque instant ; et aucun ne savait,
tous criaient, ça devait être un grand malheur.
Peu à peu, la mine entière seffarait, des ombres
affolées débouchaient des galeries, les lanternes
dansaient, filaient dans les ténèbres. Où était-ce ?
pourquoi ne le disait-on pas ?
Tout dun coup, un porion passa en criant :
On coupe les câbles ! on coupe les câbles !
Alors, la panique souffla. Ce fut un galop
furieux au travers des voies obscures. Les têtes se
perdaient. À propos de quoi coupait-on les
câbles ? et qui les coupait, lorsque les hommes
étaient au fond ? Cela paraissait monstrueux.
599
Mais la voix dun autre porion éclata, puis se
perdit.
Ceux de Montsou coupent les câbles ! Que
tout le monde sorte !
Quand il eut compris, Chaval arrêta net
Catherine. Lidée quil rencontrerait là-haut ceux
de Montsou, sil sortait, lui engourdissait les
jambes. Elle était donc venue, cette bande quil
croyait aux mains des gendarmes ! Un instant, il
songea à rebrousser chemin et à remonter par
Gaston-Marie ; mais la manoeuvre ne sy faisait
plus. Il jurait, hésitant, cachant sa peur, répétant
que cétait bête de courir comme ça. On nallait
pas les laisser au fond, peut-être !
La voix du porion retentit de nouveau, se
rapprocha.
Que tout le monde sorte ! Aux échelles ! aux
échelles !
Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il
bouscula Catherine, il laccusa de ne pas courir
assez fort. Elle voulait donc quils restassent
seuls dans la fosse, à crever de faim ? car les
600
brigands de Montsou étaient capables de casser
les échelles, sans attendre que le monde fût sorti.
Cette supposition abominable acheva de les
détraquer tous, il ny eut plus, le long des
galeries, quune débandade enragée, une course
de fous à qui arriverait le premier, pour remonter
avant les autres. Des hommes criaient que les
échelles étaient cassées, que personne ne sortirait.
Et, quand ils commencèrent à déboucher par
groupes épouvantés dans la salle daccrochage,
ce fut un véritable engouffrement : ils se jetaient
vers le puits, ils sécrasaient à létroite porte du
goyot des échelles ; tandis quun vieux
palefrenier, qui venait prudemment de faire
rentrer les chevaux à lécurie, les regardait dun
air de dédaigneuse insouciance, habitué aux nuits
passées dans la fosse, certain quon le tirerait
toujours de là.
Nom de Dieu ! veux-tu monter devant moi !
dit Chaval à Catherine. Au moins, je te tiendrai,
si tu tombes.
Ahurie, suffoquée par cette course de trois
kilomètres qui lavait encore une fois trempée de
601
sueur, elle sabandonnait, sans comprendre, aux
remous de la foule. Alors, il la tira par le bras, à
le lui briser ; et elle jeta une plainte, ses larmes
jaillirent : déjà il oubliait son serment, jamais elle
ne serait heureuse.
Passe donc ! hurla-t-il.
Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait
devant lui, tout le temps il la brutaliserait. Aussi
résistait-elle, pendant que le flot éperdu des
camarades les repoussait de côté. Les filtrations
du puits tombaient à grosses gouttes, et le
plancher de laccrochage, ébranlé par le
piétinement, tremblait au-dessus du bougnoul du
puisard vaseux, profond de dix mètres.
Justement, cétait à Jean-Bart, deux ans plus tôt,
quun terrible accident, la rupture dun câble,
avait culbuté la cage au fond du bougnoul dans
lequel deux hommes sétaient noyés. Et tous y
songeaient, on allait tous y rester, si lon
sentassait sur les planches.
Sacrée tête de pioche ! cria Chaval, crève
donc, je serai débarrassé !
Il monta, et elle le suivit.
602
Du fond au jour, il y avait cent deux échelles,
denviron sept mètres, posées chacune sur un
étroit palier qui tenait la largeur du goyot, et dans
lequel un trou carré permettait à peine le passage
des épaules. Cétait comme une cheminée plate,
de sept cents mètres de hauteur, entre la paroi du
puits et la cloison du compartiment dextraction,
un boyau humide, noir et sans fin, où les échelles
se superposaient, presque droites, par étages
réguliers. Il fallait vingt-cinq minutes à un
homme solide pour gravir cette colonne géante.
Dailleurs, le goyot ne servait plus que dans les
cas de catastrophe.
Catherine, dabord, monta gaillardement. Ses
pieds nus étaient faits à lescaillage tranchant des
voies et ne souffraient pas des échelons carrés,
recouverts dune tringle de fer, qui empêchait
lusure. Ses mains, durcies par le roulage,
empoignaient sans fatigue les montants trop gros
pour elles. Et même cela loccupait, la sortait de
son chagrin, cette montée imprévue, ce long
serpent dhommes se coulant, se hissant, trois par
échelle, si bien que la tête déboucherait au jour,
lorsque la queue traînerait encore sur le bougnou.
603
On nen était pas là, les premiers devaient se
trouver à peine au tiers du puits. Personne ne
parlait plus, seuls les pieds roulaient avec un bruit
sourd ; tandis que les lampes, pareilles à des
étoiles voyageuses, sespaçaient de bas en haut,
en une ligne toujours grandissante.
Derrière elle, Catherine entendit un galibot
compter les échelles. Cela lui donna lidée de les
compter aussi. On en avait déjà monté quinze, et
lon arrivait à un accrochage. Mais, au même
instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval.
Il jura, en lui criant de faire attention. De proche
en proche, toute la colonne sarrêtait,
simmobilisait. Quoi donc ? que se passait-il ? et
chacun retrouvait sa voix pour questionner et
sépouvanter. Langoisse augmentait depuis le
fond, linconnu de là-haut les étranglait
davantage, à mesure quils se rapprochaient du
jour. Quelquun annonça quil fallait redescendre,
que les échelles étaient cassées. Cétait la
préoccupation de tous, la peur de se trouver dans
le vide. Une autre explication descendit de
bouche en bouche, laccident dun haveur glissé
dun échelon. On ne savait au juste, des cris
604
empêchaient dentendre, est-ce quon allait
coucher là ? Enfin, sans quon fût mieux
renseigné, la montée reprit, du même mouvement
lent et pénible, au milieu du roulement des pieds
et de la danse des lampes. Ce serait pour plus
haut, bien sûr, les échelles cassées.
À la trente-deuxième échelle, comme on
dépassait un troisième accrochage, Catherine
sentit ses jambes et ses bras se raidir. Dabord,
elle avait éprouvé à la peau des picotements
légers. Maintenant, elle perdait la sensation du fer
et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une
douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait
les muscles. Et, dans létourdissement qui
lenvahissait, elle se rappelait les histoires du
grand-père Bonnemort, du temps quil ny avait
pas de goyot et que des gamines de dix ans
sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des
échelles plantées à nu ; si bien que, lorsquune
delles glissait, ou que simplement un morceau de
houille déboulait dun panier, trois ou quatre
enfants dégringolaient du coup, la tête en bas. Les
crampes de ses membres devenaient
insupportables, jamais elle nirait au bout.
605
De nouveaux arrêts lui permirent de respirer.
Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait den
haut, achevait de létourdir. Au-dessus et audessous
delle, les respirations sembarrassaient,
un vertige se dégageait de cette ascension
interminable, dont la nausée la secouait avec les
autres. Elle suffoquait, ivre de ténèbres,
exaspérée de lécrasement des parois contre sa
chair. Et elle frissonnait aussi de lhumidité, le
corps en sueur sous les grosses gouttes qui la
trempaient. On approchait du niveau, la pluie
battait si fort, quelle menaçait déteindre les
lampes.
Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans
obtenir de réponse. Que fichait-elle là-dessous,
est-ce quelle avait laissé tomber sa langue ? Elle
pouvait bien lui dire si elle tenait bon. On montait
depuis une demi-heure ; mais si lourdement, quil
en était seulement à la cinquante-neuvième
échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit par
bégayer quelle tenait bon tout de même. Il
laurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa
lassitude. Le fer des échelons devait lui entamer
les pieds, il lui semblait quon la sciait là, jusquà
606
los. Après chaque brassée, elle sattendait à voir
ses mains lâcher les montants, pelées et roidies au
point de ne pouvoir fermer les doigts ; et elle
croyait tomber en arrière, les épaules arrachées,
les cuisses démanchées, dans leur continuel
effort. Cétait surtout du peu de pente des
échelles quelle souffrait, de cette plantation
presque droite, qui lobligeait de se hisser à la
force des poignets, le ventre collé contre le bois.
Lessoufflement des haleines à présent couvrait le
roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la
cloison du goyot, sélevait du fond, expirait au
jour. Il y eut un gémissement, des mots
coururent, un galibot venait de souvrir le crâne à
larête dun palier.
Et Catherine montait. On dépassa le niveau.
La pluie avait cessé, un brouillard alourdissait
lair de cave, empoisonné dune odeur de vieux
fers et de bois humide. Machinalement, elle
sobstinait tout bas à compter : quatre-vingt une,
quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois ; encore dixneuf.
Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de
leur balancement rythmique. Elle navait plus
conscience de ses mouvements. Quand elle levait
607
les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. Son
sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre
souffle allait la précipiter. Le pis était que ceux
den bas poussaient maintenant, et que la colonne
entière se ruait, cédant à la colère croissante de sa
fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des
camarades, les premiers, étaient sortis ; il ny
avait donc pas déchelles cassées ; mais lidée
quon pouvait en casser encore, pour empêcher
les derniers de sortir, lorsque dautres respiraient
déjà là-haut, achevait de les rendre fous. Et,
comme un nouvel arrêt se produisait, des jurons
éclatèrent, tous continuèrent à monter, se
bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait
quand même.
Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom
de Chaval, dans un appel désespéré. Il nentendit
pas, il se battait, il enfonçait les côtes dun
camarade, à coups de talon, pour être avant lui.
Elle fut roulée, piétinée. Dans son
évanouissement, elle rêvait : il lui semblait
quelle était une des petites herscheuses de jadis,
et quun morceau de charbon, glissé dun panier,
au-dessus delle, venait de la jeter en bas du
608
puits, ainsi quun moineau atteint dun caillou.
Cinq échelles seulement restaient à gravir, on
avait mis près dune heure. Jamais elle ne sut
comment elle était arrivée au jour, portée par des
épaules, maintenue par létranglement du goyot.
Brusquement, elle se trouva dans un
éblouissement de soleil, au milieu dune foule
hurlante qui la huait.
609
III
Dès le matin, avant le jour, un frémissement
avait agité les corons, ce frémissement qui
senflait à cette heure par les chemins, dans la
campagne entière. Mais le départ convenu navait
pu avoir lieu, une nouvelle se répandait, des
dragons et des gendarmes battaient la plaine. On
racontait quils étaient arrivés de Douai pendant
la nuit, on accusait Rasseneur davoir vendu les
camarades, en prévenant monsieur Hennebeau ;
même une herscheuse jurait quelle avait vu
passer le domestique, qui portait la dépêche au
télégraphe. Les mineurs serraient les poings,
guettaient les soldats, derrière leurs persiennes, à
la clarté pâle du petit jour.
Vers sept heures et demie, comme le soleil se
levait, un autre bruit circula, rassurant les
impatients. Cétait une fausse alerte, une simple
promenade militaire, ainsi que le général en
610
ordonnait parfois depuis la grève, sur le désir du
préfet de Lille. Les grévistes exécraient ce
fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir
trompés par la promesse dune intervention
conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, à
faire défiler les troupes dans Montsou, pour les
tenir en respect. Aussi, lorsque les dragons et les
gendarmes reprirent tranquillement le chemin de
Marchiennes, après sêtre contentés dassourdir
les corons du trot de leurs chevaux sur la terre
dure, les mineurs se moquèrent-ils de cet
innocent de préfet, avec ses soldats qui tournaient
les talons, quand les choses allaient chauffer.
Jusquà neuf heures, ils se firent du bon sang,
lair paisible, devant les maisons, tandis quils
suivaient des yeux, sur le pavé, les dos
débonnaires des derniers gendarmes. Au fond de
leurs grands lits, les bourgeois de Montsou
dormaient encore, la tête dans la plume. À la
Direction, on venait de voir madame Hennebeau
partir en voiture, laissant monsieur Hennebeau au
travail sans doute, car lhôtel, clos et muet,
semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardée
militairement, cétait limprévoyance fatale à
611
lheure du danger, la bêtise naturelle des
catastrophes, tout ce quun gouvernement peut
commettre de fautes, dès quil sagit davoir
lintelligence des faits. Et neuf heures sonnaient,
lorsque les charbonniers prirent enfin la route de
Vandame, pour se rendre au rendez-vous décidé
la veille, dans la forêt.
Dailleurs, Étienne comprit tout de suite quil
naurait point, là-bas, à Jean-Bart, les trois mille
camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup
croyaient la manifestation remise, et le pis était
que deux ou trois bandes, déjà en chemin, allaient
compromettre la cause, sil ne se mettait pas
quand même à leur tête. Près dune centaine,
partis avant le jour, avaient dû se réfugier sous les
hêtres de la forêt, en attendant les autres.
Souvarine, que le jeune homme monta consulter,
haussa les épaules : dix gaillards résolus faisaient
plus de besogne quune foule ; et il se replongea
dans un livre ouvert devant lui, il refusa den être.
Cela menaçait de tourner encore au sentiment,
lorsquil aurait suffi de brûler Montsou, ce qui
était très simple. Comme Étienne sortait par
lallée de la maison, il aperçut Rasseneur assis
612
devant la cheminée de fonte, très pâle, tandis que
sa femme, grandie dans son éternelle robe noire,
linvectivait en paroles tranchantes et polies.
Maheu fut davis quon devait tenir sa parole.
Un pareil rendez-vous était sacré. Cependant, la
nuit avait calmé leur fièvre à tous ; lui,
maintenant, craignait un malheur ; et il expliquait
que leur devoir était de se trouver là-bas, pour
maintenir les camarades dans le bon droit. La
Maheude approuva dun signe. Étienne répétait
avec complaisance quil fallait agir
révolutionnairement, sans attenter à la vie des
personnes. Avant de partir, il refusa sa part dun
pain, quon lui avait donné la veine, avec une
bouteille de genièvre ; mais il but coup sur coup
trois petits verres, histoire simplement de
combattre le froid ; même il en emporta une
gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le
vieux Bonnemort, les jambes malades davoir
trop couru la veille, était resté au lit.
On ne sen alla point ensemble, par prudence.
Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu
et la Maheude filèrent de leur côté, obliquant vers
613
Montsou, tandis quÉtienne se dirigea vers la
forêt, où il voulait rejoindre les camarades. En
route, il rattrapa une bande de femmes, parmi
lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque :
elles mangeaient en marchant des châtaignes que
la Mouquette avait apportées, elles en avalaient
les pelures pour que ça leur tint davantage à
lestomac. Mais, dans la forêt, il ne trouva
personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart.
Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse,
au moment où Levaque et une centaine dautres
pénétraient sur le carreau. De partout, des
mineurs débouchaient, les Maheu par la grande
route, les femmes à travers champs, tous
débandés, sans chefs, sans armes, coulant
naturellement là, ainsi quune eau débordée qui
suit les pentes. Étienne aperçut Jeanlin, grimpé
sur une passerelle, installé comme au spectacle. Il
courut plus fort, il entra avec les premiers. On
était à peine trois cents.
Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se
montra en haut de lescalier qui conduisait à la
recette.
614
Que voulez-vous ? demanda-t-il dune voix
forte.
Après avoir vu disparaître la calèche, doù ses
filles lui riaient encore, il était revenu à la fosse,
repris dune vague inquiétude. Tout pourtant sy
trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu,
lextraction fonctionnait, et il se rassurait de
nouveau, il causait avec le maître-porion,
lorsquon lui avait signalé lapproche des
grévistes. Vivement, il sétait posté à une fenêtre
du criblage ; et, devant ce flot grossissant qui
envahissait le carreau, il avait eu la conscience
immédiate de son impuissance. Comment
défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts ?
À peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses
ouvriers autour de lui. Il était perdu.
Que voulez-vous ? répéta-t-il, blême de
colère rentrée, faisant un effort pour accepter
courageusement son désastre.
Il y eut des poussées et des grondements dans
la foule. Étienne finit par se détacher, en disant :
Monsieur, nous ne venons pas vous faire du
mal. Mais il faut que le travail cesse partout.
615
Deneulin le traita carrément dimbécile.
Est-ce que vous croyez que vous allez me
faire du bien, si vous arrêtez le travail chez moi ?
Cest comme si vous me tiriez un coup de fusil
dans le dos, à bout portant... Oui, mes hommes
sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il
faudra que vous massassiniez dabord !
Cette rudesse de parole souleva une clameur.
Maheu dut retenir Levaque, qui se précipitait,
menaçant, pendant quÉtienne parlementait
toujours, cherchant à convaincre Deneulin de la
légitimité de leur action révolutionnaire. Mais
celui-ci répondait par le droit au travail.
Dailleurs, il refusait de discuter ces bêtises, il
voulait être le maître chez lui. Son seul remords
était de navoir pas là quatre gendarmes pour
balayer cette canaille.
Parfaitement, cest ma faute, je mérite ce qui
marrive. Avec des gaillards de votre espèce, il
ny a que la force. Cest comme le gouvernement
qui simagine vous acheter par des concessions.
Vous le flanquerez à bas, voilà tout, quand il
vous aura fourni des armes.
616
Étienne, frémissant, se contenait encore. Il
baissa la voix.
Je vous en prie, monsieur, donnez lordre
quon remonte vos ouvriers. Je ne réponds pas
dêtre maître de mes camarades. Vous pouvez
éviter un malheur.
Non, fichez-moi la paix ! Est-ce que je vous
connais ? Vous nêtes pas de mon exploitation,
vous navez rien à débattre avec moi... Il ny a
que des brigands qui courent ainsi la campagne
pour piller les maisons.
Des vociférations maintenant couvraient sa
voix, les femmes surtout linsultaient. Et lui,
continuant à leur tenir tête, éprouvait un
soulagement, dans cette franchise qui vidait son
coeur dautoritaire. Puisque cétait la ruine de
toute façon, il trouvait lâches les platitudes
inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours,
près de cinq cents déjà se ruaient vers la porte, et
il allait se faire écharper, lorsque son maîtreporion
le tira violemment en arrière.
De grâce, Monsieur !... Ça va être un
massacre. À quoi bon faire tuer des hommes pour
617
rien ?
Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri,
jeté à la foule.
Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous
serons redevenus les plus forts !
On lemmenait, une bousculade venait de jeter
les premiers de la bande contre lescalier, dont la
rampe fut tordue. Cétaient les femmes qui
poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La
porte céda, tout de suite, une porte sans serrure,
fermée simplement au loquet. Mais lescalier
était trop étroit, la cohue, écrasée, naurait pu
entrer de longtemps, si la queue des assiégeants
navait pris le parti de passer par les autres
ouvertures. Alors, il en déborda de tous côtés, de
la baraque, du criblage, du bâtiment des
chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse
entière leur appartint, ils en battaient les trois
étages, au milieu dune fureur de gestes et de cris,
emportés dans lélan de leur victoire sur ce patron
qui résistait.
Maheu, effrayé, sétait élancé un des premiers,
en disant à Étienne :
618
Faut pas quils le tuent !
Celui-ci courait déjà ; puis, quand il eut
compris que Deneulin sétait barricadé dans la
chambre des porions, il répondit :
Après ? est-ce que ce serait de notre faute ?
Un enragé pareil !
Cependant, il était plein dinquiétude, trop
calme encore pour céder à ce coup de colère. Il
souffrait aussi dans son orgueil de chef, en
voyant la bande échapper à son autorité,
senrager en dehors de la froide exécution des
volontés du peuple, telle quil lavait prévue.
Vainement, il réclamait du sang-froid, il criait
quon ne devait pas donner raison à leurs ennemis
par des actes de destruction inutile.
Aux chaudières ! hurlait la Brûlé. Éteignons
les feux !
Levaque, qui avait trouvé une lime, lagitait
comme un poignard, dominant le tumulte dun cri
terrible :
Coupons les câbles ! coupons les câbles !
Tous le répétèrent bientôt, seuls, Étienne et
619
Maheu continuaient à protester, étourdis, parlant
dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le
premier put dire :
Mais il y a des hommes au fond, camarades !
Le vacarme redoubla, des voix partaient de
toutes parts.
Tant pis ! fallait pas descendre !... Cest bien
fait pour les traîtres !... Oui, oui, quils y
restent !... Et puis, ils ont les échelles !
Alors, quand cette idée des échelles les eut fait
sentêter davantage, Étienne comprit quil devait
céder. Dans la crainte dun plus grand désastre, il
se précipita vers la machine, voulant au moins
remonter les cages, pour que les câbles, sciés audessus
du puits, ne pussent les broyer de leur
poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur
avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du
jour ; et il sempara de la barre de mise en train, il
manoeuvra, pendant que Levaque et deux autres
grimpaient à la charpente de fonte, qui supportait
les molettes. Les cages étaient à peine fixées sur
les verrous quon entendit le bruit strident de la
lime mordant lacier. Il se fit un grand silence, ce
620
bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient
la tête, regardaient, écoutaient, saisis démotion.
Au premier rang, Maheu se sentait gagner dune
joie farouche, comme si les dents de la lime les
eussent délivrés du malheur, en mangeant le
câble dun de ces trous de misère, où lon ne
descendrait plus.
Mais la Brûlé avait disparu par lescalier de la
baraque, en hurlant toujours :
Faut renverser les feux ! aux chaudières !
aux chaudières !
Des femmes la suivaient. La Maheude se hâta
pour les empêcher de tout casser, de même que
son homme avait voulu raisonner les camarades.
Elle était la plus calme, on pouvait exiger son
droit, sans faire du dégât chez le monde.
Lorsquelle entra dans le bâtiment des
chaudières, les femmes en chassaient déjà les
deux chauffeurs, et la Brûlé, armée dune grande
pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait
violemment, jetait le charbon incandescent sur le
carreau de briques, où il continuait à brûler avec
une fumée noire. Il y avait dix foyers pour les
621
cinq générateurs. Bientôt, les femmes sy
acharnèrent, la Levaque manoeuvrant sa pelle des
deux mains, la Mouquette se retroussant
jusquaux cuisses afin de ne pas sallumer, toutes
sanglantes dans le reflet dincendie, suantes et
échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de
houille montaient, la chaleur ardente gerçait le
plafond de la vaste salle.
Assez donc ! cria la Maheude. La cambuse
flambe.
Tant mieux ! répondit la Brûlé. Ce sera de la
besogne faite... Ah ! nom de Dieu ! je disais bien
que je leur ferais payer la mort de mon homme !
À ce moment, on entendit la voix aiguë de
Jeanlin.
Attention ! je vas éteindre, moi ! je lâche
tout !
Entré un des premiers, il avait gambillé au
travers de la cohue, enchanté de cette bagarre,
cherchant ce quil pourrait faire de mal ; et lidée
lui était venue de tourner les robinets de
décharge, pour lâcher la vapeur. Les jets partirent
622
avec la violence de coups de feu, les cinq
chaudières se vidèrent dun souffle de tempête,
sifflant dans un tel grondement de foudre, que les
oreilles en saignaient. Tout avait disparu au
milieu de la vapeur, le charbon pâlissait, les
femmes nétaient plus que des ombres aux gestes
cassés. Seul, lenfant apparaissait, monté sur la
galerie, derrière les tourbillons de buée blanche,
lair ravi, la bouche fendue par la joie davoir
déchaîné cet ouragan.
Cela dura près dun quart dheure. On avait
lancé quelques seaux deau sur les tas, pour
achever de les éteindre : toute menace dincendie
était écartée. Mais la colère de la foule ne tombait
pas, fouettée au contraire. Des hommes
descendaient avec des marteaux, les femmes
elles-mêmes sarmaient de barres de fer ; et lon
parlait de crever les générateurs, de briser les
machines, de démolir la fosse.
Étienne, prévenu, se hâta daccourir avec
Maheu. Lui-même se grisait, emporté dans cette
fièvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il
les conjurait dêtre calmes, maintenant que les
623
câbles coupés, les feux éteints, les chaudières
vidées rendaient le travail impossible. On ne
lécoutait toujours pas, il allait être débordé de
nouveau, lorsque des huées sélevèrent dehors, à
une petite porte basse, où débouchait le goyot des
échelles.
À bas les traîtres !... Oh ! les sales gueules
de lâches !... À bas ! à bas !
Cétait la sortie des ouvriers du fond qui
commençait. Les premiers, aveuglés par le grand
jour, restaient là, à battre des paupières. Puis, ils
défilèrent, tâchant de gagner la route et de fuir.
À bas les lâches ! à bas les faux frères !
Toute la bande des grévistes était accourue. En
moins de trois minutes, il ne resta pas un homme
dans les bâtiments, les cinq cents de Montsou se
rangèrent sur deux files, pour forcer à passer
entre cette double haie ceux de Vandame qui
avaient eu la traîtrise de descendre. Et, à chaque
nouveau mineur apparaissant sur la porte du
goyot, avec les vêtements en loques et la boue
noire du travail, les huées redoublaient, des
blagues féroces laccueillaient : oh ! celui-là, trois
624
pouces de jambes, et le cul tout de suite ! et celuici,
le nez mangé par les garces du Volcan ! et cet
autre, dont les yeux pissaient de la cire à fournir
dix cathédrales ! et cet autre, le grand sans fesses,
long comme un carême ! Une herscheuse qui
déboula, énorme, la gorge dans le ventre et le
ventre dans le derrière, souleva un rire furieux.
On voulait toucher, les plaisanteries
saggravaient, tournaient à la cruauté, des coups
de poing allaient pleuvoir ; pendant que le défilé
des pauvres diables continuait, grelottants,
silencieux sous les injures, attendant les coups
dun regard oblique, heureux quand ils pouvaient
enfin galoper hors de la fosse.
Ah çà ! combien sont-ils, là-dedans ?
demanda Étienne.
Il sétonnait den voir sortir toujours, il
sirritait à lidée quil ne sagissait pas de
quelques ouvriers, pressés par la faim, terrorisés
par les porions. On lui avait donc menti, dans la
forêt ? presque tout Jean-Bart était descendu.
Mais un cri lui échappa, il se précipita, en
apercevant Chaval debout sur le seuil.
625
Nom de Dieu ! cest à ce rendez-vous que tu
nous fais venir ?
Des imprécations éclataient, il y eut une
poussée pour se jeter sur le traître. Eh quoi ! il
avait juré avec eux, la veille, et on le trouvait au
fond, en compagnie des autres ? Cétait donc
pour se foutre du monde !
Enlevez-le ! au puits ! au puits !
Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à
sexpliquer. Mais Étienne lui coupait la parole,
hors de lui, pris de la fureur de la bande.
Tu as voulu en être, tu en seras... Allons ! en
marche, bougre de mufle !
Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine,
à son tour, venait de paraître, éblouie dans le clair
soleil, effarée de tomber au milieu de ces
sauvages. Et, les jambes cassées des cent deux
échelles, les paumes saignantes, elle soufflait,
lorsque la Maheude, en la voyant, sélança, la
main haute.
Ah ! salope, toi aussi !... Quand ta mère
crève de faim, tu la trahis pour ton maquereau !
626
Maheu retint le bras, empêcha la gifle. Mais il
secouait sa fille, il senrageait comme sa femme à
lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la
tête, criant plus fort que les camarades.
La vue de Catherine avait achevé dexaspérer
Étienne. Il répétait :
En route ! aux autres fosses ! et tu viens avec
nous, sale cochon !
Chaval eut à peine le temps de reprendre ses
sabots à la baraque, et de jeter son tricot de laine
sur ses épaules glacées. Tous lentraînaient, le
forçaient à galoper au milieu deux. Éperdue,
Catherine remettait également ses sabots,
boutonnait à son cou la vieille veste dhomme
dont elle se couvrait depuis le froid ; et elle
courut derrière son galant, elle ne voulait pas le
quitter, car on allait le massacrer, bien sûr.
Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida.
Jeanlin, qui avait trouvé une corne dappel,
soufflait, poussait des sons rauques, comme sil
avait rassemblé des boeufs. Les femmes, la Brûlé,
la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes
pour courir ; tandis que Levaque, une hache à la
627
main, la manoeuvrait ainsi quune canne de
tambour-major. Dautres camarades arrivaient
toujours, on était près de mille, sans ordre,
coulant de nouveau sur la route en un torrent
débordé. La voie de sortie était trop étroite, des
palissades furent rompues.
Aux fosses ! à bas les traîtres ! plus de
travail !
Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand
silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin
sortit de la chambre des porions, et tout seul,
défendant du geste quon le suivît, il visita la
fosse. Il était pâle, très calme. Dabord, il sarrêta
devant le puits, leva les yeux, regarda les câbles
coupés : les bouts dacier pendaient inutiles, la
morsure de la lime avait laissé une blessure vive,
une plaie fraîche qui luisait dans le noir des
graisses. Ensuite, il monta à la machine, en
contempla la bielle immobile, pareille à
larticulation dun membre colossal frappé de
paralysie, en toucha le métal refroidi déjà, dont le
froid lui donna un frisson, comme sil avait
touché un mort. Puis, il descendit aux chaudières,
628
marcha lentement devant les foyers éteints,
béants et inondés, tapa du pied sur les générateurs
qui sonnèrent le vide. Allons ! cétait bien fini, sa
ruine sachevait. Même sil raccommodait les
câbles, sil rallumait les feux, où trouverait-il des
hommes ? Encore quinze jours de grève, il était
en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre,
il navait plus de haine contre les brigands de
Montsou, il sentait la complicité de tous, une
faute générale, séculaire. Des brutes sans doute,
mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui
crevaient de faim.
629
IV
Et la bande, par la plaine rase, toute blanche
de gelée, sous le pâle soleil dhiver, sen allait,
débordait de la route, au travers des champs de
betteraves.
Dès la Fourche-aux-boeufs, Étienne en avait
pris le commandement. Sans quon sarrêtât, il
criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin,
en tête, galopait en sonnant dans sa corne une
musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les
femmes savançaient, quelques-unes armées de
bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui
semblaient chercher au loin la cité de justice
promise ; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette,
allongeant toutes leurs jambes sous leurs
guenilles, comme des soldats partis pour la
guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait
bien si les gendarmes oseraient taper sur des
femmes. Et les hommes suivaient, dans une
630
confusion de troupeau, en une queue qui
sélargissait, hérissée de barres de fer, dominée
par lunique hache de Levaque, dont le tranchant
miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait
pas de vue Chaval, quil forçait à marcher devant
lui ; tandis que Maheu, derrière, lair sombre,
lançait des coups doeil sur Catherine, la seule
femme parmi ces hommes, sobstinant à trotter
près de son amant, pour quon ne lui fit pas de
mal. Des têtes nues séchevelaient au grand air,
on nentendait que le claquement des sabots,
pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la
sonnerie sauvage de Jeanlin.
Mais, tout de suite, un nouveau cri séleva.
Du pain ! du pain ! du pain !
Il était midi, la faim des six semaines de grève
séveillait dans les ventres vides, fouettée par
cette course en plein champ. Les croûtes rares du
matin, les quelques châtaignes de la Mouquette
étaient loin déjà ; et les estomacs criaient, et cette
souffrance sajoutait à la rage contre les traîtres.
Aux fosses ! plus de travail ! du pain !
631
Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au
coron, éprouvait dans la poitrine une sensation
insupportable darrachement. Il ne se plaignait
pas ; mais, dun geste machinal, il prenait sa
gourde de temps à autre, il avalait une gorgée de
genièvre, si frissonnant, quil croyait avoir besoin
de ça pour aller jusquau bout. Ses joues
séchauffaient, une flamme allumait ses yeux.
Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore
éviter les dégâts inutiles.
Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un
haveur de Vandame, qui sétait joint à la bande
par vengeance contre son patron, jeta les
camarades vers la droite, en hurlant :
À Gaston-Marie ! faut arrêter la pompe !
faut que les eaux démolissent Jean-Bart !
La foule entraînée tournait déjà, malgré les
protestations dÉtienne, qui les suppliait de
laisser épuiser les eaux. À quoi bon détruire les
galeries ? cela révoltait son coeur douvrier,
malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi,
trouvait injuste de sen prendre à une machine.
Mais le haveur lançait toujours son cri de
632
vengeance, et il fallut quÉtienne criât plus fort :
À Mirou ! il y a des traîtres au fond !... À
Mirou ! à Mirou !
Dun geste, il avait refoulé la bande sur le
chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant
la tête, soufflait plus fort. Un grand remous se
produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, était
sauvé.
Et les quatre kilomètres qui les séparaient de
Mirou furent franchis en une demi-heure, presque
au pas de course, à travers la plaine interminable.
Le canal, de ce côté, la coupait dun long ruban
de glace. Seuls, les arbres dépouillés des berges,
changés par la gelée en candélabres géants, en
rompaient luniformité plate, prolongée et
perdue, dans le ciel de lhorizon, comme dans
une mer. Une ondulation des terrains cachait
Montsou et Marchiennes, cétait limmensité nue.
Ils arrivaient à la fosse, lorsquils virent un
porion se planter sur une passerelle du criblage,
pour les recevoir. Tous connaissaient fort bien le
père Quandieu, le doyen des porions de Montsou,
un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait
633
sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle
santé dans les mines.
Quest-ce que vous venez fiche par ici, tas
de galvaudeux ? cria-t-il.
La bande sarrêta. Ce nétait plus un patron,
cétait un camarade ; et un respect les retenait
devant ce vieil ouvrier.
Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Faisles
sortir.
Oui, il y a des hommes, reprit le père
Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres
ont eu peur de vous, méchants bougres !... Mais
je vous préviens quil nen sortira pas un, ou que
vous aurez affaire à moi !
Des exclamations coururent, les hommes
poussaient, les femmes avancèrent. Vivement
descendu de la passerelle, le porion barrait la
porte, maintenant.
Alors, Maheu voulut intervenir.
Vieux, cest notre droit, comment
arriverons-nous à ce que la grève soit générale, si
nous ne forçons pas les camarades à être avec
634
nous ?
Le vieux demeura un moment muet.
Évidemment, son ignorance en matière de
coalition égalait celle du haveur. Enfin, il
répondit :
Cest votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je
ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les
hommes sont au fond pour jusquà trois heures, et
ils y resteront jusquà trois heures.
Les derniers mots se perdirent dans des huées.
On le menaçait du poing, déjà les femmes
lassourdissaient, lui soufflaient leur haleine
chaude à la face. Mais il tenait bon, la tête haute,
avec sa barbiche et ses cheveux dun blanc de
neige ; et le courage enflait tellement sa voix,
quon lentendait distinctement, par-dessus le
vacarme.
Nom de Dieu ! vous ne passerez pas !...
Aussi vrai que le soleil nous éclaire, jaime
mieux crever que de laisser toucher aux câbles...
Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits
devant vous !
635
Il y eut un frémissement, la foule recula,
saisie. Lui, continuait :
Quel est le cochon qui ne comprend pas
ça ?... Moi, je ne suis quun ouvrier comme vous
autres. On ma dit de garder, je garde.
Et son intelligence nallait pas plus loin, au
père Quandieu, raidi dans son entêtement du
devoir militaire, le crâne étroit, loeil éteint par la
tristesse noire dun demi-siècle de fond. Les
camarades le regardaient, remués, ayant quelque
part en eux lécho de ce quil leur disait, cette
obéissance du soldat, la fraternité et la résignation
dans le danger. Il crut quils hésitaient encore, il
répéta :
Je me fous dans le puits devant vous !
Une grande secousse remporta la bande. Tous
avaient tourné le dos, la galopade reprenait sur la
route droite, filant à linfini, au milieu des terres.
De nouveau, les cris sélevaient :
À Madeleine ! à Crèvecoeur ! plus de
travail ! du pain, du pain !
Mais, au centre, dans lélan de la marche, une
636
bousculade avait lieu. Cétait Chaval, disait-on,
qui avait voulu profiter de lhistoire pour
séchapper. Étienne venait de lempoigner par un
bras, en menaçant de lui casser les reins, sil
méditait quelque traîtrise. Et lautre se débattait,
protestait rageusement :
Pourquoi tout ça ? est-ce quon nest plus
libre ?... Moi, je gèle depuis une heure, jai
besoin de me débarbouiller. Lâche-moi !
Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau
par la sueur, et son tricot ne le protégeait guère.
File, ou cest nous qui te débarbouillerons,
répondait Étienne. Fallait pas renchérir en
demandant du sang.
On galopait toujours, il finit par se tourner
vers Catherine, qui tenait bon. Cela le
désespérait, de la sentir près de lui, si misérable,
grelottante sous sa vieille veste dhomme, avec sa
culotte boueuse. Elle devait être morte de fatigue,
elle courait tout de même pourtant.
Tu peux ten aller, toi, dit-il enfin.
Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en
637
rencontrant ceux dÉtienne, avaient eu seulement
une courte flamme de reproche. Et elle ne
sarrêtait point. Pourquoi voulait-il quelle
abandonnât son homme ? Chaval nétait guère
gentil, bien sûr ; même il la battait, des fois. Mais
cétait son homme, celui qui lavait eue le
premier ; et cela lenrageait quon se jetât à plus
de mille contre lui. Elle laurait défendu, sans
tendresse, pour lorgueil.
Va-ten ! répéta violemment Maheu.
Cet ordre de son père ralentit un instant sa
course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses
paupières. Puis, malgré sa peur, elle reprit sa
place, toujours courant. Alors, on la laissa.
La bande traversa la route de Joiselle, suivit un
instant celle de Cron, remonta ensuite vers
Cougny. De ce côté, des cheminées dusine
rayaient lhorizon plat, des hangars de bois, des
ateliers de briques, aux larges baies
poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On
passa coup sur coup près des maisons basses de
deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis
celui des Soixante-Seize ; et, de chacun, à lappel
638
de la corne, à la clameur jetée par toutes les
bouches, des familles sortirent, des hommes, des
femmes, des enfants, galopant eux aussi, se
joignant à la queue des camarades. Quand on
arriva devant Madeleine, on était bien quinze
cents. La route dévalait en pente douce, le flot
grondant des grévistes dut tourner le terri, avant
de se répandre sur le carreau de la mine.
À ce moment, il nétait guère plus de deux
heures. Mais les porions, avertis, venaient de
hâter la remonte ; et, comme la bande arrivait, la
sortie sachevait, il restait au fond une vingtaine
dhommes, qui débarquèrent de la cage. Ils
senfuirent, on les poursuivit à coups de pierres.
Deux furent battus, un autre y laissa une manche
de sa veste. Cette chasse à lhomme sauva le
matériel, on ne toucha ni aux câbles ni aux
chaudières. Déjà le flot séloignait, roulait sur la
fosse voisine.
Celle-ci, Crèvecoeur, ne se trouvait quà cinq
cents mètres de Madeleine.
Là, également, la bande tomba au milieu de la
sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par
639
les femmes, la culotte fendue, les fesses à lair,
devant les hommes qui riaient. Les galibots
recevaient des gifles, des haveurs se sauvèrent,
les côtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans
cette férocité croissante, dans cet ancien besoin
de revanche dont la folie détraquait toutes les
têtes, les cris continuaient, sétranglaient, la mort
des traîtres, la haine du travail mal payé, le
rugissement du ventre voulant du pain. On se mit
à couper les câbles, mais la lime ne mordait pas,
cétait trop long, maintenant quon avait la fièvre
daller en avant, toujours en avant. Aux
chaudières, un robinet fut cassé ; tandis que leau,
jetée à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater
les grilles de fonte.
Dehors, on parla de marcher sur Saint-
Thomas. Cette fosse était la mieux disciplinée, la
grève ne lavait pas atteinte, près de sept cents
hommes devaient y être descendus ; et cela
exaspérait, on les attendrait à coups de trique, en
bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par
terre. Mais la rumeur courut quil y avait des
gendarmes à Saint-Thomas, les gendarmes du
matin, dont on sétait moqué. Comment le savait-
640
on ? personne ne pouvait le dire. Nimporte ! la
peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-
Cantel. Et le vertige les remporta, tous se
retrouvèrent sur la route, claquant des sabots, se
ruant : à Feutry-Cantel ! à Feutry-Cantel ! les
lâches y étaient bien encore quatre cents, on allait
rire ! Située à trois kilomètres, la fosse se cachait
dans un pli de terrain, près de la Scarpe. Déjà,
lon montait la pente des Plâtrières, au-delà du
chemin de Beaugnies, lorsquune voix, demeurée
inconnue, lança lidée que les dragons étaient
peut-être là-bas, à Feutry-Cantel. Alors, dun
bout à lautre de la colonne, on répéta que les
dragons y étaient. Une hésitation ralentit la
marche, la panique peu à peu soufflait, dans ce
pays endormi par le chômage, quils battaient
depuis des heures. Pourquoi navaient-ils pas
buté contre des soldats ? Cette impunité les
troublait, à la pensée de la répression quils
sentaient venir.
Sans quon sût doù ils partaient, un nouveau
mot dordre les lança sur une autre fosse.
À la Victoire ! à la Victoire !
641
Il ny avait donc ni dragons ni gendarmes, à la
Victoire ? On lignorait. Tous semblaient
rassurés. Et, faisant volte-face, ils descendirent
du côté de Beaumont, ils coupèrent à travers
champs, pour rattraper la route de Joiselle. La
voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils
la traversèrent en renversant les clôtures.
Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou,
londulation lente des terrains sabaissait,
élargissait la mer des pièces de betteraves, très
loin, jusquaux maisons noires de Marchiennes.
Cétait, cette fois, une course de cinq grands
kilomètres. Un élan tel les charriait, quils ne
sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisés
et meurtris. Toujours la queue sallongeait,
saugmentait des camarades racolés en chemin,
dans les corons. Quand ils eurent passé le canal
au pont Magache, et quils se présentèrent devant
la Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois
heures avaient sonné, la sortie était faite, plus un
homme ne restait au fond. Leur déception
sexhala en menaces vaines, ils ne purent que
recevoir à coups de briques cassées les ouvriers
de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur
642
service. Il y eut une débandade, la fosse déserte
leur appartint. Et, dans leur rage de navoir pas
une face de traître à gifler, ils sattaquèrent aux
choses. Une poche de rancune crevait en eux, une
poche empoisonnée, grossie lentement. Des
années et des années de faim les torturaient dune
fringale de massacre et de destruction.
Derrière un hangar, Étienne aperçut des
chargeurs qui remplissaient un tombereau de
charbon.
Voulez-vous foutre le camp ! cria-t-il. Pas
un morceau ne sortira !
Sous ses ordres, une centaine de grévistes
accouraient ; et les chargeurs neurent que le
temps de séloigner. Des hommes dételèrent les
chevaux qui seffarèrent et partirent, piqués aux
cuisses ; tandis que dautres, en renversant le
tombereau, cassaient les brancards.
Levaque, à violents coups de hache, sétait jeté
sur les tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils
résistaient, et il eut lidée darracher les rails, de
couper la voie, dun bout à lautre du carreau.
Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne.
643
Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé de
sa barre de fer, dont il se servait comme dun
levier. Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les
femmes, envahissait la lampisterie, où les bâtons,
à la volée, couvrirent le sol dun carnage de
lampes. La Maheude, hors delle, tapait aussi fort
que la Levaque. Toutes se trempèrent dhuile, la
Mouquette sessuyait les mains à son jupon, en
riant dêtre si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait
vidé une lampe dans le cou.
Mais ces vengeances ne donnaient pas à
manger. Les ventres criaient plus haut. Et la
grande lamentation domina encore :
Du pain ! du pain ! du pain !
Justement, à la Victoire, un ancien porion
tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur,
sa baraque était abandonnée. Quand les femmes
revinrent et que les hommes eurent achevé de
défoncer la voie, ils assiégèrent la cantine, dont
les volets cédèrent tout de suite. On ny trouva
pas de pain, il ny avait là que deux morceaux de
viande crue et un sac de pommes de terre.
Seulement, dans le pillage, on découvrit une
644
cinquantaine de bouteilles de genièvre, qui
disparurent comme une goutte deau bue par du
sable.
Étienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir.
Peu à peu, une ivresse mauvaise, livresse des
affamés, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des
dents de loup, entre ses lèvres pâlies. Et,
brusquement, il saperçut que Chaval avait filé,
au milieu du tumulte. Il jura, des hommes
coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait
avec Catherine, derrière la provision des bois.
Ah ! bougre de salaud, tu as peur de te
compromettre ! hurlait Étienne. Cest toi, dans la
forêt, qui demandais la grève des machineurs,
pour arrêter les pompes, et tu cherches
maintenant à nous chier du poivre !... Eh bien !
nom de Dieu ! nous allons retourner à Gaston-
Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom
de Dieu ! tu la casseras !
Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes
contre cette pompe, quil avait sauvée quelques
heures plus tôt.
À Gaston-Marie ! à Gaston-Marie !
645
Tous lacclamèrent, se précipitèrent ; pendant
que Chaval, saisi aux épaules, entraîné, poussé
violemment, demandait toujours quon le laissait
se laver.
Va-ten donc ! cria Maheu à Catherine, qui
elle aussi avait repris sa course.
Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva
sur son père des yeux ardents, et continua de
courir.
La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase.
Elle revenait sur ses pas, par les longues routes
droites, par les terres sans cesse élargies. Il était
quatre heures, le soleil, qui baissait à lhorizon,
allongeait sur le sol glacé les ombres de cette
horde, aux grands gestes furieux.
On évita Montsou, on retomba plus haut dans
la route de Joiselle ; et, pour sépargner le détour
de la Fourche-aux-Boeufs, on passa sous les murs
de la Piolaine. Les Grégoire, précisément,
venaient den sortir, ayant à rendre une visite au
notaire, avant daller dîner chez les Hennebeau,
où ils devaient retrouver Cécile. La propriété
semblait dormir, avec son avenue de tilleuls
646
déserte, son potager et son verger dénudés par
lhiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les
fenêtres closes se ternissaient de la chaude buée
intérieure ; et, du profond silence, sortait une
impression de bonhomie et de bien-être, la
sensation patriarcale des bons lits et de la bonne
table, du bonheur sage, où coulait lexistence des
propriétaires.
Sans sarrêter, la bande jetait des regards
sombres à travers les grilles, le long des murs
protecteurs, hérissés de culs de bouteilles. Le cri
recommença :
Du pain ! du pain ! du pain !
Seuls les chiens répondirent par des abois
féroces, une paire de grands danois au poil fauve,
qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et,
derrière une persienne fermée, il ny avait que les
deux bonnes, Mélanie, la cuisinière, et Honorine,
la femme de chambre, attirées par ce cri, suant la
peur, toutes pâles de voir défiler ces sauvages.
Elles tombèrent à genoux, elles se crurent mortes,
en entendant une pierre, une seule, qui cassait un
carreau dune fenêtre voisine. Cétait une farce de
647
Jeanlin : il avait fabriqué une fronde avec un bout
de corde, il laissait en passant un petit bonjour
aux Grégoire. Déjà, il sétait remis à souffler dans
sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri
affaibli :
Du pain ! du pain ! du pain !
On arriva à Gaston-Marie, en une masse
grossie encore, plus de deux mille cinq cents
forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force
accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y
avaient passé une heure plus tôt, et sen étaient
allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des
paysans, sans même avoir la précaution, dans leur
hâte, de laisser un poste de quelques hommes,
pour garder la fosse. En moins dun quart
dheure, les feux furent renversés, les chaudières
vidées, les bâtiments envahis et dévastés. Mais
cétait surtout la pompe quon menaçait. Il ne
suffisait pas quelle sarrêtât au dernier souffle
expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme
sur une personne vivante, dont on voulait la vie.
À toi le premier coup ! répétait Étienne, en
mettant un marteau au poing de Chaval. Allons !
648
tu as juré avec les autres !
Chaval tremblait, se reculait ; et, dans la
bousculade, le marteau tomba, pendant que les
camarades, sans attendre, massacraient la pompe
à coups de barres de fer, à coups de briques, à
coups de tout ce quils rencontraient sous leurs
mains. Quelques-uns même brisaient sur elle des
bâtons. Les écrous sautaient, les pièces dacier et
de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres
arrachés. Un coup de pioche à toute volée
fracassa le corps de fonte, et leau séchappa, se
vida, et il y eut un gargouillement suprême, pareil
à un hoquet dagonie.
Cétait la fin, la bande se retrouva dehors,
folle, sécrasant derrière Étienne, qui ne lâchait
point Chaval.
À mort, le traître ! au puits ! au puits !
Le misérable, livide, bégayait, en revenait,
avec lobstination imbécile de lidée fixe, à son
besoin de se débarbouiller.
Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens !
voilà le baquet !
649
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux
de la pompe. Elle était blanche dune épaisse
couche de glace ; et on ly poussa, on cassa cette
glace, on le força à tremper sa tête dans cette eau
si froide.
Plonge donc ! répétait la Brûlé. Nom de
Dieu ! si tu ne plonges pas, on te fout dedans...
Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui !
comme les bêtes, la gueule dans lauge !
Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, dun
rire de cruauté. Une femme lui tira les oreilles,
une autre lui jeta au visage une poignée de
crottin, trouvée fraîche sur la route. Son vieux
tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il
butait, il donnait des coups déchine pour fuir.
Maheu lavait poussé, la Maheude était parmi
celles qui sacharnaient, satisfaisant tous les deux
leur rancune ancienne ; et la Mouquette ellemême,
qui restait dordinaire la bonne camarade
de ses galants, senrageait après celui-là, le
traitait de bon à rien, parlait de le déculotter, pour
voir sil était encore un homme.
Étienne la fit taire.
650
En voilà assez ! Il ny a pas besoin de sy
mettre tous... Si tu veux, toi, nous allons vider ça
ensemble.
Ses poings se fermaient, ses yeux sallumaient
dune fureur homicide, livresse se tournait chez
lui en un besoin de tuer.
Es-tu prêt ? Il faut que lun de nous deux y
reste... Donnez-lui un couteau. Jai le mien.
Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait.
Elle se souvenait de ses confidences, de son envie
de manger un homme, lorsquil buvait,
empoisonné dès le troisième verre, tellement ses
soûlards de parents lui avaient mis de cette saleté
dans le corps. Brusquement, elle sélança, le
souffleta de ses deux mains de femme, lui cria
sous le nez, étranglée dindignation :
Lâche ! lâche ! lâche !... Ce nest donc pas
de trop, toutes ces abominations ? Tu veux
lassassiner, maintenant quil ne tient plus
debout !
Elle se tourna vers son père et sa mère, elle se
tourna vers les autres.
651
Vous êtes des lâches ! des lâches !... Tuezmoi
donc avec lui. Je vous saute à la figure, moi !
si vous le touchez encore. Oh ! les lâches !
Et elle sétait plantée devant son homme, elle
le défendait, oubliant les coups, oubliant la vie de
misère, soulevée dans lidée quelle lui
appartenait, puisquil lavait prise, et que cétait
une honte pour elle, quand on labîmait ainsi.
Étienne, sous les claques de cette fille, était
devenu blême. Il avait failli dabord lassommer.
Puis, après sêtre essuyé la face, dans un geste
dhomme qui se dégrise, il dit à Chaval, au milieu
dun grand silence :
Elle a raison, ça suffit... Fous le camp !
Tout de suite, Chaval prit sa course, et
Catherine galopa derrière lui. La foule, saisie, les
regardait disparaître au coude de la route. Seule,
la Maheude murmura :
Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour
sûr faire quelque traîtrise. Mais la bande sétait
remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le
soleil dune rougeur de braise, au bord de
652
lhorizon, incendiait la plaine immense. Un
colporteur qui passait leur apprit que les dragons
descendaient du côté de Crèvecoeur. Alors, ils se
replièrent, un ordre courut.
À Montsou ! à la Direction !... Du pain ! du
pain ! du pain !
653
V
Monsieur Hennebeau sétait mis devant la
fenêtre de son cabinet, pour voir partir la calèche
qui emmenait sa femme déjeuner à Marchiennes.
Il avait suivi un instant Négrel trottant près de la
portière ; puis, il était revenu tranquillement
sasseoir à son bureau. Quand ni sa femme ni son
neveu ne lanimaient du bruit de leur existence, la
maison semblait vide. Justement, ce jour-là, le
cocher conduisait Madame ; Rose, la nouvelle
femme de chambre, avait congé jusquà cinq
heures ; et il ne restait quHippolyte, le valet de
chambre, se traînant en pantoufles par les pièces,
et que la cuisinière, occupée depuis laube à se
battre avec ses casseroles, tout entière au dîner
que ses maîtres donnaient le soir. Aussi,
monsieur Hennebeau se promettait-il une journée
de gros travail, dans ce grand calme de la maison
déserte.
654
Vers neuf heures, bien quil eût reçu lordre de
renvoyer tout le monde, Hippolyte se permit
dannoncer, Dansaert, qui apportait des
nouvelles. Le directeur apprit seulement alors la
réunion tenue la veille, dans la forêt ; et les
détails étaient dune telle netteté, quil lécoutait
en songeant aux amours avec la Pierronne, si
connus, que deux ou trois lettres anonymes par
semaine dénonçaient les débordements du maîtreporion
: évidemment, le mari avait causé, cette
police-là sentait le traversin. Il saisit même
loccasion, il laissa entendre quil savait tout, et
se contenta de recommander la prudence, dans la
crainte dun scandale. Effaré de ces reproches, au
travers de son rapport, Dansaert niait, bégayait
des excuses, tandis que son grand nez avouait le
crime, par sa rougeur subite. Du reste, il ninsista
pas, heureux den être quitte à si bon compte ;
car, dordinaire, le directeur se montrait dune
sévérité implacable dhomme pur, dès quun
employé se passait le régal dune jolie fille, dans
une fosse. Lentretien continua sur la grève, cette
réunion de la forêt nétait encore quune
fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait
655
sérieusement. En tout cas, les corons ne
bougeraient sûrement pas de quelques jours, sous
limpression de peur respectueuse que la
promenade militaire du matin devait avoir
produite.
Lorsque monsieur Hennebeau se retrouva seul,
il fut pourtant sur le point denvoyer une dépêche
au préfet. La crainte de donner inutilement cette
preuve dinquiétude le retint. Il ne se pardonnait
déjà pas davoir manqué de flair, au point de dire
partout, décrire même à la Régie, que la grève
durerait au plus une quinzaine. Elle séternisait
depuis près de deux mois, à sa grande surprise ;
et il sen désespérait, il se sentait chaque jour
diminué, compromis, forcé dimaginer un coup
déclat, sil voulait rentrer en grâce près des
régisseurs. Il leur avait justement demandé des
ordres, dans léventualité dune bagarre. La
réponse tardait, il lattendait par le courrier de
laprès-midi. Et il se disait quil serait temps alors
de lancer des télégrammes, pour faire occuper
militairement les fosses, si telle était lopinion de
ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du
sang et des morts, à coup sûr. Une responsabilité
656
pareille le troublait, malgré son énergie
habituelle.
Jusquà onze heures, il travailla paisiblement,
sans autre bruit, dans la maison morte, que le
bâton à cirer dHippolyte, qui, très loin, au
premier étage, frottait une pièce. Puis, coup sur
coup, il reçut deux dépêches, la première
annonçant lenvahissement de Jean-Bart par la
bande de Montsou, la seconde racontant les
câbles coupés, les feux renversés, tout le ravage.
Il ne comprit pas. Quest-ce que les grévistes
étaient allés faire chez Deneulin, au lieu de
sattaquer à une fosse de la Compagnie ? Du
reste, ils pouvaient bien saccager Vandame, cela
mûrissait le plan de conquête quil méditait. Et, à
midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en
silence par le domestique, dont il nentendait
même pas les pantoufles. Cette solitude
assombrissait encore ses préoccupations, il se
sentait froid au coeur, lorsquun porion, venu au
pas de course, fut introduit et lui conta la marche
de la bande sur Mirou. Presque aussitôt, comme il
achevait son café, un télégramme lui apprit que
Madeleine et Crèvecoeur étaient menacés à leur
657
tour. Alors, sa perplexité devint extrême. Il
attendait le courrier à deux heures : devait-il tout
de suite demander des troupes ? valait-il mieux
patienter, de façon à ne pas agir avant de
connaître les ordres de la Régie ? Il retourna dans
son cabinet, il voulut lire une note quil avait prié
Négrel de rédiger la veille pour le préfet. Mais il
ne put mettre la main dessus, il réfléchit que peutêtre
le jeune homme lavait laissée dans sa
chambre, où il écrivait souvent la nuit. Et, sans
prendre de décision, poursuivi par lidée de cette
note, il monta vivement la chercher, dans la
chambre.
En entrant, monsieur Hennebeau eut une
surprise : la chambre nétait pas faite, sans doute
un oubli ou une paresse dHippolyte. Il régnait là
une chaleur moite, la chaleur enfermée de toute
une nuit, alourdie par la bouche du calorifère,
restée ouverte ; et il fut pris aux narines, il
suffoqua dans un parfum pénétrant, quil crut être
lodeur des eaux de toilette, dont la cuvette se
trouvait pleine. Un grand désordre encombrait la
pièce, des vêtements épars, des serviettes
mouillées jetées aux dossiers des sièges, le lit
658
béant, un drap arraché, traînant jusque sur le
tapis. Dailleurs, il neut dabord quun regard
distrait, il sétait dirigé vers une table, couverte
de papiers, et il y cherchait la note introuvable.
Deux fois, il examina les papiers un à un, elle ny
était décidément pas. Où diable cet écervelé de
Paul avait-il bien pu la fourrer ?
Et, comme monsieur Hennebeau revenait au
milieu de la chambre en donnant un coup doeil
sur chaque meuble, il aperçut, dans le lit ouvert,
un point vif, qui luisait pareil à une étincelle. Il
sapprocha machinalement, envoya la main.
Cétait, entre deux plis du drap, un petit flacon
dor. Tout de suite, il avait reconnu un flacon de
madame Hennebeau, le flacon déther qui ne la
quittait jamais. Mais il ne sexpliquait pas la
présence de cet objet : comment pouvait-il être
dans le lit de Paul ? Et, soudain, il blêmit
affreusement. Sa femme avait couché là.
Pardon, murmura la voix dHippolyte au
travers de la porte, jai vu monter Monsieur...
Le domestique était entré, le désordre de la
chambre le consterna.
659
Mon Dieu ! cest vrai, la chambre qui nest
pas faite ! Aussi Rose est sortie en me lâchant
tout le ménage sur le dos !
Hennebeau avait caché le flacon dans sa main,
et il le serrait à le briser.
Que voulez-vous ?
Monsieur, cest encore un homme... Il arrive
de Crèvecoeur, il a une lettre.
Bien ! laissez-moi, dites-lui dattendre.
Sa femme avait couché là ! Quand il eut
poussé le verrou, il rouvrit la main, il regarda le
flacon, qui sétait marqué en rouge dans sa chair.
Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure
se passait chez lui depuis des mois. Il se rappelait
son ancien soupçon, les frôlements contre les
portes, les pieds nus sen allant la nuit par la
maison silencieuse. Oui, cétait sa femme qui
montait coucher là !
Tombé sur une chaise, en face du lit quil
contemplait fixement, il demeura de longues
minutes comme assommé. Un bruit le réveilla, on
frappait à la porte, on essayait douvrir. Il
660
reconnut la voix du domestique.
Monsieur... Ah ! Monsieur sest enfermé...
Quoi encore ?
Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent
tout. Deux autres hommes sont en bas. Il y a aussi
des dépêches.
Fichez-moi la paix ! dans un instant !
Lidée quHippolyte aurait découvert luimême
le flacon, sil avait fait la chambre le
matin, venait de le glacer. Et, dailleurs, ce
domestique devait savoir, il avait trouvé vingt
fois le lit chaud encore de ladultère, des cheveux
de madame traînant sur loreiller, des traces
abominables souillant les linges. Sil sacharnait
à le déranger, cétait méchamment. Peut-être
était-il demeuré loreille collé à la porte, excité
par la débauche de ses maîtres.
Alors, monsieur Hennebeau ne bougea plus. Il
regardait toujours le lit. Le long passé de
souffrance se déroulait, son mariage avec cette
femme, leur malentendu immédiat de coeur et de
chair, les amants quelle avait eus sans quil sen
661
doutât, celui quil lui avait toléré pendant dix ans,
comme on tolère un goût immonde à une malade.
Puis, cétait leur arrivée à Montsou, un espoir fou
de la guérir, des mois dalanguissement, dexil
ensommeillé, lapproche de la vieillesse qui allait
enfin la lui rendre. Puis, leur neveu débarquait, ce
Paul dont elle devenait la mère, auquel elle
parlait de son coeur mort, enterré sous la cendre à
jamais. Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il
adorait cette femme qui était la sienne, que des
hommes avaient eue, que lui seul ne pouvait
avoir ! Il ladorait dune passion honteuse, au
point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu
lui donner le reste des autres ! Le reste des autres,
elle le donnait à cet enfant.
Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit
tressaillir monsieur Hennebeau. Il le reconnut,
cétait le coup que lon frappait, daprès ses
ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il
parla à voix haute, dans un flot de grossièreté,
dont sa gorge douloureuse crevait malgré lui.
Ah ! je men fous ! ah ! je men fous, de
leurs dépêches et de leurs lettres !
662
Maintenant, une rage lenvahissait, le besoin
dun cloaque, pour y enfoncer de telles saletés à
coups de talon. Cette femme était une salope, il
cherchait des mots crus, il en souffletait son
image. Lidée brusque du mariage quelle
poursuivait dun sourire si tranquille entre Cécile
et Paul acheva de lexaspérer. Il ny avait donc
même plus de passion, plus de jalousie, au fond
de cette sensualité vivace ? Ce nétait à cette
heure quun joujou pervers, lhabitude de
lhomme, une récréation prise comme un dessert
accoutumé. Et il laccusait de tout, il innocentait
presque lenfant, auquel elle avait mordu, dans ce
réveil dappétit, ainsi quon mord au premier fruit
vert, volé sur la route. Qui mangerait-elle,
jusquoù tomberait-elle, quand elle naurait plus
des neveux complaisants, assez pratiques pour
accepter, dans leur famille, la table, le lit et la
femme ?
On gratta timidement à la porte, la voix
dHippolyte se permit de souffler par le trou de la
serrure :
Monsieur, le courrier... Et il y a aussi
663
monsieur Dansaert qui est revenu, en disant
quon ségorge...
Je descends, nom de Dieu !
Quallait-il leur faire ? les chasser à leur retour
de Marchiennes, comme des bêtes puantes dont il
ne voulait plus sous son toit. Il prendrait une
trique, il leur crierait de porter ailleurs le poison
de leur accouplement. Cétait de leurs soupirs, de
leurs haleines confondues, dont salourdissait la
tiédeur moite de cette chambre ; lodeur
pénétrante qui lavait suffoqué, cétait lodeur de
musc que la peau de sa femme exhalait, un autre
goût pervers, un besoin charnel de parfums
violents ; et il retrouvait ainsi la chaleur, lodeur
de la fornication, ladultère vivant, dans les pots
qui traînaient, dans les cuvettes encore pleines,
dans le désordre des linges, des meubles, de la
pièce entière, empestée de vice. Une fureur
dimpuissance le jeta sur le lit à coups de poing,
et il le massacra, et il laboura les places où il
voyait lempreinte de leurs deux corps, enragé
des couvertures arrachées, des draps froissés,
mous et inertes sous ses coups, comme éreintés
664
eux-mêmes des amours de toute la nuit.
Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte
remonter. Une honte larrêta. Il resta un instant
encore, haletant, à sessuyer le front, à calmer les
bonds de son coeur. Debout devant une glace, il
contemplait son visage, si décomposé, quil ne le
reconnaissait pas. Puis, quand il leut regardé
sapaiser peu à peu, par un effort de volonté
suprême, il descendit.
En bas, cinq messagers étaient debout, sans
compter Dansaert. Tous lui apportaient des
nouvelles dune gravité croissante sur la marche
des grévistes à travers les fosses ; et le maîtreporion
lui conta longuement ce qui sétait passé à
Mirou, sauvé par la belle conduite du père
Quandieu. Il écoutait, hochait la tête ; mais il
nentendait pas, son esprit était demeuré là-haut,
dans la chambre. Enfin, il les congédia, il dit quil
allait prendre des mesures. Lorsquil se retrouva
seul, assis devant son bureau, il parut sy
assoupir, la tête entre les mains, les yeux ouverts.
Son courrier était là, il se décida à y chercher la
lettre attendue, la réponse de la Régie, dont les
665
lignes dansèrent dabord. Pourtant, il finit par
comprendre que ces messieurs souhaitaient
quelque bagarre : certes, ils ne lui commandaient
pas dempirer les choses ; mais ils laissaient
percer que des troubles hâteraient le dénouement
de la grève, en provoquant une répression
énergique. Dès lors, il nhésita plus, il lança des
dépêches de tous côtés, au préfet de Lille, au
corps de troupe de Douai, à la gendarmerie de
Marchiennes. Cétait un soulagement, il navait
quà senfermer, même il fit répandre la rumeur
quil souffrait de la goutte. Et, tout laprès-midi,
il se cacha au fond de son cabinet, ne recevant
personne, se contentant de lire les dépêches et les
lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit ainsi
de loin la bande, de Madeleine à Crèvecoeur, de
Crèvecoeur à la Victoire, de la Victoire à Gaston-
Marie. Dautre part, des renseignements lui
arrivaient sur leffarement des gendarmes et des
dragons, égarés en route, tournant sans cesse le
dos aux fosses attaquées. On pouvait ségorger et
tout détruire, il avait remis la tête entre ses mains,
les doigts sur les yeux, et il sabîmait dans le
grand silence de la maison vide, où il ne
666
surprenait, par moments, que le bruit des
casseroles de la cuisinière, en plein coup de feu,
pour son dîner du soir.
Le crépuscule assombrissait déjà la pièce, il
était cinq heures, lorsquun vacarme fit sursauter
monsieur Hennebeau, étourdi, inerte, les coudes
toujours dans ses papiers. Il pensa que les deux
misérables rentraient. Mais le tumulte
augmentait, un cri éclata, terrible, à linstant où il
sapprochait de la fenêtre.
Du pain ! du pain ! du pain !
Cétaient les grévistes qui envahissaient
Montsou, pendant que les gendarmes, croyant à
une attaque sur le Voreux, galopaient, le dos
tourné, pour occuper cette fosse.
Justement, à deux kilomètres des premières
maisons, un peu en dessous du carrefour où se
coupaient la grande route et le chemin de
Vandame, madame Hennebeau et ces demoiselles
venaient dassister au défilé de la bande. La
journée à Marchiennes sétait passée gaiement,
un déjeuner aimable chez le directeur des Forges,
puis une intéressante visite aux ateliers et à une
667
verrerie du voisinage, pour occuper laprès-midi ;
et, comme on rentrait enfin, par ce déclin limpide
dun beau jour dhiver, Cécile avait eu la
fantaisie de boire une tasse de lait, en apercevant
une petite ferme, qui bordait la route. Toutes
alors étaient descendues de la calèche, Négrel
avait galamment sauté de cheval ; pendant que la
paysanne, effarée de ce beau monde, se
précipitait, parlait de mettre une nappe, avant de
servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient voir traire
le lait, on était allé dans létable même avec les
tasses, on en avait fait une partie champêtre, riant
beaucoup de la litière où lon enfonçait.
Madame Hennebeau, de son air de maternité
complaisante, buvait du bout des lèvres,
lorsquun bruit étrange, ronflant au-dehors,
linquiéta.
Quest-ce donc ?
Létable, bâtie au bord de la route, avait une
large porte charretière, car elle servait en même
temps de grenier à foin. Déjà, les jeunes filles,
allongeant la tête, sétonnaient de ce quelles
distinguaient à gauche, un flot noir, une cohue
668
qui débouchait en hurlant du chemin de
Vandame.
Diable ! murmura Négrel, également sorti,
est-ce que nos braillards finiraient par se fâcher ?
Cest peut-être encore les charbonniers, dit
la paysanne. Voilà deux fois quils passent. Paraît
que ça ne va pas bien, ils sont les maîtres du
pays.
Elle lâchait chaque mot avec prudence, elle en
guettait leffet sur les visages ; et, quand elle
remarqua leffroi de tous, la profonde anxiété où
la rencontre les jetait, elle se hâta de conclure :
Oh ! les gueux, oh ! les gueux !
Négrel, voyant quil était trop tard pour
remonter en voiture et gagner Montsou, donna
lordre au cocher de rentrer vivement la calèche
dans la cour de la ferme, où lattelage resta caché
derrière un hangar. Lui-même attacha sous ce
hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la
bride. Lorsquil revint, il trouva sa tante et les
jeunes filles éperdues, prêtes à suivre la
paysanne, qui leur proposait de se réfugier chez
669
elle. Mais il fut davis quon était là plus en
sûreté, personne ne viendrait certainement les
chercher dans ce foin. La porte charretière,
pourtant, fermait très mal, et elle avait de telles
fentes, quon apercevait la route entre ses bois
vermoulus.
Allons, du courage ! dit-il. Nous vendrons
notre vie chèrement.
Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit
grandissait, on ne voyait rien encore, et sur la
route vide un vent de tempête semblait souffler,
pareil à ces rafales brusques qui précèdent les
grands orages.
Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile
en allant se blottir dans le foin.
Madame Hennebeau, très pâle, prise dune
colère contre ces gens qui gâtaient un de ses
plaisirs, se tenait en arrière, avec un regard
oblique et répugné ; tandis que Lucie et Jeanne,
malgré leur tremblement, avaient mis un oeil à
une fente, désireuses de ne rien perdre du
spectacle.
670
Le roulement de tonnerre approchait, la terre
fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier,
soufflant dans sa corne.
Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui
passe ! murmura Négrel, qui, malgré ses
convictions républicaines, aimait à plaisanter la
canaille avec les dames.
Mais son mot spirituel fut emporté dans
louragan des gestes et des cris. Les femmes
avaient paru, près dun millier de femmes, aux
cheveux épars, dépeignés par la course, aux
guenilles montrant la peau nue, des nudités de
femelles lasses denfanter des meurt-de-faim.
Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le
soulevaient, lagitaient, ainsi quun drapeau de
deuil et de vengeance. Dautres, plus jeunes, avec
des gorges gonflées de guerrières, brandissaient
des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses,
hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous
décharnés semblaient se rompre. Et les hommes
déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des
galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une
masse compacte qui roulait dun seul bloc, serrée,
671
confondues, au point quon ne distinguait ni les
culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques,
effacés dans la même uniformité terreuse. Les
yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des
bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les
strophes se perdaient en un mugissement confus,
accompagné par le claquement des sabots sur la
terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le
hérissement des barres de fer, une hache passa,
portée toute droite ; et cette hache unique, qui
était comme létendard de la bande, avait, dans le
ciel clair, le profil aigu dun couperet de
guillotine.
Quels visages atroces ! balbutia madame
Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents :
Le diable memporte si jen reconnais un
seul ! Doù sortent-ils donc, ces bandits-là ?
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois
de souffrance et cette débandade enragée au
travers des fosses avaient allongé en mâchoires
de bêtes fauves les faces placides des houilleurs
de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait,
672
les derniers rayons, dun pourpre sombre,
ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla
charrier du sang, les femmes, les hommes
continuaient à galoper, saignants comme des
bouchers en pleine tuerie.
Oh ! superbe ! dirent à demi-voix Lucie et
Jeanne, remuées dans leur goût dartistes par
cette belle horreur.
Elles seffrayaient pourtant, elles reculèrent
près de madame Hennebeau, qui sétait appuyée
sur une auge. Lidée quil suffisait dun regard,
entre les planches de cette porte disjointe, pour
quon les massacrât la glaçait. Négrel se sentait
blêmir, lui aussi, très brave dordinaire, saisi là
dune épouvante supérieure à sa volonté, une de
ces épouvantes qui soufflent de linconnu. Dans
le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres,
malgré leur désir de détourner les yeux, ne le
pouvaient pas, regardaient quand même.
Cétait la vision rouge de la révolution qui les
emporterait tous, fatalement, par une soirée
sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le
peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les
673
chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois.
Il promènerait des têtes, il sèmerait lor des
coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les
hommes auraient ces mâchoires de loups,
ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes
guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la
même cohue effroyable, de peau sale, dhaleine
empestée, balayant le vieux monde, sous leur
poussée débordante de barbares. Des incendies
flamberaient, on ne laisserait pas debout une
pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage
dans les bois, après le grand rut, la grande
ripaille, où les pauvres, en une nuit,
efflanqueraient les femmes et videraient les caves
des riches. Il ny aurait plus rien, plus un sou des
fortunes, plus un titre des situations acquises,
jusquau jour où une nouvelle terre repousserait
peut-être. Oui, cétaient ces choses qui passaient
sur la route, comme une force de la nature, et ils
en recevaient le vent terrible au visage.
Un grand cri séleva, domina la Marseillaise :
Du pain ! du pain ! du pain !
Lucie et Jeanne se serrèrent contre madame
674
Hennebeau, défaillante ; tandis que Négrel se
mettait devant elles, comme pour les protéger de
son corps. Était-ce donc ce soir même que
lantique société craquait ? Et ce quils virent,
alors, acheva de les hébéter. La bande sécoulait,
il ny avait plus que la queue des traînards,
lorsque la Mouquette déboucha. Elle sattardait,
elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs
jardins, aux fenêtres de leurs maisons ; et, quand
elle en découvrait, ne pouvant leur cracher au
nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le
comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut
un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit
les fesses, montra son derrière énorme, nu dans
un dernier flamboiement du soleil. Il navait rien
dobscène, ce derrière, et ne faisait pas rire,
farouche.
Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le
long des lacets de la route, entre les maisons
basses, bariolées de couleurs vives. On fit sortir
la calèche de la cour, mais le cocher nosait
prendre sur lui de ramener Madame et ces
demoiselles sans encombre, si les grévistes
tenaient le pavé. Et le pis était quil ny avait pas
675
dautre chemin.
Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner
nous attend, dit madame Hennebeau, hors delle,
exaspérée par la peur. Ces sales ouvriers ont
encore choisi un jour où jai du monde. Allez
donc faire du bien à ça !
Lucie et Jeanne soccupaient à retirer du foin
Cécile, qui se débattait, croyant que ces sauvages
défilaient sans cesse, et répétant quelle ne
voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans
la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors
lidée de passer par les ruelles de Réquillart.
Marchez doucement, dit-il au cocher, car le
chemin est atroce. Si des groupes vous
empêchent de revenir à la route, là-bas, vous vous
arrêterez derrière la vieille fosse, et nous
rentrerons à pied par la petite porte du jardin,
tandis que vous remiserez la voiture et les
chevaux nimporte où, sous le hangar dune
auberge.
Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans
Montsou. Depuis quils avaient vu, à deux
reprises, des gendarmes et des dragons, les
676
habitants sagitaient, affolés de panique. Il
circulait des histoires abominables, on parlait
daffiches manuscrites, menaçant les bourgeois
de leur crever le ventre ; personne ne les avait
lues, on nen citait pas moins des phrases
textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur était
à son comble, car il venait de recevoir par la
poste une lettre anonyme, où on lavertissait
quun baril de poudre se trouvait enterré dans sa
cave, prêt à le faire sauter, sil ne se déclarait pas
en faveur du peuple.
Justement, les Grégoire, attardés dans leur
visite par larrivée de cette lettre, la discutaient, la
devinaient loeuvre dun farceur, lorsque
linvasion de la bande acheva dépouvanter la
maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en
écartant le coin dun rideau, et se refusaient à
admettre un danger quelconque, certains,
disaient-ils, que tout finirait à lamiable. Cinq
heures sonnaient, ils avaient le temps dattendre
que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner
chez les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement,
devait les attendre. Mais, dans Montsou,
personne ne semblait partager leur confiance :
677
des gens éperdus couraient, les portes et les
fenêtres se fermaient violemment. Ils aperçurent
Maigrat, de lautre côté de la route, qui
barricadait son magasin, à grand renfort de barres
de fer, si pâle et si tremblant, que sa petite femme
chétive était forcée de serrer les écrous.
La bande avait fait halte devant lhôtel du
directeur, le cri retentissait :
Du pain ! du pain ! du pain !
Monsieur Hennebeau était debout à la fenêtre,
lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur
que les vitres ne fussent cassées à coups de
pierres. Il ferma de même tous ceux du rez-dechaussée
; puis, il passa au premier étage, on
entendit les grincements des espagnolettes, les
claquements des persiennes, un à un. Par
malheur, on ne pouvait clore de même la baie de
la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante
où rougeoyaient les feux des casseroles et de la
broche.
Machinalement, monsieur Hennebeau, qui
voulait voir, remonta au second étage, dans la
chambre de Paul : cétait la mieux placée, à
678
gauche, car elle permettait denfiler la route,
jusquaux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint
derrière la persienne, dominant la foule. Mais
cette chambre lavait saisi de nouveau, la table de
toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps
nets et bien tirés. Toute sa rage de laprès-midi,
cette furieuse bataille au fond du grand silence de
sa solitude, aboutissait maintenant à une immense
fatigue. Son être était déjà comme cette chambre,
refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans
la correction dusage. À quoi bon un scandale ?
est-ce que rien était changé chez lui ? Sa femme
avait simplement un amant de plus, cela aggravait
à peine le fait, quelle leût choisi dans la
famille ; et peut-être même y avait-il avantage,
car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se
prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse.
Quel ridicule, davoir assommé ce lit à coups de
poing ! Puisquil avait toléré un autre homme, il
tolérerait bien celui-là. Ce ne serait que laffaire
dun peu de mépris encore. Une amertume
affreuse lui empoisonnait la bouche, linutilité de
tout, léternelle douleur de lexistence, la honte
de lui-même, qui adorait et désirait toujours cette
679
femme, dans la saleté où il labandonnait.
Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec
un redoublement de violence.
Du pain ! du pain ! du pain !
Imbéciles ! dit monsieur Hennebeau entre
ses dents serrées.
Il les entendait linjurier à propos de ses gros
appointements, le traiter de fainéant et de ventru,
de sale cochon qui se foutait des indigestions de
bonnes choses, quand louvrier crevait la faim.
Les femmes avaient aperçu la cuisine, et cétait
une tempête dimprécations contre le faisan qui
rôtissait, contre les sauces dont lodeur grasse
ravageait leurs estomacs vides. Ah ! ces salauds
de bourgeois, on leur en collerait du champagne
et des truffes, pour se faire péter les tripes.
Du pain ! du pain ! du pain !
Imbéciles ! répéta monsieur Hennebeau, estce
que je suis heureux ?
Une colère le soulevait contre ces gens qui ne
comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau
volontiers, de ses gros appointements, pour avoir,
680
comme eux, le cuir dur, laccouplement facile et
sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa
table, les empâter de son faisan, tandis quil sen
irait forniquer derrière les haies, culbuter des
filles, en se moquant de ceux qui les avaient
culbutées avant lui ! Il aurait tout donné, son
éducation, son bien-être, son luxe, sa puissance
de directeur, sil avait pu être, une journée, le
dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de
sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et
prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait
aussi de crever la faim, davoir le ventre vide,
lestomac tordu de crampes ébranlant le cerveau
dun vertige : peut-être cela aurait-il tué
léternelle douleur. Ah ! vivre en brute, ne rien
posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse
la plus laide, la plus sale, et être capable de sen
contenter !
Du pain ! du pain ! du pain !
Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le
vacarme :
Du pain ! est-ce que ça suffit, imbéciles ?
Il mangeait, lui, et il nen râlait pas moins de
681
souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière
endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet
de mort. Tout nallait pas pour le mieux parce
quon avait du pain. Quel était lidiot qui mettait
le bonheur de ce monde dans le partage de la
richesse ? Ces songe-creux de révolutionnaires
pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une
autre, ils najouteraient pas une joie à lhumanité,
ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à
chacun sa tartine. Même ils élargiraient le
malheur de la terre, ils feraient un jour hurler
jusquaux chiens de désespoir, lorsquils les
auraient sortis de la tranquille satisfaction des
instincts, pour les hausser à la souffrance
inassouvie des passions. Non, le seul bien était de
ne pas être, et, si lon était, dêtre larbre, dêtre
la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne
peut saigner sous le talon des passants.
Et, dans cette exaspération de son tourment,
des larmes gonflèrent les yeux de monsieur
Hennebeau, crevèrent en gouttes brûlantes le long
de ses joues. Le crépuscule noyait la route,
lorsque des pierres commencèrent à cribler la
façade de lhôtel. Sans colère maintenant contre
682
ces affamés, enragé seulement par la plaie
cuisante de son coeur, il continuait à bégayer au
milieu de ses larmes :
Les imbéciles ! les imbéciles !
Mais le cri du ventre domina, un hurlement
souffla en tempête, balayant tout.
Du pain ! du pain ! du pain !
683
VI
Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine,
était resté à la tête des camarades. Mais, pendant
quil les jetait sur Montsou, dune voix enrouée,
il entendait une autre voix en lui, une voix de
raison qui sétonnait, qui demandait pourquoi
tout cela. Il navait rien voulu de ces choses,
comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-
Bart dans le but dagir froidement et dempêcher
un désastre, il achevât la journée, de violence en
violence, par assiéger lhôtel du directeur ?
Cétait bien lui cependant qui venait de crier :
halte ! Seulement, il navait dabord eu que lidée
de protéger les Chantiers de la Compagnie, où
lon parlait daller tout saccager. Et, maintenant
que des pierres éraflaient déjà la façade de
lhôtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle
proie légitime il devait lancer la bande, afin
déviter de plus grands malheurs. Comme il
684
demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la
route, quelquun lappela, un homme debout sur
le seuil de lestaminet Tison, dont la cabaretière
sétait hâtée de mettre les volets, en ne laissant
libre que la porte.
Oui, cest moi... Écoute donc.
Cétait Rasseneur. Une trentaine dhommes et
de femmes, presque tous du coron des Deux-
Cent-Quarante, restés chez eux le matin et venus
le soir aux nouvelles, avaient envahi cet
estaminet, à lapproche des grévistes. Zacharie
occupait une table avec sa femme Philomène.
Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos,
se cachaient le visage. Dailleurs, personne ne
buvait, on sétait abrité, simplement.
Étienne reconnut Rasseneur, et il sécartait,
lorsque celui-ci ajouta :
Ma vue te gêne, nest-ce pas ?... Je tavais
prévenu, les embêtements commencent.
Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, cest
du plomb quon vous donnera.
Alors, il revint, il répondit :
685
Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les
bras croisés, nous regardent risquer notre peau.
Ton idée est donc de piller en face ?
demanda Rasseneur.
Mon idée est de rester jusquau bout avec les
amis, quitte à crever tous ensemble.
Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à
mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des
pierres, et il leur allongea un grand coup de pied,
en criant, pour arrêter les camarades, que ça
navançait à rien de casser des vitres.
Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre
Jeanlin, apprenaient de ce dernier à manier sa
fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant à
qui ferait le plus gros dégât. Lydie, par un coup
de maladresse, avait fêlé la tête dune femme,
dans la cohue ; et les deux garçons se tenaient les
côtes. Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis
sur un banc, les regardaient. Les jambes enflées
de Bonnemort le portaient si mal, quil avait eu
grand-peine à se traîner jusque-là, sans quon sût
quelle curiosité le poussait, car il avait son visage
terreux des jours où lon ne pouvait lui tirer une
686
parole.
Personne, du reste, nobéissait plus à Étienne.
Les pierres, malgré ses ordres, continuaient à
grêler, et il sétonnait, il seffarait devant ces
brutes démuselées par lui, si lentes à sémouvoir,
terribles ensuite, dune ténacité féroce dans la
colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd
et placide, mettant des mois à séchauffer, se
jetant aux sauvageries abominables, sans rien
entendre, jusquà ce que la bête fût saoule
datrocités. Dans son Midi, les foules flambaient
plus vite, seulement elles faisaient moins de
besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui
arracher sa hache, il en était à ne savoir comment
contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des
deux mains. Et les femmes surtout leffrayaient,
la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées
dune fureur meurtrière, les dents et les ongles
dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les
excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa
taille maigre.
Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise
dune minute déterminait un peu du calme que les
687
supplications dÉtienne ne pouvaient obtenir.
Cétaient simplement les Grégoire qui se
décidaient à prendre congé du notaire, pour se
rendre en face, chez le directeur ; et ils
semblaient si paisibles, ils avaient si bien lair de
croire à une pure plaisanterie de la part de leurs
braves mineurs, dont la résignation les nourrissait
depuis un siècle, que ceux-ci, étonnés, avaient en
effet cessé de jeter des pierres, de peur
datteindre ce vieux monsieur et cette vieille
dame, tombés du ciel. Ils les laissèrent entrer
dans le jardin, monter le perron, sonner à la porte
barricadée, quon ne se pressait pas de leur
ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose,
rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux,
quelle connaissait tous, car elle était de
Montsou. Et ce fut elle qui, à coups de poing dans
la porte, finit par forcer Hippolyte à lentrebâiller.
Il était temps, les Grégoire disparaissaient,
lorsque la grêle des pierres recommença.
Revenue de son étonnement, la foule clamait plus
fort :
À mort les bourgeois ! vive la sociale !
688
Rose continuait à rire, dans le vestibule de
lhôtel, comme égayée de laventure, répétant au
domestique terrifié :
Ils ne sont pas méchants, je les connais.
Monsieur Grégoire accrocha méthodiquement
son chapeau. Puis, lorsquil eut aidé madame
Grégoire à retirer sa mante de gros drap, il dit à
son tour :
Sans doute, ils nont pas de malice au fond.
Lorsquils auront bien crié, ils iront souper avec
plus dappétit.
À ce moment, monsieur Hennebeau
descendait du second étage. Il avait vu la scène,
et il venait recevoir ses invités, de son air
habituel, froid et poli. Seule, la pâleur de son
visage disait les larmes qui lavaient secoué.
Lhomme était dompté, il ne restait en lui que
ladministrateur correct, résolu à remplir son
devoir.
Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas
rentrées encore.
Pour la première fois, une inquiétude
689
émotionna les Grégoire. Cécile pas rentrée !
comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces
mineurs se prolongeait ?
Jai songé à faire dégager la maison, ajouta
monsieur Hennebeau. Le malheur est que je suis
seul ici, et que je ne sais dailleurs où envoyer
mon domestique, pour me ramener quatre
hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette
canaille.
Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau :
Oh ! Monsieur, ils ne sont pas méchants.
Le directeur hocha la tête, pendant que le
tumulte croissait au-dehors et quon entendait le
sourd écrasement des pierres contre la façade.
Je ne leur en veux pas, je les excuse même,
il faut être bêtes comme eux pour croire que nous
nous acharnons à leur malheur. Seulement, je
réponds de la tranquillité... Dire quil y a des
gendarmes par les routes, à ce quon maffirme,
et que, depuis ce matin, je nai pu en avoir un
seul !
Il sinterrompit, il seffaça devant madame
690
Grégoire, en disant :
Je vous en prie, madame, ne restez pas là,
entrez dans le salon.
Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol,
exaspérée, les retint dans le vestibule quelques
minutes encore. Elle déclara quelle nacceptait
plus la responsabilité du dîner, car elle attendait,
de chez le pâtissier de Marchiennes, des croûtes
de vol-au-vent, quelle avait demandées pour
quatre heures. Évidemment, le pâtissier sétait
égaré en chemin, pris de la peur de ces bandits.
Peut-être même avait-on pillé ses mannes. Elle
voyait les vole-au-vent bloqués derrière un
buisson, assiégés, gonflant les ventres des trois
mille misérables qui demandaient du pain. En
tout cas, Monsieur était prévenu, elle préférait
flanquer son dîner au feu, si elle le ratait, à cause
de la révolution.
Un peu de patience, dit monsieur Hennebeau.
Rien nest perdu, le pâtissier peut venir.
Et, comme il se retournait vers madame
Grégoire, en ouvrant lui-même la porte du salon,
il fut très surpris dapercevoir, assis sur la
691
banquette du vestibule, un homme quil navait
pas distingué jusque-là, dans lombre croissante.
Tiens ! cest vous, Maigrat, quy a-t-il
donc ?
Maigrat sétait levé, et son visage apparut,
gras et blême, décomposé par lépouvante. Il
navait plus sa carrure de gros homme calme, il
expliqua humblement quil sétait glissé chez
monsieur le directeur, pour réclamer aide et
protection, si les brigands sattaquaient à son
magasin.
Vous voyez que je suis menacé moi-même
et que je nai personne, répondit monsieur
Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez
vous, à garder vos marchandises.
Oh ! jai mis les barres de fer, puis jai laissé
ma femme.
Le directeur simpatienta, sans cacher son
mépris. Une belle garde, que cette créature
chétive, maigre de coups !
Enfin, je ny peux rien, tâchez de vous
défendre. Et je vous conseille de rentrer tout de
692
suite, car les voilà qui demandent encore du
pain... Écoutez...
En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut
entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce
nétait plus possible, on laurait écharpé. Dautre
part, lidée de sa ruine le bouleversait. Il colla son
visage au panneau vitré de la porte, suant,
tremblant, guettant le désastre ; tandis que les
Grégoire se décidaient à passer dans le salon.
Tranquillement, monsieur Hennebeau affectait
de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en
vain ses invités de sasseoir, la pièce close,
barricadée, éclairée de deux lampes avant la
tombée du jour semplissait deffroi, à chaque
nouvelle clameur du dehors. Dans létouffement
des tentures, la colère de la foule ronflait, plus
inquiétante, dune menace vague et terrible. On
causa pourtant, sans cesse ramené à cette
inconcevable révolte. Lui, sétonnait de navoir
rien prévu ; et sa police était si mal faite, quil
semportait surtout contre Rasseneur, dont il
disait reconnaître linfluence détestable. Du reste,
les gendarmes allaient venir, il était impossible
693
quon labandonnât de la sorte. Quant aux
Grégoire, ils ne pensaient quà leur fille : la
pauvre chérie qui seffrayait si vite ! peut-être,
devant le péril, la voiture était-elle retournée à
Marchiennes. Pendant un quart dheure encore,
lattente dura, énervée par le vacarme de la route,
par le bruit des pierres tapant de temps à autre
dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi que
des tambours. Cette situation nétait plus
tolérable, monsieur Hennebeau parlait de sortir,
de chasser à lui seul les braillards et daller audevant
de la voiture, lorsque Hippolyte parut en
criant :
Monsieur ! monsieur ! voici Madame, on tue
Madame !
La voiture nayant pu dépasser la ruelle de
Réquillart, au milieu des groupes menaçants,
Négrel avait suivi son idée, faire à pied les cent
mètres qui les séparaient de lhôtel, puis frapper à
la petite porte donnant sur le jardin, près des
communs : le jardinier les entendrait, il y aurait
bien toujours là quelquun pour ouvrir. Et,
dabord, les choses avaient marché parfaitement,
694
déjà madame Hennebeau et ces demoiselles
frappaient, lorsque des femmes, prévenues, se
jetèrent dans la ruelle. Alors, tout se gâta. On
nouvrait pas la porte, Négrel avait tâché
vainement de lenfoncer à coups dépaule. Le flot
des femmes croissait, il craignit dêtre débordé, il
prit le parti désespéré de pousser devant lui sa
tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au
travers des assiégeants. Mais cette manoeuvre
amena une bousculade : on ne les lâchait pas, une
bande hurlante les traquait, tandis que la foule
refluait de droite et de gauche, sans comprendre
encore, étonnée seulement de ces dames en
toilette, perdues dans la bataille. À cette minute,
la confusion devint telle, quil se produisit un de
ces faits daffolement qui restent inexplicables.
Lucie et Jeanne, arrivées au perron, sétaient
glissées par la porte que la femme de chambre
entrebâillait ; madame Hennebeau avait réussi à
les suivre ; et, derrière elles, Négrel entra enfin,
remit les verrous, persuadé quil avait vu Cécile
passer la première. Elle nétait plus là, disparue
en route, emportée par une telle peur, quelle
avait tourné le dos à la maison, et sétait jetée
695
delle-même en plein danger.
Aussitôt, le cri séleva :
Vive la sociale ! à mort les bourgeois ! à
mort !
Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui
cachait le visage, la prenaient pour madame
Hennebeau. Dautres nommaient une amie de la
directrice, la jeune femme dun usinier voisin,
exécré de ses ouvriers. Et, dailleurs, peu
importait, cétaient sa robe de soie, son manteau
de fourrure, jusquà la plume blanche de son
chapeau, qui exaspéraient. Elle sentait le parfum,
elle avait une montre, elle avait une peau fine de
fainéante qui ne touchait pas au charbon.
Attends ! cria la Brûlé, on va ten mettre au
cul, de la dentelle !
Cest à nous que ces salopes volent ça, reprit
la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau,
lorsque nous crevons de froid... Écoutez-moi-la
donc toute nue, pour lui apprendre à vivre !
Du coup, la Mouquette sélança.
Oui, oui, faut la fouetter.
696
Et les femmes, dans cette rivalité sauvage,
sétouffaient, allongeaient leurs guenilles,
voulaient chacune un morceau de cette fille de
riche. Sans doute quelle navait pas le derrière
mieux fait quune autre. Plus dune même était
pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez
longtemps que linjustice durait, on les forcerait
bien toutes à shabiller comme des ouvrières, ces
catins qui osaient dépenser cinquante sous pour le
blanchissage dun jupon !
Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les
jambes paralysées, bégayant à vingt reprises la
même phrase.
Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne
me faites pas du mal.
Mais elle eut un cri rauque : des mains froides
venaient de la prendre au cou. Cétait le vieux
Bonnemort, près duquel le flot lavait poussée, et
qui lempoignait. Il semblait ivre de faim, hébété
par sa longue misère, sorti brusquement de sa
résignation dun demi-siècle, sans quil fût
possible de savoir sous quelle poussée de
rancune. Après avoir, en sa vie, sauvé de la mort
697
une douzaine de camarades, risquant ses os dans
le grisou et dans les éboulements, il cédait à des
choses quil naurait pu dire, à un besoin de faire
ça, à la fascination de ce cou blanc de jeune fille.
Et, comme ce jour-là il avait perdu sa langue, il
serrait les doigts, de son air de vieille bête
infirme, en train de ruminer des souvenirs.
Non ! non ! hurlaient les femmes, le cul à
lair ! le cul à lair !
Dans lhôtel, dès quon sétait aperçu de
laventure, Négrel et monsieur Hennebeau
avaient rouvert la porte, bravement, pour courir
au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant,
se jetait contre la grille du jardin, et il nétait plus
facile de sortir. Une lutte sengageait là, pendant
que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur
le perron.
Laissez-la donc, vieux ! cest la demoiselle
de la Piolaine ! cria la Maheude au grand-père, en
reconnaissant Cécile, dont une femme avait
déchiré la voilette.
De son côté, Étienne, bouleversé de ces
représailles contre une enfant, sefforçait de faire
698
lâcher prise à la bande. Il eut une inspiration, il
brandit la hache quil avait arrachée des poings
de Levaque.
Chez Maigrat, nom de Dieu !... Il y a du
pain, là-dedans. Foutons la baraque à Maigrat par
terre !
Et, à la volée, il donna un premier coup de
hache dans la porte de la boutique. Des
camarades lavaient suivi, Levaque, Maheu et
quelques autres. Mais les femmes sacharnaient.
Cécile était retombée des doigts de Bonnemort
dans les mains de la Brûlé. À quatre pattes, Lydie
et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre
les jupes, pour voir le derrière de la dame. Déjà,
on la tiraillait, ses vêtements craquaient,
lorsquun homme à cheval parut, poussant sa
bête, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas
assez vite.
Ah ! canailles, vous en êtes à fouetter nos
filles !
Cétait Deneulin qui arrivait au rendez-vous,
pour le dîner. Vivement, il sauta sur la route, prit
Cécile par la taille ; et, de lautre main,
699
manoeuvrant le cheval avec une adresse et une
force extraordinaires, il sen servait comme dun
coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant
les ruades. À la grille, la bataille continuait.
Pourtant, il passa, écrasa des membres. Ce
secours imprévu délivra Négrel et monsieur
Hennebeau, en grand danger, au milieu des
jurons et des coups. Et, tandis que le jeune
homme rentrait enfin avec Cécile évanouie,
Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand
corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le
choc faillit lui démonter lépaule.
Cest ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après
avoir cassé mes machines !
Il repoussa promptement la porte. Une bordée
de cailloux sabattit dans le bois.
Quels enragés ! reprit-il. Deux secondes de
plus, et ils me crevaient le crâne comme une
courge vide... On na rien à leur dire, que voulezvous
? Ils ne savent plus, il ny a quà les
assommer.
Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en
voyant Cécile revenir à elle. Elle navait aucun
700
mal, pas même une égratignure : sa voilette seule
était perdue. Mais leur effarement augmenta,
lorsquils reconnurent devant eux leur cuisinière,
Mélanie, qui contait comment la bande avait
démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait
avertir ses maîtres. Elle était entrée, elle aussi,
par la porte entrebâillée, au moment de la
bagarre, sans que personne la remarquât ; et, dans
son récit interminable, lunique pierre de Jeanlin
qui avait brisé une seule vitre devenait une
canonnade en règle, dont les murs restaient
fendus. Alors, les idées de monsieur Grégoire
furent bouleversées : on égorgeait sa fille, on
rasait sa maison, cétait donc vrai que ces
mineurs pouvaient lui en vouloir, parce quil
vivait en brave homme de leur travail ?
La femme de chambre, qui avait apporté une
serviette et de leau de Cologne, répéta :
Tout de même, cest drôle, ils ne sont pas
méchants.
Madame Hennebeau, assise, très pâle, ne se
remettait pas de la secousse de son émotion ; et
elle retrouva seulement un sourire, lorsquon
701
félicita Négrel. Les parents de Cécile
remerciaient surtout le jeune homme, cétait
maintenant un mariage conclu. Monsieur
Hennebeau regardait en silence, allait de sa
femme à cet amant quil jurait de tuer le matin,
puis à cette jeune fille qui len débarrasserait
bientôt sans doute. Il navait aucune hâte, une
seule peur lui restait, celle de voir sa femme
tomber plus bas, à quelque laquais peut-être.
Et vous, mes petites chéries, demanda
Deneulin à ses filles, on ne vous a rien cassé ?
Lucie et Jeanne avait eu bien peur, mais elles
étaient contentes davoir vu ça. Elles riaient à
présent.
Sapristi ! continua le père, voilà une bonne
journée !... Si vous voulez une dot, vous ferez
bien de la gagner vous-mêmes ; et attendez-vous
encore à être forcées de me nourrir.
Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se
gonflèrent, quand ses deux filles se jetèrent dans
ses bras.
Monsieur Hennebeau avait écouté cet aveu de
702
ruine. Une pensée vive éclaira son visage. En
effet, Vandame allait être à Montsou, cétait la
compensation espérée, le coup de fortune qui le
remettrait en faveur, près de ces messieurs de la
Régie. À chaque désastre de son existence, il se
réfugiait dans la stricte exécution des ordres
reçus, il faisait de la discipline militaire où il
vivait sa part réduite de bonheur.
Mais on se calmait, le salon tombait à une paix
lasse, avec la lumière tranquille des deux lampes
et le tiède étouffement des portières. Que se
passait-il donc, dehors ? Les braillards se
taisaient, des pierres ne battaient plus la façade ;
et lon entendait seulement de grands coups
sourds, ces coups de cognée qui sonnent au
lointain des bois. On voulut savoir, on retourna
dans le vestibule risquer un regard par le panneau
vitré de la porte. Même ces dames et ces
demoiselles montèrent se poster derrière les
persiennes du premier étage.
Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face,
sur le seuil de ce cabaret ? dit monsieur
Hennebeau à Deneulin. Je lavais flairé, il faut
703
quil en soit.
Pourtant, ce nétait pas Rasseneur, cétait
Étienne qui enfonçait à coups de hache le
magasin de Maigrat. Et il appelait toujours les
camarades : est-ce que les marchandises, làdedans,
nappartenaient pas aux charbonniers ?
est-ce quils navaient pas le droit de reprendre
leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si
longtemps, qui les affamait sur un mot de la
Compagnie ? Peu à peu, tous lâchaient lhôtel du
directeur, accouraient au pillage de la boutique
voisine. Le cri : du pain ! du pain ! du pain !
grondait de nouveau. On en trouverait, du pain,
derrière cette porte. Une rage de faim les
soulevait, comme si, brusquement, ils ne
pouvaient attendre davantage, sans expirer sur
cette route. De telles poussées se ruaient dans la
porte, quÉtienne craignait de blesser quelquun,
à chaque volée de la hache.
Cependant, Maigrat, qui avait quitté le
vestibule de lhôtel, sétait dabord réfugié dans
la cuisine ; mais il ny entendait rien, il y rêvait
des attentats abominables contre sa boutique ; et
704
il venait de remonter pour se cacher derrière la
pompe, dehors, lorsquil distingua nettement les
craquements de la porte, les vociférations de
pillage, où se mêlait son nom. Ce nétait donc pas
un cauchemar : sil ne voyait pas, il entendait
maintenant, il suivait lattaque, les oreilles
bourdonnantes. Chaque coup de cognée lui
entrait en plein coeur. Un gond avait dû sauter,
encore cinq minutes, et la boutique était prise.
Cela se peignait dans son crâne en images réelles,
effrayantes, les brigands qui se ruaient, puis les
tiroirs forcés, les sacs éventrés, tout mangé, tout
bu, la maison elle-même emportée, plus rien, pas
même un bâton pour aller mendier au travers des
villages. Non, il ne leur permettrait pas dachever
sa ruine, il préférait y laisser la peau. Depuis quil
était là, il apercevait à une fenêtre de sa maison,
sur la façade en retour, la chétive silhouette de sa
femme, pâle et brouillée derrière les vitres : sans
doute elle regardait arriver les coups, de son air
muet de pauvre être battu. Au-dessous, il y avait
un hangar, placé de telle sorte, que, du jardin de
lhôtel, on pouvait y monter en grimpant au
treillage du mur mitoyen ; puis, de là, il était
705
facile de ramper sur les tuiles, jusquà la fenêtre.
Et lidée de rentrer ainsi chez lui le torturait à
présent, dans son remords den être sorti. Peutêtre
aurait-il le temps de barricader le magasin
avec des meubles ; même il inventait dautres
défenses héroïques, de lhuile bouillante, du
pétrole enflammé, versé den haut. Mais cet
amour de ses marchandises luttait contre sa peur,
il râlait de lâcheté combattue. Tout dun coup, il
se décida, à un retentissement plus profond de la
hache. Lavarice lemportait, lui et sa femme
couvriraient les sacs de leur corps, plutôt que
dabandonner un pain.
Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.
Regardez ! regardez !... Le matou est làhaut
! au chat ! au chat !
La bande venait dapercevoir Maigrat, sur la
toiture du hangar. Dans sa fièvre, malgré sa
lourdeur, il avait monté au treillage avec agilité,
sans se soucier des bois qui cassaient ; et,
maintenant, il saplatissait le long des tuiles, il
sefforçait datteindre la fenêtre. Mais la pente se
trouvait très raide, il était gêné par son ventre, ses
706
ongles sarrachaient. Pourtant, il se serait traîné
jusquen haut sil ne sétait mis à trembler, dans
la crainte de recevoir des pierres ; car la foule,
quil ne voyait plus, continuait à crier, sous lui :
Au chat ! au chat !... Faut le démolir !
Et, brusquement, ses deux mains lâchèrent à la
fois, il roula comme une boule, sursauta à la
gouttière, tomba en travers du mur mitoyen, si
malheureusement, quil rebondit du côté de la
route, où il souvrit le crâne, à langle dune
borne. La cervelle avait jailli. Il était mort. Sa
femme, en haut, pâle et brouillée derrière les
vitres, regardait toujours.
Dabord, ce fut une stupeur. Étienne sétait
arrêté, la hache glissée des poings. Maheu,
Levaque, tous les autres, oubliaient la boutique,
les yeux tournés vers le mur, où coulait lentement
un mince filet rouge. Et les cris avaient cessé, un
silence sélargissait dans lombre croissante.
Tout de suite, les huées recommencèrent.
Cétaient les femmes qui se précipitaient, prises
de livresse du sang.
707
Il y a donc un bon Dieu ! Ah ! cochon, cest
fini !
Elles entouraient le cadavre encore chaud,
elles linsultaient avec des rires, traitant de sale
gueule sa tête fracassée, hurlant à la face de la
mort la longue rancune de leur vie sans pain.
Je te devais soixante francs, te voilà payé,
voleur ! dit la Maheude, enragée parmi les autres.
Tu ne me refuseras plus de crédit... Attends !
Attends ! il faut que je tengraisse encore.
De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en
prit deux poignées, dont elle lui emplit la bouche,
violemment.
Tiens ! mange donc !... Tiens ! mange,
mange, toi qui nous mangeais !
Les injures redoublèrent, pendant que le mort,
étendu sur le dos, regardait, immobile, de ses
grands yeux fixes, le ciel immense doù tombait
la nuit. Cette terre, tassée dans sa bouche, cétait
le pain quil avait refusé. Et il ne mangerait plus
que de ce pain-là, maintenant. Ça ne lui avait
guère porté bonheur, daffamer le pauvre monde.
708
Mais les femmes avaient à tirer de lui dautres
vengeances. Elles tournaient en le flairant,
pareilles à des louves. Toutes cherchaient un
outrage, une sauvagerie qui les soulageât.
On entendit la voix aigre de la Brûlé.
Faut le couper comme un matou !
Oui, oui ! au chat ! au chat !... Il en a trop
fait, le salaud !
Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le
pantalon, tandis que la Levaque soulevait les
jambes. Et la Brûlé, de ses mains sèches de
vieille, écarta les cuisses nues, empoigna cette
virilité morte. Elle tenait tout, arrachant, dans un
effort qui tendait sa maigre échine et faisait
craquer ses grands bras. Les peaux molles
résistaient, elle dut sy reprendre, elle finit par
emporter le lambeau, un paquet de chair velue et
sanglante, quelle agita, avec un rire de
triomphe :
Je lai ! je lai !
Des voix aiguës saluèrent dimprécations
labominable trophée.
709
Ah ! bougre, tu nempliras plus nos filles !
Oui, cest fini de te payer sur la bête, nous
ny passerons plus toutes, à tendre le derrière
pour avoir un pain.
Tiens ! je te dois six francs, veux-tu prendre
un acompte ? moi, je veux bien, si tu peux
encore !
Cette plaisanterie les secoua dune gaieté
terrible. Elles se montraient le lambeau sanglant,
comme une bête mauvaise, dont chacune avait eu
à souffrir, et quelles venaient décraser enfin,
quelles voyaient là, inerte, en leur pouvoir. Elles
crachaient dessus, elles avançaient leurs
mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de
mépris :
Il ne peut plus ! il ne peut plus !... Ce nest
plus un homme quon va foutre dans la terre... Va
donc pourrir, bon à rien !
La Brûlé, alors, planta tout le paquet au bout
de son bâton ; et, le portant en lair, le promenant
ainsi quun drapeau, elle se lança sur la route,
suivie de la débandade hurlante des femmes. Des
710
gouttes de sang pleuvaient, cette chair lamentable
pendait, comme un déchet de viande à létal dun
boucher. En haut, à la fenêtre, madame Maigrat
ne bougeait toujours pas ; mais sous la dernière
lueur du couchant, les défauts brouillés des vitres
déformaient sa face blanche, qui semblait rire.
Battue, trahie à chaque heure, les épaules pliées
du matin au soir sur un registre, peut-être riaitelle,
quand la bande des femmes galopa, avec la
bête mauvaise, la bête écrasée, au bout dun
bâton.
Cette mutilation affreuse sétait accomplie
dans une horreur glacée. Ni Étienne, ni Maheu, ni
les autres navaient eu le temps dintervenir : ils
restaient immobiles, devant ce galop de furies.
Sur la porte de lestaminet Tison, des têtes se
montraient, Rasseneur blême de révolte, et
Zacharie, et Philomène, stupéfiés davoir vu. Les
deux vieux, Bonnemort et Mouque, très graves,
hochaient la tête. Seul, Jeanlin rigolait, poussait
du coude Bébert, forçait Lydie à lever le nez.
Mais les femmes revenaient déjà, tournant sur
elles-mêmes, passant sous les fenêtres de la
Direction. Et, derrière les persiennes, ces dames
711
et ces demoiselles allongeaient le cou. Elles
navaient pu apercevoir la scène, cachée par le
mur, elles distinguaient mal, dans la nuit devenue
noire.
Quont-elles donc au bout de ce bâton ?
demanda Cécile, qui sétait enhardie jusquà
regarder.
Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être
une peau de lapin.
Non, non, murmura madame Hennebeau, ils
auront pillé la charcuterie, on dirait un débris de
porc.
À ce moment, elle tressaillit et elle se tut.
Madame Grégoire lui avait donné un coup de
genou. Toutes deux restèrent béantes. Ces
demoiselles, très pâles, ne questionnaient plus,
suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge,
au fond des ténèbres.
Étienne de nouveau brandit la hache. Mais le
malaise ne se dissipait pas, ce cadavre à présent
barrait la route et protégeait la boutique.
Beaucoup avaient reculé. Cétait comme un
712
assouvissement qui les apaisait tous. Maheu
demeurait sombre, lorsquil entendit une voix lui
dire à loreille de se sauver. Il se retourna, il
reconnut Catherine, toujours dans son vieux
paletot dhomme, noire, haletante. Dun geste, il
la repoussa. Il ne voulait pas lécouter, il
menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de
désespoir, elle hésita, puis courut vers Étienne.
Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes !
Lui aussi la chassait, linjuriait, en sentant
remonter à ses joues le sang des gifles quil avait
reçues. Mais elle ne se rebutait pas, elle
lobligeait à jeter la hache, elle lentraînait par les
deux bras, avec une force irrésistible.
Quand je te dis que voilà les gendarmes !...
Écoute-moi donc. Cest Chaval qui est allé les
chercher et qui les amène, si tu veux savoir. Moi,
ça ma dégoûtée, je suis venue... Sauve-toi, je ne
veux pas quon te prenne.
Et Catherine lemmena, à linstant où un lourd
galop ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un
cri éclata : « Les gendarmes ! les gendarmes ! »
Ce fut une débâcle, un sauve-qui-peut si éperdu,
713
quen deux minutes la route se trouva libre,
absolument nette, comme balayée par un
ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une
tache dombre sur la terre blanche. Devant
lestaminet Tison, il nétait resté que Rasseneur,
qui, soulagé, la face ouverte, applaudissait à la
facile victoire des sabres ; tandis que, dans
Montsou désert, éteint, dans le silence des
façades closes, les bourgeois, la sueur à la peau,
nosant risquer un oeil, claquaient des dents. La
plaine se noyait sous lépaisse nuit, il ny avait
plus que les hauts fourneaux et les fours à coke
incendiés au fond du ciel tragique. Pesamment, le
galop des gendarmes approchait, ils débouchèrent
sans quon les distinguât, en une masse sombre.
Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture
du pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une
carriole doù sauta un marmiton qui se mit dun
air tranquille à déballer les croûtes des vol-auvent.
714
Sixième partie
715
I
La première quinzaine de février sécoula
encore, un froid noir prolongeait le dur hiver,
sans pitié des misérables. De nouveau, les
autorités avaient battu les routes : le préfet de
Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes
navaient pas suffi, de la troupe était venue
occuper Montsou, tout un régiment, dont les
hommes campaient de Beaugnies à Marchiennes.
Des postes armés gardaient les puits, il y avait
des soldats devant chaque machine. Lhôtel du
directeur, les Chantiers de la Compagnie,
jusquaux maisons de certains bourgeois,
sétaient hérissés des baïonnettes. On nentendait
plus, le long du pavé, que le passage lent des
patrouilles. Sur le terri du Voreux,
continuellement, une sentinelle restait plantée,
comme une vigie au-dessus de la plaine rase,
dans le coup de vent glacé qui soufflait là-haut ;
et, toutes les deux heures, ainsi quen pays
716
ennemi, retentissaient les cris de faction.
Qui vive ?... Avancez au mot de ralliement !
Le travail navait repris nulle part. Au
contraire, la grève sétait aggravée : Crèvecoeur,
Mirou, Madeleine arrêtaient lextraction, comme
le Voreux ; Feutry-Cantel et la Victoire perdaient
de leur monde chaque matin ; à Saint-Thomas,
jusque-là indemne, des hommes manquaient.
Cétait maintenant une obstination muette, en
face de ce déploiement de force, dont sexaspérait
lorgueil des mineurs. Les corons semblaient
déserts, au milieu des champs de betteraves. Pas
un ouvrier ne bougeait, à peine en rencontrait-on
un par hasard, isolé, le regard oblique, baissant la
tête devant les pantalons rouges. Et, sous cette
grande paix morne, dans cet entêtement passif, se
butant contre les fusils, il y avait la douceur
menteuse, lobéissance forcée et patiente des
fauves en cage, les yeux sur le dompteur, prêts à
lui manger la nuque, sil tournait le dos. La
Compagnie, que cette mort du travail ruinait,
parlait dembaucher des mineurs du Borinage, à
la frontière belge ; mais elle nosait point ; de
717
sorte que la bataille en restait là, entre les
charbonniers qui senfermaient chez eux, et les
fosses mortes, gardées par la troupe.
Dès le lendemain de la journée terrible, cette
paix sétait produite, dun coup, cachant une
panique telle, quon faisait le plus de silence
possible sur les dégâts et les atrocités. Lenquête
ouverte établissait que Maigrat était mort de sa
chute, et laffreuse mutilation du cadavre
demeurait vague, entourée déjà dune légende.
De son côté, la Compagnie navouait pas les
dommages soufferts, pas plus que les Grégoire ne
se souciaient de compromettre leur fille dans le
scandale dun procès, où elle devrait témoigner.
Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu,
des comparses comme toujours, imbéciles et
ahuris, ne sachant rien. Par erreur, Pierron était
allé, les menottes aux poignets, jusquà
Marchiennes, ce dont les camarades riaient
encore. Rasseneur, également, avait failli être
emmené entre deux gendarmes. On se contentait,
à la Direction, de dresser des listes de renvoi, on
rendait les livrets en masse : Maheu avait reçu le
sien, Levaque aussi, de même que trente-quatre
718
de leurs camarades, au seul coron des Deux-Cent-
Quarante. Et toute la sévérité retombait sur
Étienne, disparu depuis le soir de la bagarre, et
quon cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace.
Chaval, dans sa haine, lavait dénoncé, en
refusant de nommer les autres, supplié par
Catherine qui voulait sauver ses parents. Les
jours se passaient, on sentait que rien nétait fini,
on attendait la fin, la poitrine oppressée dun
malaise.
À Montsou, dès lors, les bourgeois
séveillèrent en sursaut chaque nuit, les oreilles
bourdonnantes dun tocsin imaginaire, les narines
hantées dune puanteur de poudre. Mais ce qui
acheva de leur fêler le crâne, ce fut un prône de
leur nouveau curé, labbé Ranvier, ce prêtre
maigre aux yeux de braise rouge, qui succédait à
labbé Joire. Comme on était loin de la discrétion
souriante de celui-ci, de son unique soin
dhomme gras et doux à vivre en paix avec tout le
monde ! Est-ce que labbé Ranvier ne sétait pas
permis de prendre la défense des abominables
brigands en train de déshonorer la région ? Il
trouvait des excuses aux scélératesses des
719
grévistes, il attaquait violemment la bourgeoisie,
sur laquelle il rejetait toutes les responsabilités.
Cétait la bourgeoisie qui, en dépossédant
lÉglise de ses libertés antiques pour en mésuser
elle-même, avait fait de ce monde un lieu maudit
dinjustice et de souffrance ; cétait elle qui
prolongeait les malentendus, qui poussait à une
catastrophe effroyable, par son athéisme, par son
refus den revenir aux croyances, aux traditions
fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé
menacer les riches, il les avait avertis que, sils
sentêtaient davantage à ne pas écouter la voix de
Dieu, sûrement Dieu se mettrait du côté des
pauvres : il reprendrait leurs fortunes aux
jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux
humbles de la terre, pour le triomphe de sa gloire.
Les dévotes en tremblaient, le notaire déclarait
quil y avait là du pire socialisme, tous voyaient
le curé à la tête dune bande, brandissant une
croix, démolissant la société bourgeoise de 89, à
grands coups.
Monsieur Hennebeau, averti, se contenta de
dire, avec un haussement dépaules :
720
Sil nous ennuie trop, lévêque nous en
débarrassera.
Et, pendant que la panique soufflait ainsi dun
bout à lautre de la plaine, Étienne habitait sous
terre, au fond de Réquillart, le terrier à Jeanlin.
Cétait là quil se cachait, personne ne le croyait
si proche, laudace tranquille de ce refuge, dans
la mine même, dans cette voie abandonnée du
vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut,
les prunelliers et les aubépines, poussés parmi les
charpentes abattues du beffroi, bouchaient le
trou ; on ne sy risquait plus, il fallait connaître la
manoeuvre, se prendre aux racines du sorbier, se
laisser tomber sans peur, pour atteindre les
échelons solides encore ; et dautres obstacles le
protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent
vingt mètres dune descente dangereuse, puis le
pénible glissement à plat ventre, dun quart de
lieue, entre les parois resserrées de la galerie,
avant de découvrir la caverne scélérate, emplie de
rapines. Il y vivait au milieu de labondance, il y
avait trouvé du genièvre, le reste de la morue
sèche, des provisions de toutes sortes. Le grand
lit de foin était excellent, on ne sentait pas un
721
courant dair, dans cette température égale, dune
tiédeur de bain. Seule, la lumière menaçait de
manquer. Jeanlin qui sétait fait son pourvoyeur,
avec une prudence et une discrétion de sauvage
ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait
jusquà de la pommade, mais ne pouvait arriver à
mettre la main sur un paquet de chandelles.
Dès le cinquième jour, Étienne nalluma plus
que pour manger. Les morceaux ne passaient pas,
lorsquil les avalait dans la nuit. Cette nuit
interminable, complète, toujours du même noir,
était sa grande souffrance. Il avait beau dormir en
sûreté, être pourvu de pain, avoir chaud, jamais la
nuit navait pesé si lourdement à son crâne. Elle
lui semblait être comme lécrasement même de
ses pensées. Maintenant, voilà quil vivait de
vols ! Malgré ses théories communistes, les vieux
scrupules déducation se soulevaient, il se
contentait de pain sec, rognait sa portion. Mais
comment faire ? il fallait bien vivre, sa tâche
nétait pas remplie. Une autre honte laccablait, le
remords de cette ivresse sauvage, du genièvre bu
dans le grand froid, lestomac vide, et qui lavait
jeté sur Chaval, armé dun couteau. Cela remuait
722
en lui tout un inconnu dépouvante, le mal
héréditaire, la longue hérédité de saoulerie, ne
tolérant plus une goutte dalcool sans tomber à la
fureur homicide. Finirait-il donc en assassin ?
Lorsquil sétait trouvé à labri, dans ce calme
profond de la terre, pris dune satiété de violence,
il avait dormi deux jours dun sommeil de brute,
gorgée, assommée ; et lécoeurement persistait, il
vivait moulu, la bouche amère, la tête malade,
comme à la suite de quelque terrible noce. Une
semaine sécoula ; les Maheu, avertis, ne purent
envoyer une chandelle : il fallut renoncer à voir
clair, même pour manger.
Maintenant, durant des heures, Étienne
demeurait allongé sur son foin. Des idées vagues
le travaillaient, quil ne croyait pas avoir. Cétait
une sensation de supériorité qui le mettait à part
des camarades, une exaltation de sa personne, à
mesure quil sinstruisait. Jamais il navait tant
réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le
lendemain de la furieuse course au travers des
fosses ; et il nosait se répondre, des souvenirs le
répugnaient, la bassesse des convoitises, la
grossièreté des instincts, lodeur de toute cette
723
misère secouée au vent. Malgré le tourment des
ténèbres, il en arrivait à redouter lheure où il
rentrerait au coron. Quelle nausée, ces misérables
en tas, vivant au baquet commun ! Pas un avec
qui causer politique sérieusement, une existence
de bétail, toujours le même air empesté doignon
où lon étouffait ! Il voulait leur élargir le ciel, les
élever au bien-être et aux bonnes manières de la
bourgeoisie, en faisant deux les maîtres ; mais
comme ce serait long ! et il ne se sentait plus le
courage dattendre la victoire, dans ce bagne de
la faim. Lentement, sa vanité dêtre leur chef, sa
préoccupation constante de penser à leur place le
dégageaient, lui soufflaient lâme dun de ces
bourgeois quil exécrait.
Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle,
volé dans la lanterne dun roulier ; et ce fut un
grand soulagement pour Étienne. Lorsque les
ténèbres finissaient par lhébéter, par lui peser sur
le crâne à le rendre fou, il allumait un instant ;
puis, dès quil avait chassé le cauchemar, il
éteignait, avare de cette clarté nécessaire à sa vie,
autant que le pain. Le silence bourdonnait à ses
oreilles, il nentendait que la fuite dune bande de
724
rats, le craquement des vieux boisages, le petit
bruit dune araignée filant sa toile. Et les yeux
ouverts dans ce néant tiède, il retournait à son
idée fixe, à ce que les camarades faisaient là-haut.
Une défection de sa part lui aurait paru la
dernière des lâchetés. Sil se cachait ainsi, cétait
pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses
longues songeries avaient fixé son ambition : en
attendant mieux, il aurait voulu être Pluchart,
lâcher le travail, travailler uniquement à la
politique, mais seul, dans une chambre propre,
sous le prétexte que les travaux de tête absorbent
la vie entière et demandent beaucoup de calme.
Au commencement de la seconde semaine,
lenfant lui ayant dit que les gendarmes le
croyaient passé en Belgique, Étienne osa sortir de
son trou, dès la nuit tombée. Il désirait se rendre
compte de la situation, voir si lon devait
sentêter davantage. Lui, pensait la partie
compromise ; avant la grève, il doutait du
résultat, il avait simplement cédé aux faits ; et,
maintenant, après sêtre grisé de rébellion, il
revenait à ce premier doute, désespérant de faire
céder la Compagnie. Mais il ne se lavouait pas
725
encore, une angoisse le torturait, lorsquil
songeait aux misères de la défaite, à toute cette
lourde responsabilité de souffrance qui pèserait
sur lui. La fin de la grève, nétait-ce pas la fin de
son rôle, son ambition par terre, son existence
retombant à labrutissement de la mine et aux
dégoûts du coron ? Et, honnêtement, sans bas
calculs de mensonge, il sefforçait de retrouver sa
foi, de se prouver que la résistance restait
possible, que le capital allait se détruire luimême,
devant lhéroïque suicide du travail.
Cétait en effet, dans le pays entier, un long
retentissement de ruines. La nuit, lorsquil errait
par la campagne noire, ainsi quun loup hors de
son bois, il croyait entendre les effondrements
des faillites, dun bout de la plaine à lautre. Il ne
longeait plus, au bord des chemins, que des
usines fermées, mortes, dont les bâtiments
pourrissaient sous le ciel blafard. Les sucreries
surtout avaient souffert ; la sucrerie Hoton, la
sucrerie Fauvelle, après avoir réduit le nombre de
leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. À
la minoterie Dutilleul, la dernière meule sétait
arrêtée le deuxième samedi du mois, et la
726
corderie Bleuze pour les câbles de mine se
trouvait définitivement tuée par le chômage. Du
côté de Marchiennes, la situation saggravait
chaque jour : tous les feux éteints à la verrerie
Gagebois, des renvois continuels aux ateliers de
construction Sonneville, un seul des trois hauts
fourneaux des Forges allumé, pas une batterie des
fours à coke ne brûlant à lhorizon. La grève des
charbonniers de Montsou, née de la crise
industrielle qui empirait depuis deux ans, lavait
accrue, en précipitant la débâcle. Aux causes de
souffrance, larrêt des commandes de
lAmérique, lengorgement des capitaux
immobilisés dans un excès de production, se
joignait maintenant le manque imprévu de la
houille, pour les quelques chaudières qui
chauffaient encore ; et, là, était lagonie suprême,
ce pain des machines que les puits ne
fournissaient plus. Effrayée devant le malaise
général, la Compagnie, en diminuant son
extraction et en affamant ses mineurs, sétait
fatalement trouvée, dès la fin de décembre, sans
un morceau de charbon sur le carreau de ses
fosses. Tout se tenait, le fléau soufflait de loin,
727
une chute en entraînait une autre, les industries se
culbutaient en sécrasant, dans une série si rapide
de catastrophes, que les contrecoups
retentissaient jusquau fond des cités voisines,
Lille, Douai, Valenciennes, où les banquiers en
fuite ruinaient des familles.
Souvent, au coude dun chemin, Étienne
sarrêtait, dans la nuit glacée, pour écouter
pleuvoir les décombres. Il respirait fortement les
ténèbres, une joie du néant le prenait, un espoir
que le jour se lèverait sur lextermination du
vieux monde, plus une fortune debout, le niveau
égalitaire passé comme une faux, au ras du sol.
Mais les fosses de la Compagnie surtout
lintéressaient, dans ce massacre. Il se remettait
en marche, aveuglé dombre, il les visitait les
unes après les autres, heureux quand il apprenait
quelque nouveau dommage. Des éboulements
continuaient à se produire, dune gravité
croissante, à mesure que labandon des voies se
prolongeait. Au-dessus de la galerie nord de
Mirou, laffaissement du sol gagnait tellement,
que la route de Joiselle, sur un parcours de cent
mètres, sétait engloutie, comme dans la secousse
728
dun tremblement de terre ; et la Compagnie, sans
marchander, payait leurs champs disparus aux
propriétaires, inquiète du bruit soulevé autour de
ces accidents. Crèvecoeur et Madeleine, de roche
très ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. On
parlait de deux porions ensevelis à la Victoire ;
un coup deau avait inondé Feutry-Cantel ; il
faudrait murailler un kilomètre de galerie à Saint-
Thomas, où les bois, mal entretenus, cassaient de
toutes parts. Cétaient ainsi, dheure en heure, des
frais énormes, des brèches ouvertes dans les
dividendes des actionnaires, une rapide
destruction des fosses, qui devait finir, à la
longue, par manger les fameux deniers de
Montsou, centuplés en un siècle.
Alors, devant ces coups répétés, lespoir
renaissait chez Étienne, il finissait par croire
quun troisième mois de résistance achèverait le
monstre, la bête lasse et repue, accroupie là-bas
comme une idole, dans linconnu de son
tabernacle. Il savait quà la suite des troubles de
Montsou une vive émotion sétait emparée des
journaux de Paris, toute une polémique violente
entre les feuilles officieuses et les feuilles de
729
lopposition, des récits terrifiants, que lon
exploitait surtout contre lInternationale, dont
lEmpire prenait peur, après lavoir encouragée ;
et, la Régie nosant plus faire la sourde oreille,
deux des régisseurs avaient daigné venir pour une
enquête, mais dun air de regret, sans paraître
sinquiéter du dénouement, si désintéressés, que
trois jours après ils étaient repartis, en déclarant
que les choses allaient le mieux du monde.
Pourtant, on lui affirmait dautre part que ces
messieurs, durant leur séjour, siégeaient en
permanence, déployaient une activité fébrile,
enfoncés dans des affaires dont personne autour
deux ne soufflait mot. Et il les accusait de jouer
la confiance, il arrivait à traiter leur départ de
fuite affolée, certain maintenant du triomphe,
puisque ces terribles hommes lâchaient tout.
Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de
nouveau. La Compagnie avait les reins trop forts
pour quon les lui cassât si aisément : elle pouvait
perdre des millions, ce serait plus tard sur les
ouvriers quelle les rattraperait, en rognant leur
pain. Cette nuit-là, ayant poussé jusquà Jean-
Bart, il devina la vérité, quand un surveillant lui
730
conta quon parlait de céder Vandame à Montsou.
Cétait, disait-on, chez Deneulin, une misère
pitoyable, la misère des riches, le père malade
dimpuissance, vieilli par le souci de largent, les
filles luttant au milieu des fournisseurs, tâchant
de sauver leurs chemises. On souffrait moins
dans les corons affamés que dans cette maison de
bourgeois, où lon se cachait pour boire de leau.
Le travail navait pas repris à Jean-Bart, et il avait
fallu remplacer la pompe de Gaston-Marie ; sans
compter que, malgré toute la hâte mise, un
commencement dinondation sétait produit, qui
nécessitait de grandes dépenses. Deneulin venait
de risquer enfin sa demande dun emprunt de cent
mille francs aux Grégoire, dont le refus, attendu
dailleurs, lavait achevé : sils refusaient, cétait
par affection, afin de lui éviter une lutte
impossible ; et ils lui donnaient le conseil de
vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela
lenrageait de payer les frais de la grève, il
espérait dabord en mourir, le sang à la tête, le
cou étranglé dapoplexie. Puis, que faire ? il avait
écouté les offres. On le chicanait, on dépréciait
cette proie superbe, ce puits réparé, équipé à
731
neuf, où le manque davances paralysait seul
lexploitation. Bien heureux encore sil en tirait
de quoi désintéresser ses créanciers. Il sétait,
pendant deux jours, débattu contre les régisseurs
campés à Montsou, furieux de la façon tranquille
dont ils abusaient de ses embarras, leur criant
jamais, de sa voix retentissante. Et laffaire en
restait là, ils étaient retournés à Paris attendre
patiemment son dernier râle. Étienne flaira cette
compensation aux désastres, repris de
découragement devant la puissance invincible des
gros capitaux, si forts dans la bataille, quils
sengraissaient de la défaite en mangeant les
cadavres des petits, tombés à leur côté.
Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui
apporta une bonne nouvelle. Au Voreux, le
cuvelage du puits menaçait de crever, les eaux
filtraient de tous les joints ; et lon avait dû mettre
une équipe de charpentiers à la réparation, en
grande hâte.
Jusque-là, Étienne avait évité le Voreux,
inquiété par léternelle silhouette noire de la
sentinelle, plantée sur le terri, au-dessus de la
732
plaine. On ne pouvait léviter, elle dominait, elle
était, en lair, comme le drapeau du régiment.
Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre,
il se rendit à la fosse, où des camarades lui
expliquèrent le mauvais état du cuvelage : même
leur idée était quil y avait urgence à le refaire en
entier, ce qui aurait arrêté lextraction pendant
trois mois. Longtemps, il rôda, écoutant les
maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela
lui réjouissait le coeur, cette plaie quil fallait
panser.
Au petit jour, lorsquil rentra, il retrouva la
sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait
certainement. Il marchait, en songeant à ces
soldats, pris dans le peuple, et quon armait
contre le peuple. Comme le triomphe de la
révolution serait devenu facile, si larmée sétait
brusquement déclarée pour elle ! Il suffisait que
louvrier, que le paysan, dans les casernes, se
souvînt de son origine. Cétait le péril suprême, la
grande épouvante, dont les dents des bourgeois
claquaient, quand ils pensaient à une défection
possible des troupes. En deux heures, ils seraient
balayés, exterminés, avec les jouissances et les
733
abominations de leur vie inique. Déjà, lon disait
que des régiments entiers se trouvaient infectés
de socialisme. Était-ce vrai ? la justice allait-elle
venir, grâce aux cartouches distribuées par la
bourgeoisie ? Et, sautant à un autre espoir, le
jeune homme rêvait que le régiment dont les
postes gardaient les fosses passait à la grève,
fusillait la Compagnie en bloc et donnait enfin la
mine aux mineurs.
Il saperçut alors quil montait sur le terri, la
tête bourdonnante de ces réflexions. Pourquoi ne
causerait-il pas avec ce soldat ? Il saurait la
couleur de ses idées. Dun air indifférent, il
continuait de sapprocher, comme sil eût glané
les vieux bois, restés dans les déblais. La
sentinelle demeurait immobile.
Hein ? camarade, un fichu temps ! dit enfin
Étienne. Je crois que nous allons avoir de la
neige.
Cétait un petit soldat, très blond, avec une
douce figure pâle, criblée de taches de rousseur.
Il avait, dans sa capote, lembarras dune recrue.
Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il.
734
Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement
le ciel livide, cette aube enfumée, dont la suie
pesait comme du plomb, au loin, sur la plaine.
Quils sont bêtes de vous planter là, à vous
geler les os ! continua Étienne. Si lon ne dirait
pas que lon attend les Cosaques !... Avec ça, il
souffle toujours un vent, ici !
Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y
avait bien une cabane en pierres sèches, où le
vieux Bonnemort sabritait, par les nuits
douragan ; mais, la consigne étant de ne pas
quitter le sommet du terri, le soldat nen bougeait
pas, les mains si raides de froid, quil ne sentait
plus son arme. Il appartenait au poste de soixante
hommes qui gardait le Voreux ; et, comme cette
cruelle faction revenait fréquemment, il avait déjà
failli y rester, les pieds morts. Le métier voulait
ça, une obéissance passive achevait de
lengourdir, il répondait aux questions par des
mots bégayés denfant qui sommeille.
Vainement, pendant un quart dheure, Étienne
tâcha de le faire parler sur la politique. Il disait
oui, il disait non, sans avoir lair de comprendre ;
735
des camarades racontaient que le capitaine était
républicain ; quant à lui, il navait pas didée, ça
lui était égal. Si on lui commandait de tirer, il
tirerait, pour nêtre pas puni. Louvrier lécoutait,
saisi de la haine du peuple contre larmée, contre
ces frères dont on changeait le coeur, en leur
collant un pantalon rouge au derrière.
Alors, vous vous nommez ?
Jules.
Et doù êtes-vous ?
De Plogof, là-bas.
Au hasard, il avait allongé le bras. Cétait en
Bretagne, il nen savait pas davantage. Sa petite
figure pâle sanimait, il se mit à rire, réchauffé.
Jai ma mère et ma soeur. Elles mattendent
bien sûr. Ah ! ce ne sera pas pour demain...
Quand je suis parti, elles mont accompagné
jusquà Pont-lAbbé. Nous avions pris le cheval
aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes en
bas de la descente dAudierne. Le cousin Charles
nous attendait avec des saucisses, mais les
femmes pleuraient trop, ça nous restait dans la
736
gorge... Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! comme
cest loin, chez nous !
Ses yeux se mouillaient, sans quil cessât de
rire. La lande déserte de Plogof, cette sauvage
pointe du Raz battue des tempêtes, lui
apparaissait dans un éblouissement de soleil, à la
saison rose des bruyères.
Dites donc, demanda-t-il, si je nai pas de
punitions, est-ce que vous croyez quon me
donnera une permission dun mois, dans deux
ans ?
Alors, Étienne parla de la Provence, quil avait
quittée tout petit. Le jour grandissait, des flocons
de neige commençaient à voler dans le ciel
terreux. Et il finit par être pris dinquiétude, en
apercevant Jeanlin qui rôdait au milieu des
ronces, lair stupéfait de le voir là-haut. Dun
geste, lenfant le hélait. À quoi bon ce rêve de
fraterniser avec les soldats ? Il faudrait des
années et des années encore, sa tentative inutile le
désolait, comme sil avait compté réussir. Mais,
brusquement, il comprit le geste de Jeanlin : on
venait relever la sentinelle ; et il sen alla, il
737
rentra en courant se terrer à Réquillart, le coeur
crevé une fois de plus par la certitude de la
défaite ; pendant que le gamin, galopant près de
lui, accusait cette sale rosse de troupier davoir
appelé le poste pour tirer sur eux.
Au sommet du terri, Jules était resté immobile,
les regards perdus dans la neige qui tombait. Le
sergent sapprochait avec ses hommes, les cris
réglementaires furent échangés.
Qui vive ?... Avancez au mot de ralliement !
Et lon entendit les pas lourds repartir, sonnant
comme en pays conquis. Malgré le jour
grandissant, rien ne bougeait dans les corons, les
charbonniers se taisaient et senrageaient, sous la
botte militaire.
738
II
Depuis deux jours, la neige tombait ; elle avait
cessé le matin, une gelée intense glaçait
limmense nappe ; et ce pays noir, aux routes
dencre, aux murs et aux arbres poudrés des
poussières de la houille, était tout blanc, dune
blancheur unique, à linfini. Sous la neige, le
coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme
disparu. Pas une fumée ne sortait des toitures. Les
maisons sans feu, aussi froides que les pierres des
chemins, ne fondaient pas lépaisse couche des
tuiles. Ce nétait plus quune carrière de dalles
blanches, dans la plaine blanche, une vision de
village mort, drapé de son linceul. Le long des
rues, les patrouilles qui passaient avaient seules
laissé le gâchis boueux de leur piétinement.
Chez les Maheu, la dernière pelletée
descarbilles était brûlée depuis la veille ; et il ne
fallait plus songer à la glane sur le terri, par ce
739
terrible temps, lorsque les moineaux eux-mêmes
ne trouvaient pas un brin dherbe. Alzire, pour
sêtre entêtée, ses pauvres mains fouillant la
neige, se mourait. La Maheude avait dû
lenvelopper dans un lambeau de couverture, en
attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui elle
était allée deux fois déjà, sans pouvoir le
rencontrer ; la bonne venait cependant de
promettre que Monsieur passerait au coron avant
la nuit, et la mère guettait, debout devant la
fenêtre, tandis que la petite malade, qui avait
voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec
lillusion quil faisait meilleur là, près du
fourneau refroidi. Le vieux Bonnemort, en face,
les jambes reprises, semblait dormir. Ni Lénore
ni Henri nétaient rentrés, battant les routes en
compagnie de Jeanlin, pour demander des sous.
Au travers de la pièce nue, Maheu seul marchait
pesamment, butait à chaque tour contre le mur, de
lair stupide dune bête qui ne voit plus sa cage.
Le pétrole aussi était fini ; mais le reflet de la
neige, au-dehors, restait si blanc, quil éclairait
vaguement la pièce, malgré la nuit tombée.
Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque
740
poussa la porte en coup de vent, hors delle,
criant dès le seuil à la Maheude :
Alors, cest toi qui as dit que je forçais mon
logeur à me donner vingt sous, quand il couchait
avec moi !
Lautre haussa les épaules.
Tu membêtes, je nai rien dit... Dabord, qui
ta dit ça ?
On ma dit que tu las dit, tu nas pas besoin
de savoir... Même tu as dit que tu nous entendais
bien faire nos saletés derrière ta cloison, et que la
crasse samassait chez nous parce que jétais
toujours sur le dos... Dis encore que tu ne las pas
dit, hein !
Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite
du continuel bavardage des femmes. Entre les
ménages surtout qui logeaient porte à porte, les
brouilles et les réconciliations étaient
quotidiennes. Mais jamais une méchanceté si
aigre ne les avait jetés les uns sur les autres.
Depuis la grève, la faim exaspérait les rancunes,
on avait le besoin de cogner : une explication
741
entre deux commères finissait par une tuerie entre
les deux hommes.
Justement, Levaque arrivait à son tour, en
amenant de force Bouteloup.
Voici le camarade, quil dise un peu sil a
donné vingt sous à ma femme, pour coucher
avec.
Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa
grande barbe, protestait, bégayait.
Oh ! ça, non, jamais rien, jamais !
Du coup, Levaque devint menaçant, le poing
sous le nez de Maheu.
Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une
femme comme ça, on lui casse les reins... Cest
donc que tu crois ce quelle a dit ?
Mais, nom de Dieu ! sécria Maheu, furieux
dêtre tiré de son accablement, quest-ce que cest
encore que tous ces potins ? Est-ce quon na pas
assez de ses misères ? Fous-moi la paix ou je
tape !... Et, dabord, qui a dit que ma femme
lavait dit ?
Qui la dit ?... Cest la Pierronne qui la dit.
742
La Maheude éclata dun rire aigu ; et, revenant
vers la Levaque :
Ah ! cest la Pierronne... Eh bien ! je puis te
dire ce quelle ma dit, à moi. Oui ! elle ma dit
que tu couchais avec tes deux hommes, lun
dessous et lautre dessus !
Dès lors, il ne fut plus possible de sentendre.
Tous se fâchaient, les Levaque renvoyaient
comme réponse aux Maheu que la Pierronne en
avait dit bien dautres sur leur compte, et quils
avaient vendu Catherine, et quils sétaient
pourris ensemble, jusquaux petits, avec une
saleté prise par Étienne au Volcan.
Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. Cest
bon ! jy vais, moi, et si elle dit quelle la dit, je
lui colle ma main sur la gueule.
Il sétait élancé dehors, les Levaque le
suivirent pour témoigner, tandis que Bouteloup,
ayant horreur des disputes, rentrait furtivement.
Allumée par lexplication, la Maheude sortait
aussi, lorsquune plainte dAlzire la retint. Elle
croisa les bouts de la couverture sur le corps
frissonnant de la petite, elle retourna se planter
743
devant la fenêtre, les yeux perdus. Et ce médecin
qui narrivait pas !
À la porte des Pierron, Maheu et les Levaque
rencontrèrent Lydie, qui piétinait dans la neige.
La maison était close, un filet de lumière passait
par la fente dun volet ; et lenfant répondit
dabord avec gêne aux questions : non, son papa
ny était pas, il était allé au lavoir rejoindre la
mère Brûlé, pour rapporter le paquet de linge.
Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa
maman faisait. Enfin, elle lâcha tout, dans un rire
sournois de rancune : sa maman lavait flanquée à
la porte, parce que monsieur Dansaert était là, et
quelle les empêchait de causer. Celui-ci, depuis
le matin, se promenait dans le coron, avec deux
gendarmes, tâchant de racoler des ouvriers,
pesant sur les faibles, annonçant partout que, si
lon ne descendait pas le lundi au Voreux, la
Compagnie était décidée à embaucher des
Borains. Et, comme la nuit tombait, il avait
renvoyé les gendarmes, en trouvant la Pierronne
seule ; puis, il était resté chez elle à boire un verre
de genièvre, devant le bon feu.
744
Chut ! taisez-vous, faut les voir ! murmura
Levaque, avec un rire de paillardise. On
sexpliquera tout à lheure... Va-ten, toi, petite
garce !
Lydie recula de quelques pas, pendant quil
mettait un oeil à la fente du volet. Il étouffa de
petits cris, son échine se renflait, dans un
frémissement. À son tour, la Levaque regarda ;
mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la
dégoûtait. Maheu, qui lavait poussée, voulant
voir aussi, déclara quon en avait pour son argent.
Et ils recommencèrent, à la file, chacun son coup
doeil, ainsi quà la comédie. La salle, reluisante
de propreté, ségayait du grand feu ; il y avait des
gâteaux sur la table, avec une bouteille et des
verres ; enfin, une vraie noce. Si bien que ce
quils voyaient là-dedans finissait par exaspérer
les deux hommes, qui, en dautres circonstances,
en auraient rigolé six mois. Quelle se fit bourrer
jusquà la gorge, les jupes en lair, cétait drôle.
Mais, nom de Dieu ! est-ce que ce nétait pas
cochon, de se payer ça devant un si grand feu, et
de se donner des forces avec des biscuits, lorsque
les camarades navaient ni une fichette de pain, ni
745
une escarbille de houille ?
Vlà papa ! cria Lydie en se sauvant.
Pierron revenait tranquillement du lavoir, le
paquet de linge sur une épaule. Tout de suite,
Maheu linterpella.
Dis donc, on ma dit que ta femme avait dit
que javais vendu Catherine et que nous nous
étions tous pourris à la maison... Et, chez toi,
quest-ce quil te la paie, ta femme, le monsieur
qui est en train de lui user la peau ?
Pierron ne comprenait pas, lorsque la
Pierronne, prise de peur en entendant le tumulte
des voix, perdit la tête au point dentrebâiller la
porte, pour se rendre compte. On laperçut toute
rouge, le corsage ouvert, la jupe encore remontée,
accrochée à la ceinture ; tandis que, dans le fond,
Dansaert se reculottait éperdument. Le maîtreporion
se sauva, disparut, tremblant quune
pareille histoire narrivât aux oreilles du
directeur. Alors, ce fut un scandale affreux, des
rires, des huées, des injures.
Toi qui dis toujours des autres quelles sont
746
sales, criait la Levaque à la Pierronne, ce nest
pas étonnant que tu sois propre, si tu te fais
récurer par les chefs !
Ah ! ça lui va, de parler ! reprenait Levaque.
En voilà une salope qui a dit que ma femme
couchait avec moi et le logeur, lun dessous et
lautre dessus !... Oui, oui, on ma dit que tu las
dit.
Mais la Pierronne, calmée, tenait tête aux gros
mots, très méprisante, dans sa certitude dêtre la
plus belle et la plus riche.
Jai dit ce que jai dit, fichez-moi la paix,
hein !... Est-ce que ça vous regarde, mes affaires,
tas de jaloux qui nous en voulez, parce que nous
mettons de largent à la caisse dépargne ! Allez,
allez, vous aurez beau dire, mon mari sait bien
pourquoi monsieur Dansaert était chez nous.
En effet, Pierron semportait, défendait sa
femme. La querelle tourna, on le traita de vendu,
de mouchard, de chien de la Compagnie, on
laccusa de senfermer pour se gaver des bons
morceaux, dont les chefs lui payaient ses
traîtrises. Lui, répliquait, prétendait que Maheu
747
lui avait glissé des menaces sous sa porte, un
papier où se trouvaient deux os de mort en croix,
avec un poignard au-dessus. Et cela se termina
forcément par un massacre entre les hommes,
comme toutes les querelles de femmes, depuis
que la faim enrageait les plus doux. Maheu et
Levaque sétaient rués sur Pierron à coups de
poing, il fallut les séparer.
Le sang coulait à flots du nez de son gendre,
lorsque la Brûlé, à son tour, arriva du lavoir. Mise
au courant, elle se contenta de dire :
Ce cochon-là me déshonore.
La rue redevint déserte, pas une ombre ne
tachait la blancheur nue de la neige ; et le coron,
retombé à son immobilité de mort, crevait de
faim sous le froid intense.
Et le médecin ? demanda Maheu, en
refermant la porte.
Pas venu, répondit la Maheude, toujours
debout devant la fenêtre.
Les petits sont rentrés ?
Non, pas rentrés.
748
Maheu reprit sa marche lourde, dun mur à
lautre, de son air de boeuf assommé. Raidi sur sa
chaise, le père Bonnemort navait pas même levé
la tête. Alzire non plus ne disait rien, tâchait de
ne pas trembler, pour leur éviter de la peine ;
mais, malgré son courage à souffrir, elle tremblait
si fort par moments, quon entendait contre la
couverture le frisson de son maigre corps de
fillette infirme ; pendant que, de ses grands yeux
ouverts, elle regardait au plafond le pâle reflet
des jardins tout blancs, qui éclairait la pièce
dune lueur de lune.
Cétait, maintenant, lagonie dernière, la
maison vidée, tombée au dénuement final. Les
toiles des matelas avaient suivi la laine chez la
brocanteuse ; puis les draps étaient partis, le
linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on
avait vendu deux sous un mouchoir du grandpère.
Des larmes coulaient, à chaque objet du
pauvre ménage dont il fallait se séparer, et la
mère se lamentait encore davoir emporté un jour,
dans sa jupe, la boîte de carton rose, lancien
cadeau de son homme, comme on emporterait un
enfant, pour sen débarrasser sous une porte. Ils
749
étaient nus, ils navaient plus à vendre que leur
peau, si entamée, si compromise, que personne
nen aurait donné un liard. Aussi ne prenaient-ils
même pas la peine de chercher, ils savaient quil
ny avait rien, que cétait la fin de tout, quils ne
devaient espérer ni une chandelle, ni un morceau
de charbon, ni une pomme de terre ; et ils
attendaient den mourir, ils ne se fâchaient que
pour les enfants, car cette cruauté inutile les
révoltait, davoir fichu une maladie à la petite,
avant de létrangler.
Enfin, le voilà ! dit la Maheude.
Une forme noire passait devant la fenêtre. La
porte souvrit. Mais ce nétait point le docteur
Vanderhaghen, ils reconnurent le nouveau curé,
labbé Ranvier, qui ne parut pas surpris de
tomber dans cette maison morte, sans lumière,
sans feu, sans pain. Déjà, il sortait de trois autres
maisons voisines, allant de famille en famille,
racolant des hommes de bonne volonté, ainsi que
Dansaert avec ses gendarmes ; et, tout de suite, il
expliqua, de sa voix fiévreuse de sectaire.
Pourquoi nêtes-vous pas venus à la messe
750
dimanche, mes enfants ? Vous avez tort, lÉglise
seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi
de venir dimanche prochain.
Maheu, après lavoir regardé, sétait remis en
marche, pesamment, sans une parole. Ce fut la
Maheude qui répondit.
À la messe, monsieur le curé, pour quoi
faire ? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de
nous ?... Tenez ! quest-ce que lui a fait ma petite,
qui est là, à trembler la fièvre ? Nous navions
pas assez de misère, nest-ce pas ? il fallait quil
me la rendît malade, lorsque je ne puis seulement
lui donner une tasse de tisane chaude.
Alors, debout, le prêtre parla longuement. Il
exploitait la grève, cette misère affreuse, cette
rancune exaspérée de la faim, avec lardeur dun
missionnaire qui prêche des sauvages, pour la
gloire de sa religion. Il disait que lÉglise était
avec les pauvres, quelle ferait un jour triompher
la justice, en appelant la colère de Dieu sur les
iniquités des riches. Et ce jour luirait bientôt, car
les riches avaient pris la place de Dieu, en étaient
arrivés à gouverner sans Dieu, dans leur vol
751
impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers voulaient
le juste partage des biens de la terre, ils devaient
sen remettre tout de suite aux mains des prêtres,
comme à la mort de Jésus les petits et les
humbles sétaient groupés autour des apôtres.
Quelle force aurait le pape, de quelle armée
disposerait le clergé, lorsquil commanderait à la
foule innombrable des travailleurs ! En une
semaine, on purgerait le monde des méchants, on
chasserait les maîtres indignes, ce serait enfin le
vrai règne de Dieu, chacun récompensé selon ses
mérites, la loi du travail réglant le bonheur
universel.
La Maheude, qui lécoutait, croyait entendre
Étienne, aux veillées de lautomne, lorsquil leur
annonçait la fin de leurs maux. Seulement, elle
sétait toujours méfiée des soutanes.
Cest très bien, ce que vous racontez là,
monsieur le curé, dit-elle.
Mais cest donc que vous ne vous accordez
plus avec les bourgeois... Tous nos autres curés
dînaient à la Direction, et nous menaçaient du
diable, dès que nous demandions du pain.
752
Il recommença, il parla du déplorable
malentendu entre lÉglise et le peuple.
Maintenant, en phrases voilées, il frappait sur les
curés des villes, sur les évêques, sur le haut
clergé, repu de jouissance, gorgé de domination,
pactisant avec la bourgeoisie libérale, dans
limbécillité de son aveuglement, sans voir que
cétait cette bourgeoisie qui le dépossédait de
lempire du monde. La délivrance viendrait des
prêtres de campagne, tous se lèveraient pour
rétablir le royaume du Christ, avec laide des
misérables ; et il semblait être déjà à leur tête, il
redressait sa taille osseuse, en chef de bande, en
révolutionnaire de lÉvangile, les yeux emplis
dune telle lumière, quils éclairaient la salle
obscure. Cette ardente prédication lemportait en
paroles mystiques, depuis longtemps les pauvres
gens ne le comprenaient plus.
Il ny a pas besoin de tant de paroles, grogna
brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de
commencer par nous apporter un pain.
Venez dimanche à la messe, sécria le prêtre,
Dieu pourvoira à tout !
753
Et il sen alla, il entra catéchiser les Levaque à
leur tour, si haut dans son rêve du triomphe final
de lÉglise, ayant pour les faits un tel dédain,
quil courait ainsi les corons, sans aumônes, les
mains vides au travers de cette armée mourant de
faim, en pauvre diable lui-même qui regardait la
souffrance comme laiguillon du salut.
Maheu marchait toujours, on nentendait que
cet ébranlement régulier, dont les dalles
tremblaient. Il y eut un bruit de poulie mangée de
rouille, le vieux Bonnemort cracha dans la
cheminée froide. Puis, la cadence des pas
recommença. Alzire, assoupie par la fièvre,
sétait mise à délirer à voix basse, riant, croyant
quil faisait chaud et quelle jouait au soleil.
Sacré bon sort ! murmura la Maheude, après
lui avoir touché les joues, la voilà qui brûle à
présent... Je nattends plus ce cochon, les
brigands lui auront défendu de venir.
Elle parlait du docteur et de la Compagnie.
Pourtant, elle eut une exclamation de joie, en
voyant la porte souvrir à nouveau. Mais ses bras
retombèrent, elle resta toute droite, le visage
754
sombre.
Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsquil
eut soigneusement refermé la porte.
Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. Les
Maheu, dès le second jour, avaient appris sa
retraite. Mais ils gardaient le secret, personne
dans le coron ne savait au juste ce quétait
devenu le jeune homme. Cela lentourait dune
légende. On continuait à croire en lui, des bruits
mystérieux couraient : il allait reparaître avec une
armée, avec des caisses pleines dor ; et cétait
toujours lattente religieuse dun miracle, lidéal
réalisé, lentrée brusque dans la cité de justice
quil leur avait promise. Les uns disaient lavoir
vu au fond dune calèche, en compagnie de trois
messieurs, sur la route de Marchiennes ; dautres
affirmaient quil était encore pour deux jours en
Angleterre. À la longue, cependant, la méfiance
commençait, des farceurs laccusaient de se
cacher dans une cave, où la Mouquette lui tenait
chaud ; car cette liaison connue lui avait fait du
tort. Cétait, au milieu de sa popularité, une lente
désaffection, la sourde poussée des convaincus
755
pris de désespoir, et dont le nombre, peu à peu,
devait grossir.
Quel chien de temps ! ajouta-t-il. Et vous,
rien de nouveau, toujours de pire en pire ?... On
ma dit que le petit Négrel était parti en Belgique
chercher des Borains. Ah ! nom de Dieu, nous
sommes fichus, si cest vrai !
Un frisson lavait saisi, en entrant dans cette
pièce glacée et obscure, où ses yeux durent
saccoutumer pour voir les malheureux, quil y
devinait, à un redoublement dombre. Il éprouvait
cette répugnance, ce malaise de louvrier sorti de
sa classe, affiné par létude, travaillé par
lambition. Quelle misère, et lodeur, et les corps
en tas, et la pitié affreuse qui le serrait à la
gorge ! Le spectacle de cette agonie le
bouleversait à un tel point, quil cherchait des
paroles, pour leur conseiller la soumission.
Mais, violemment, Maheu sétait planté
devant lui, criant :
Des Borains ! ils noseront pas, les jeanfoutre
!... Quils fassent donc entendre des
Borains, sils veulent que nous démolissions les
756
fosses !
Dun air de gêne, Étienne expliqua quon ne
pourrait pas bouger, que les soldats qui gardaient
les fosses protégeraient la descente des ouvriers
belges. Et Maheu serrait les poings, irrité surtout,
comme il disait, davoir ces baïonnettes dans le
dos. Alors, les charbonniers nétaient plus les
maîtres chez eux ? on les traitait donc en
galériens, pour les forcer au travail, le fusil
chargé ? Il aimait son puits, ça lui faisait une
grosse peine de ny être pas descendu depuis
deux mois. Aussi voyait-il rouge, à lidée de cette
injure, de ces étrangers quon menaçait dy
introduire. Puis, le souvenir quon lui avait rendu
son livret lui creva le coeur.
Je ne sais pas pourquoi je me fâche,
murmura-t-il. Moi, je nen suis plus, de leur
baraque... Quand ils mauront chassé dici, je
pourrai bien crever sur la route.
Laisse donc ! dit Étienne. Si tu veux, ils te le
reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas
les bons ouvriers.
Il sinterrompit, étonné dentendre Alzire, qui
757
riait doucement, dans le délire de sa fièvre. Il
navait encore distingué que lombre raidie du
père Bonnemort, et cette gaieté denfant malade
leffrayait. Cétait trop, cette fois, si les petits se
mettaient à en mourir. La voix tremblante, il se
décida.
Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes
foutus... Il faut se rendre.
La Maheude, immobile et silencieuse jusquelà,
éclata tout dun coup, lui cria dans la face, en
le tutoyant et en jurant comme un homme :
Quest-ce que tu dis ? Cest toi qui dis ça,
nom de Dieu !
Il voulut donner des raisons, mais elle ne le
laissait point parler.
Ne répète pas, nom de Dieu ! ou, toute
femme que je suis, je te flanque ma main sur la
figure... Alors, nous aurions crevé pendant deux
mois, jaurais vendu mon ménage, mes petits en
seraient tombés malades, et il ny aurait rien de
fait, et linjustice recommencerait !... Ah ! voistu,
quand je songe à ça, le sang métouffe. Non !
758
non ! moi, je brûlerais tout, je tuerais tout
maintenant, plutôt que de me rendre.
Elle désigna Maheu dans lobscurité, dun
grand geste menaçant.
Écoute ça, si mon homme retourne à la
fosse, cest moi qui lattendrai sur la route, pour
lui cracher au visage et le traiter de lâche !
Étienne ne la voyait pas, mais il sentait une
chaleur, comme une haleine de bête aboyante ; et
il avait reculé, saisi, devant cet enragement qui
était son oeuvre. Il la trouvait si changée, quil ne
la reconnaissait plus, de tant de sagesse autrefois,
lui reprochant sa violence, disant quon ne doit
souhaiter la mort de personne, puis à cette heure
refusant dentendre la raison, parlant de tuer le
monde. Ce nétait plus lui, cétait elle qui causait
politique, qui voulait balayer dun coup les
bourgeois, qui réclamait la république et la
guillotine, pour débarrasser la terre de ces voleurs
de riches, engraissés du travail des meurt-defaim.
Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais...
En voilà assez, peut-être ! notre tour est venu, tu
759
le disais toi-même... Quand je pense que le père,
le grand-père, le père du grand-père, tous ceux
dauparavant, ont souffert ce que nous souffrons,
et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront
encore, ça me rend folle, je prendrais un
couteau... Lautre jour, nous nen avons pas fait
assez. Nous aurions dû foutre Montsou par terre,
jusquà la dernière brique. Et, tu ne sais pas ? je
nai quun regret, cest de navoir pas laissé le
vieux étrangler la fille de la Piolaine... On laisse
bien la faim étrangler mes petits, à moi !
Ses paroles tombaient comme des coups de
hache, dans la nuit. Lhorizon fermé navait pas
voulu souvrir, lidéal impossible tournait en
poison, au fond de ce crâne fêlé par la douleur.
Vous mavez mal compris, put encore dire
Étienne, qui battait en retraite. On devrait arriver
à une entente avec la Compagnie : je sais que les
puits souffrent beaucoup, sans doute elle
consentirait à un arrangement.
Non, rien du tout ! hurla-t-elle.
Justement, Lénore et Henri, qui rentraient,
arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait
760
bien donné deux sous ; mais, comme la soeur
allongeait toujours des coups de pied au petit
frère, les deux sous étaient tombés dans la neige ;
et, Jeanlin sétant mis à les chercher avec eux, on
ne les avait plus retrouvés.
Où est-il, Jeanlin ?
Maman, il a filé, il a dit quil avait des
affaires.
Étienne écoutait, le coeur fendu. Jadis, elle
menaçait de les tuer, sils tendaient jamais la
main. Aujourdhui, elle les envoyait elle-même
sur les routes, elle parlait dy aller tous, les dix
mille charbonniers de Montsou, prenant le bâton
et la besace des vieux pauvres, battant le pays
épouvanté.
Alors, langoisse grandit encore, dans la pièce
noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils
voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas
et ils grognèrent, se traînèrent, finirent par écraser
les pieds de leur soeur mourante, qui eut un
gémissement. Hors delle, la mère les gifla, au
hasard des ténèbres. Puis, comme ils criaient plus
fort en demandant du pain, elle fondit en larmes,
761
tomba assise sur le carreau, les saisit dune seule
étreinte, eux et la petite infirme ; et, longuement,
ses pleurs coulèrent, dans une détente nerveuse
qui la laissait molle, anéantie, bégayant à vingt
reprises la même phrase, appelant la mort :
« Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas ?
mon Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir ! »
Le grand-père gardait son immobilité de vieil
arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le
père marchait de la cheminée au buffet, sans
tourner la tête.
Mais la porte souvrit, et cette fois cétait le
docteur Vanderhaghen.
Diable ! dit-il, la chandelle ne vous abîmera
pas la vue... Dépêchons, je suis pressé.
Ainsi quà lordinaire, il grondait, éreinté de
besogne. Il avait heureusement des allumettes, le
père dut en enflammer six, une à une, et les tenir,
pour quil pût examiner la malade. Déballée de sa
couverture, elle grelottait sous cette lueur
vacillante, dune maigreur doiseau agonisant
dans la neige, si chétive quon ne voyait plus que
sa bosse. Elle souriait pourtant, dun sourire
762
égaré de moribonde, les yeux très grands, tandis
que ses pauvres mains se crispaient sur sa
poitrine creuse. Et, comme la mère, suffoquée,
demandait si cétait raisonnable de prendre, avant
elle, la seule enfant qui laidât au ménage, si
intelligente, si douce, le docteur se fâcha.
Tiens ! la voilà qui passe... Elle est morte de
faim, ta sacrée gamine. Et elle nest pas la seule,
jen ai vu une autre, à côté... Vous mappelez,
tous, je ny peux rien, cest de la viande quil faut
pour vous guérir.
Maheu, les doigts brûlés, avait lâché
lallumette ; et les ténèbres retombèrent sur le
petit cadavre encore chaud. Le médecin était
reparti en courant. Étienne nentendait plus dans
la pièce noire que les sanglots de la Maheude, qui
répétait son appel de mort, cette lamentation
lugubre et sans fin.
Mon Dieu, cest mon tour, prenez-moi !...
Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres,
par pitié, pour en finir !
763
III
Ce dimanche-là, dès huit heures, Souvarine
resta seul dans la salle de lAvantage, à sa place
accoutumée, la tête contre le mur. Plus un
charbonnier ne savait où prendre les deux sous
dune chope, jamais les débits navaient eu moins
de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile
au comptoir, gardait-elle un silence irrité ;
pendant que Rasseneur, debout devant la
cheminée de fonte, semblait suivre, dun air
réfléchi, la fumée rousse du charbon.
Brusquement, dans cette paix lourde des
pièces trop chauffées, trois petits coups secs,
tapés contre une vitre de la fenêtre, firent tourner
la tête à Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le
signal dont plusieurs fois déjà Étienne sétait
servi pour lappeler, lorsquil le voyait du dehors
fumant sa cigarette, assis à une table vide. Mais,
avant que le machineur eût gagné la porte,
764
Rasseneur lavait ouverte ; et, reconnaissant
lhomme qui était là, dans la clarté de la fenêtre,
il lui disait :
Est-ce que tu as peur que je ne te vende ?...
Vous serez mieux pour causer ici que sur la route.
Étienne entra. Madame Rasseneur lui offrit
poliment une chope, quil refusa dun geste. Le
cabaretier ajoutait :
Il y a longtemps que jai deviné où tu te
caches. Si jétais un mouchard comme tes amis le
disent, je taurais depuis huit jours envoyé les
gendarmes.
Tu nas pas besoin de te défendre, répondit
le jeune homme, je sais que tu nas jamais mangé
de ce pain-là... On peut ne pas avoir les mêmes
idées et sestimer tout de même.
Et le silence régna de nouveau. Souvarine
avait repris sa chaise, le dos à la muraille, les
yeux perdus sur la fumée de sa cigarette ; mais
ses doigts fébriles étaient agités dune inquiétude,
il les promenait le long de ses genoux, cherchant
le poil tiède de Pologne, absente ce soir-là ; et
765
cétait un malaise inconscient, une chose qui lui
manquait, sans quil sût au juste laquelle.
Assis de lautre côté de la table, Étienne dit
enfin :
Cest demain que le travail reprend au
Voreux. Les Belges sont arrivés avec le petit
Négrel.
Oui, on les a débarqués à la nuit tombée,
murmura Rasseneur resté debout. Pourvu quon
ne se tue pas encore !
Puis, haussant la voix :
Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à
nous disputer, seulement ça finira par du vilain, si
vous vous entêtez davantage... Tiens ! votre
histoire est tout à fait celle de ton Internationale.
Jai rencontré Pluchart avant-hier à Lille, où
javais des affaires. Ça se détraque, sa machine,
paraît-il.
Il donna des détails. LAssociation, après
avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans
un élan de propagande, dont la bourgeoisie
frissonnait encore, était maintenant dévorée,
766
détruite un peu chaque jour, par la bataille
intérieure des vanités et des ambitions. Depuis
que les anarchistes y triomphaient, chassant les
évolutionnistes de la première heure, tout
craquait, le but primitif, la réforme du salariat, se
noyait au milieu du tiraillement des sectes, les
cadres savants se désorganisaient dans la haine de
la discipline. Et déjà lon pouvait prévoir
lavortement final de cette levée en masse, qui
avait menacé un instant demporter dune haleine
la vieille société pourrie.
Pluchart en est malade, poursuivit
Rasseneur. Avec ça, il na plus de voix du tout.
Pourtant, il parle quand même, il veut aller parler
à Paris... Et il ma répété à trois reprises que notre
grève était fichue.
Étienne, les yeux à terre, le laissait tout dire,
sans linterrompre. La veille, il avait causé avec
des camarades, il sentait passer sur lui des
souffles de rancune et de soupçon, ces premiers
souffles de limpopularité, qui annoncent la
défaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas
avouer son abattement, en face dun homme qui
767
lui avait prédit que la foule le huerait à son tour,
le jour où elle aurait à se venger dun mécompte.
Sans doute la grève est fichue, je le sais
aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais cétait
prévu, ça. Nous lavons accepté à contrecoeur,
cette grève, nous ne comptions pas en finir avec
la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met
à espérer des choses, et quand ça tourne mal, on
oublie quon devait sy attendre, on se lamente et
on se dispute comme devant une catastrophe
tombée du ciel.
Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la
partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre
raison aux camarades ?
Le jeune homme le regarda fixement.
Écoute, en voilà assez... Tu as tes idées, jai
les miennes. Je suis entré chez toi, pour te
montrer que je testime quand même. Mais je
pense toujours que, si nous crevons à la peine,
nos carcasses daffamés serviront plus la cause
du peuple que toute ta politique dhomme sage...
Ah ! si un de ces cochons de soldats pouvait me
loger une balle en plein coeur, comme ce serait
768
crâne de finir ainsi !
Ses yeux sétaient mouillés, dans ce cri où
éclatait le secret désir du vaincu, le refuge où il
aurait voulu perdre à jamais son tourment.
Bien dit ! déclara madame Rasseneur, qui,
dun regard, jetait à son mari tout le dédain de ses
opinions radicales.
Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses
mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu.
Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites
dents pointues, sensauvageait dans une rêverie
mystique, où passaient des visions sanglantes. Et
il sétait mis à rêver tout haut, il répondait à une
parole de Rasseneur sur lInternationale, saisie
au milieu de la conversation.
Tous sont des lâches, il ny avait quun
homme pour faire de leur machine linstrument
terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir,
personne ne veut, et cest pourquoi la révolution
avortera une fois encore.
Il continua, dune voix de dégoût, à se
lamenter sur limbécillité des hommes, pendant
769
que les deux autres restaient troublés de ces
confidences de somnambule, faites aux ténèbres.
En Russie, rien ne marchait, il était désespéré des
nouvelles quil avait reçues. Ses anciens
camarades tournaient tous aux politiciens, les
fameux nihilistes dont lEurope tremblait, des fils
de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne
sélevaient pas au-delà de la libération nationale,
semblaient croire à la délivrance du monde,
quand ils auraient tué le despote ; et, dès quil
leur parlait de raser la vieille humanité comme
une moisson mûre, dès quil prononçait même le
mot enfantin de république, il se sentait
incompris, inquiétant, déclassé désormais, enrôlé
parmi les princes ratés du cosmopolitisme
révolutionnaire. Son coeur de patriote se débattait
pourtant, cétait avec une amertume douloureuse
quil répétait son mot favori :
Des bêtises !... Jamais ils nen sortiront, avec
leurs bêtises !
Puis, baissant encore la voix, en phrases
amères, il dit son ancien rêve de fraternité. Il
navait renoncé à son rang et à sa fortune, il ne
770
sétait mis avec les ouvriers, que dans lespoir de
voir se fonder enfin cette société nouvelle du
travail en commun. Tous les sous de ses poches
avaient longtemps passé aux galopins du coron, il
sétait montré pour les charbonniers dune
tendresse de frère, souriant à leur défiance, les
conquérant par son air tranquille douvrier exact
et peu causeur. Mais, décidément, la fusion ne se
faisait pas, il leur demeurait étranger, avec son
mépris de tous les liens, sa volonté de se garder
brave, en dehors des glorioles et des jouissances.
Et il était surtout, depuis le matin, exaspéré par la
lecture dun fait divers qui courait les journaux.
Sa voix changea, ses yeux séclaircirent, se
fixèrent sur Étienne, et il sadressa directement à
lui.
Comprends-tu ça, toi ? ces ouvriers
chapeliers de Marseille qui ont gagné le gros lot
de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont
acheté de la rente, en déclarant quils allaient
vivre sans rien faire !... Oui, cest votre idée, à
vous tous, les ouvriers français, déterrer un trésor,
pour le manger seul ensuite, dans un coin
771
dégoïsme et de fainéantise. Vous avez beau crier
contre les riches, le courage vous manque de
rendre aux pauvres largent que la fortune vous
envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur,
tant que vous aurez quelque chose à vous, et que
votre haine des bourgeois viendra uniquement de
votre besoin enragé dêtre des bourgeois à leur
place.
Rasseneur éclata de rire, lidée que les deux
ouvriers de Marseille auraient dû renoncer au
gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine
blêmissait, son visage décomposé devenait
effrayant, dans une de ces colères religieuses qui
exterminent les peuples. Il cria :
Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la
pourriture. Il naîtra, celui qui anéantira votre race
de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez ! vous
voyez mes mains, si mes mains le pouvaient,
elles prendraient la terre comme ça, elles la
secoueraient jusquà la casser en miettes, pour
que vous restiez tous sous les décombres.
Bien dit ! répéta madame Rasseneur, de son
air poli et convaincu.
772
Il se fit encore un silence. Puis, Étienne
reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait
Souvarine sur les dispositions quon avait prises,
au Voreux. Mais le machineur, retombé dans sa
préoccupation, répondait à peine, savait
seulement quon devait distribuer des cartouches
aux soldats qui gardaient la fosse ; et linquiétude
nerveuse de ses doigts sur ses genoux saggravait
à un tel point, quil finit par avoir conscience de
ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du
lapin familier.
Où donc est Pologne ? demanda-t-il.
Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant
sa femme. Après une courte gêne, il se décida.
Pologne ? elle est au chaud.
Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse
lapine, blessée sans doute, navait plus fait que
des lapins morts ; et, pour ne pas nourrir une
bouche inutile, on sétait résigné, le jour même, à
laccommoder aux pommes de terre.
Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir...
Hein ? tu ten es léché les doigts !
773
Souvarine navait pas compris dabord. Puis, il
devint très pâle, une nausée contracta son
menton ; tandis que, malgré sa volonté de
stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient ses
paupières.
Mais on neut pas le temps de remarquer cette
émotion, la porte sétait brutalement ouverte, et
Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine.
Après sêtre grisé de bière et de fanfaronnades
dans tous les cabarets de Montsou, lidée lui était
venue daller à lAvantage montrer aux anciens
amis quil navait pas peur. Il entra, en disant à sa
maîtresse :
Nom de Dieu ! je te dis que tu vas boire une
chope là-dedans, je casse la gueule au premier
qui me regarde de travers !
Catherine, à la vue dÉtienne, saisie, restait
toute blanche. Quand il leut aperçu à son tour,
Chaval ricana dun air mauvais.
Madame Rasseneur, deux chopes ! Nous
arrosons la reprise du travail.
Sans une parole, elle versa, en femme qui ne
774
refusait sa bière à personne. Un silence sétait
fait, ni le cabaretier, ni les deux autres navaient
bougé de leur place.
Jen connais qui ont dit que jétais un
mouchard, reprit Chaval arrogant, et jattends que
ceux-là me le répètent un peu en face, pour quon
sexplique à la fin.
Personne ne répondit, les hommes tournaient
la tête, regardaient vaguement les murs.
Il y a les feignants, et il y a les pas feignants,
continua-t-il plus haut. Moi je nai rien à cacher,
jai quitté la sale baraque à Deneulin, je descends
demain au Voreux avec douze Belges, quon ma
donnés à conduire, parce quon mestime. Et, si
ça contrarie quelquun, il peut le dire, nous en
causerons.
Puis, comme le même silence dédaigneux
accueillait ses provocations, il semporta contre
Catherine.
Veux-tu boire, nom de Dieu !... Trinque
avec moi à la crevaison de tous les salauds qui
refusent de travailler !
775
Elle trinqua, mais dune main si tremblante,
quon entendit le tintement léger des deux verres.
Lui, maintenant, avait tiré de sa poche une
poignée de monnaie blanche, quil étalait par une
ostentation divrogne, en disant que cétait avec
sa sueur quon gagnait ça, et quil défiait les
feignants de montrer dix sous. Lattitude des
camarades lexaspérait, il en arriva aux insultes
directes.
Alors, cest la nuit que les taupes sortent ? Il
faut que les gendarmes dorment pour quon
rencontre les brigands ?
Étienne sétait levé, très calme, résolu.
Écoute, tu membêtes... Oui, tu es un
mouchard, ton argent pue encore quelque
traîtrise, et ça me dégoûte de toucher à ta peau de
vendu. Nimporte ! je suis ton homme, il y a
assez longtemps que lun des deux doit manger
lautre.
Chaval serra les poings.
Allons donc ! il faut ten dire pour
téchauffer, bougre de lâche !... Toi tout seul, je
776
veux bien ! et tu vas me payer les cochonneries
quon ma faites !
Les bras suppliants, Catherine savançait entre
eux ; mais ils neurent pas la peine de la
repousser, elle sentit la nécessité de la bataille,
elle recula delle-même, lentement. Debout,
contre le mur, elle demeura muette, si paralysée
dangoisse, quelle ne frissonnait plus, les yeux
grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient
se tuer pour elle.
Madame Rasseneur, simplement, enlevait les
chopes de son comptoir, de peur quelles ne
fussent cassées. Puis, elle se rassit sur la
banquette, sans témoigner de curiosité malséante.
On ne pouvait pourtant laisser deux anciens
camarades ségorger ainsi. Rasseneur sentêtait à
intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par
une épaule, le ramenât près de la table, en disant :
Ça ne te regarde pas... Il y en a un de trop,
cest au plus fort de vivre.
Déjà, sans attendre lattaque, Chaval lançait
dans le vide ses poings fermés. Il était le plus
grand, dégingandé, visant à la figure, par de
777
furieux coups de taille, des deux bras, lun après
lautre, comme sil eût manoeuvré une paire de
sabres. Et il causait toujours, il posait pour la
galerie, avec des bordées dinjures, qui
lexcitaient.
Ah ! sacré marlou, jaurai ton nez ! Cest ton
nez que je veux me foutre quelque part !... Donne
donc ta gueule, miroir à putains, que jen fasse de
la bouillie pour les cochons, et nous verrons après
si les garces de femmes courent après toi !
Muet, les dents serrées, Étienne se ramassait
dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la
poitrine et la face couvertes de ses deux poings ;
et il guettait, il les détendait avec une raideur de
ressorts, en terribles coups de pointe.
Dabord, ils ne se firent pas grand mal. Les
moulinets tapageurs de lun, lattente froide de
lautre, prolongeaient la lutte. Une chaise fut
renversée, leurs gros souliers écrasaient le sable
blanc, semé sur les dalles. Mais ils sessoufflèrent
à la longue, on entendit le ronflement de leur
haleine, tandis que leur face rouge se gonflait
comme dun brasier intérieur, dont on voyait les
778
flammes, par les trous clairs de leurs yeux.
Touché ! hurla Chaval, atout sur ta
carcasse !
En effet, son poing, pareil à un fléau lancé de
biais, avait labouré lépaule de son adversaire.
Celui-ci retint un grognement de douleur, il ny
eut quun bruit mou, la sourde meurtrissure des
muscles. Et il répondit par un coup droit en pleine
poitrine, qui aurait défoncé lautre, sil ne sétait
garé, dans ses continuels sauts de chèvre.
Pourtant, le coup latteignit au flanc gauche, si
rudement encore, quil chancela, la respiration
coupée. Une rage le prit, de sentir ses bras mollir
dans la souffrance, et il rua comme une bête, il
visa le ventre pour le crever du talon.
Tiens ! à tes tripes ! bégaya-t-il de sa voix
étranglée. Faut que je les dévide au soleil !
Étienne évita le coup, si indigné de cette
infraction aux règles dun combat loyal, quil
sortit de son silence.
Tais-toi donc, brute ! Et pas les pieds, nom
de Dieu ! ou je prends une chaise pour
779
tassommer !
Alors, la bataille saggrava. Rasseneur,
révolté, serait intervenu de nouveau, sans le
regard sévère de sa femme, qui le maintenait :
est-ce que deux clients navaient pas le droit de
régler une affaire chez eux ? Il sétait mis
simplement devant la cheminée, car il craignait
de les voir se culbuter dans le feu. Souvarine, de
son air paisible, avait roulé une cigarette, quil
oubliait cependant dallumer. Contre le mur,
Catherine restait immobile ; ses mains seules,
inconscientes, venaient de monter à sa taille ; et,
là, elles sétaient tordues, elles arrachaient
létoffe de sa robe, dans des crispations
régulières. Tout son effort était de ne pas crier, de
ne pas en tuer un, en criant sa préférence, si
éperdue dailleurs, quelle ne savait même plus
qui elle préférait.
Bientôt, Chaval sépuisa, inondé de sueur,
tapant au hasard. Malgré sa colère, Étienne
continuait à se couvrir, parait presque tous les
coups, dont quelques-uns léraflaient. Il eut
loreille fendue, un ongle lui emporta un lambeau
780
du cou, et dans une telle cuisson, quil jura à son
tour, en lançant un de ses terribles coups droits.
Une fois encore, Chaval gara sa poitrine dun
saut ; mais il sétait baissé, le poing latteignit au
visage, écrasa le nez, enfonça un oeil. Tout de
suite, un jet de sang partit des narines, loeil enfla,
se tuméfia, bleuâtre. Et le misérable, aveuglé par
ce flot rouge, étourdi de lébranlement de son
crâne, battait lair de ses bras égarés, lorsquun
autre coup, en pleine poitrine enfin, lacheva. Il y
eut un craquement, il tomba sur le dos, de la
chute lourde dun sac de plâtre quon décharge.
Étienne attendit.
Relève-toi. Si tu en veux encore, nous allons
recommencer.
Sans répondre, Chaval, après quelques
secondes dhébétement, se remua par terre, détira
ses membres. Il se ramassait avec peine, il resta
un instant sur les genoux, en boule, faisant de sa
main, au fond de sa poche, une besogne quon ne
voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se rua de
nouveau, la gorge gonflée dun hurlement
sauvage.
781
Mais Catherine avait vu ; et, malgré elle, un
grand cri lui sortit du coeur et létonna, comme
laveu dune préférence ignorée delle-même.
Prends garde ! il a son couteau !
Étienne navait eu que le temps de parer le
premier coup avec son bras. La laine du tricot fut
coupée par lépaisse lame, une de ces lames
quune virole de cuivre fixe dans un manche de
buis. Déjà, il avait saisi le poignet de Chaval, une
lutte effrayante sengagea, lui se sentant perdu
sil lâchait, lautre donnant des secousses, pour se
dégager et frapper. Larme sabaissait peu à peu,
leurs membres raidis se fatiguaient, deux fois
Étienne eut la sensation froide de lacier contre sa
peau ; et il dut faire un effort suprême, il broya le
poignet dans une telle étreinte, que le couteau
glissa de la main ouverte. Tous deux sétaient
jetés par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le
brandit à son tour. Il tenait Chaval renversé sous
son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge.
Ah ! nom de Dieu de traître, tu vas y passer !
Une voix abominable, en lui, lassourdissait.
Cela montait de ses entrailles, battait dans sa tête
782
à coups de marteau, une brusque folie du meurtre,
un besoin de goûter au sang. Jamais la crise ne
lavait secoué ainsi. Pourtant, il nétait pas ivre.
Et il luttait contre le mal héréditaire, avec le
frisson désespéré dun furieux damour qui se
débat au bord du viol. Il finit par se vaincre, il
lança le couteau derrière lui, en balbutiant dune
voix rauque :
Relève-toi, va-ten !
Cette fois, Rasseneur sétait précipité, mais
sans trop oser se risquer entre eux, dans la crainte
dattraper un mauvais coup. Il ne voulait pas
quon sassassinât chez lui, il se fâchait si fort,
que sa femme toute droite au comptoir, lui faisait
remarquer quil criait toujours trop tôt.
Souvarine, qui avait failli recevoir le couteau
dans les jambes, se décidait à allumer sa
cigarette. Cétait donc fini ? Catherine regardait
encore, stupide devant les deux hommes, vivants
lun et lautre.
Va-ten ! répéta Étienne, va-ten ou je
tachève !
Chaval se releva, essuya dun revers de main
783
le sang qui continuait à lui couler du nez ; et, la
mâchoire barbouillée de rouge, loeil meurtri, il
sen alla en traînant les jambes, dans la rage de sa
défaite. Machinalement, Catherine le suivit.
Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot
dordures.
Ah ! non, ah ! non, puisque cest lui que tu
veux, couche avec lui, sale rosse ! Et ne refous
pas les pieds chez moi, si tu tiens à ta peau !
Il fit claquer violemment la porte. Un grand
silence régna dans la salle tiède, où lon entendit
le petit ronflement de la houille. Par terre, il ne
restait que la chaise renversée et quune pluie de
sang, dont le sable des dalles buvait les gouttes.
784
IV
Quand ils furent sortis de chez Rasseneur,
Étienne et Catherine marchèrent en silence. Le
dégel commençait, un dégel froid et lent, qui
salissait la neige sans la fondre. Dans le ciel
livide, on devinait la lune pleine, derrière de
grands nuages, des haillons noirs quun vent de
tempête roulait furieusement, très haut ; et, sur la
terre, aucune haleine ne soufflait, on nentendait
que légouttement des toitures, doù tombaient
des paquets blancs, dune chute molle.
Étienne, embarrassé de cette femme quon lui
donnait, ne trouvait rien à dire, dans son malaise.
Lidée de la prendre et de la cacher avec lui, à
Réquillart, lui semblait absurde. Il avait voulu la
conduire au coron, chez ses parents ; mais elle sy
était refusée, dun air de terreur : non, non, tout
plutôt que de se remettre à leur charge, après les
avoir quittés si vilainement ! Et ni lun ni lautre
785
ne parlaient plus, ils piétinaient au hasard, par les
chemins qui se changeaient en fleuves de boue.
Dabord, ils étaient descendus vers le Voreux ;
puis ils tournèrent à droite, ils passèrent entre le
terri et le canal.
Il faut pourtant que tu couches quelque part,
dit-il enfin. Moi, si javais seulement une
chambre, je temmènerais bien...
Mais un accès de timidité singulière
linterrompit. Leur passé lui revenait, leurs gros
désirs dautrefois, et les délicatesses, et les hontes
qui les avaient empêchés daller ensemble. Est-ce
quil voulait toujours delle, pour se sentir si
troublé, peu à peu chauffé au coeur dune envie
nouvelle ?
Le souvenir des gifles quelle lui avait
allongées, à Gaston-Marie, lexcitait maintenant,
au lieu de lemplir de rancune. Et il restait
surpris, lidée de la prendre à Réquillart devenait
toute naturelle et dune exécution facile.
Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te
mène ?... Tu me détestes donc bien, que tu
refuses de te mettre avec moi ?
786
Elle le suivait lentement, retardée par les
glissades pénibles de ses sabots dans les
ornières ; et, sans lever la tête, elle murmura :
Jai assez de peine, mon Dieu ! ne men fais
pas davantage. À quoi ça nous avancerait-il, ce
que tu demandes, aujourdhui que jai un galant
et que tu as toi-même une femme ?
Cétait de la Mouquette dont elle parlait. Elle
le croyait avec cette fille, comme le bruit en
courait depuis quinze jours ; et, quand il lui jura
que non, elle hocha la tête, elle rappela le soir où
elle les avait vus se baiser à pleine bouche.
Est-ce dommage, toutes ces bêtises ! reprit-il
à demi-voix, en sarrêtant. Nous nous serions si
bien entendus !
Elle eut un petit frisson, elle répondit :
Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grandchose,
si tu savais quelle patraque je suis, guère
plus grosse que deux sous de beurre, si mal
fichue que je ne deviendrai jamais une femme,
bien sûr !
Et elle continua librement, elle saccusait
787
comme dune faute de ce long retard de sa
puberté. Cela, malgré lhomme quelle avait eu,
la diminuait, la reléguait parmi les gamines. On a
une excuse encore, lorsquon peut faire un enfant.
Ma pauvre petite ! dit tout bas Étienne, saisi
dune grande pitié.
Ils étaient au pied du terri, cachés dans
lombre du tas énorme. Un nuage dencre passait
justement sur la lune, ils ne distinguaient même
plus leurs visages, et leurs souffles se mêlaient,
leurs lèvres se cherchaient, pour ce baiser dont le
désir les avait tourmentés pendant des mois.
Mais, brusquement, la lune reparut, ils virent audessus
deux, en haut des roches blanches de
lumière, la sentinelle détachée du Voreux, toute
droite. Et, sans quils se fussent baisés enfin, une
pudeur les sépara, cette pudeur ancienne où il y
avait de la colère, une vague répugnance et
beaucoup damitié. Ils repartirent pesamment,
dans le gâchis jusquaux chevilles.
Cest décidé, tu ne veux pas ? demanda
Étienne.
Non, dit-elle. Toi, après Chaval, hein ? et,
788
après toi, un autre... Non, ça me dégoûte, je ny ai
aucun plaisir, pour quoi faire alors ?
Ils se turent, marchèrent une centaine de pas,
sans échanger un mot.
Sais-tu où tu vas au moins ? reprit-il. Je ne
puis te laisser dehors par une nuit pareille.
Elle répondit simplement.
Je rentre, Chaval est mon homme, je nai pas
à coucher ailleurs que chez lui.
Mais il tassommera de coups !
Le silence recommença. Elle avait eu un
haussement dépaules résigné. Il la battrait, et
quand il serait las, de la battre, il sarrêterait : ne
valait-il pas mieux ça, que de rouler les chemins
comme une gueuse ? Puis, elle shabituait aux
gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix
filles, huit ne tombaient pas mieux quelle. Si son
galant lépousait un jour, ce serait tout de même
bien gentil de sa part.
Étienne et Catherine sétaient dirigés
machinalement vers Montsou, et à mesure quils
sen approchaient, leurs silences devenaient plus
789
longs. Cétait comme sils navaient déjà plus été
ensemble. Lui, ne trouvait rien pour la
convaincre, malgré le gros chagrin quil
éprouvait à la voir retourner avec Chaval. Son
coeur se brisait, il navait guère mieux à offrir,
une existence de misère et de fuite, une nuit sans
lendemain, si la balle dun soldat lui cassait la
tête. Peut-être, en effet, était-ce plus sage de
souffrir ce quon souffrait, sans tenter une autre
souffrance. Et il la reconduisait chez son galant,
la tête basse, et il neut pas de protestation,
lorsque, sur la grande route, elle larrêta au coin
des Chantiers, à vingt mètres de lestaminet
Piquette, en disant :
Ne viens pas plus loin. Sil te voyait, ça
ferait encore du vilain.
Onze heures sonnaient à léglise, lestaminet
était fermé, mais des lueurs passaient par les
fentes.
Adieu, murmura-t-elle.
Elle lui avait donné sa main, il la gardait, et
elle dut la retirer péniblement, dun lent effort,
pour le quitter. Sans retourner la tête, elle rentra
790
par la petite porte, avec sa roquette. Mais lui ne
séloignait point, debout à la même place, les
yeux sur la maison, anxieux de ce qui se passait
là. Il tendait loreille, il tremblait dentendre des
hurlements de femme battue. La maison
demeurait noire et silencieuse, il vit seulement
séclairer une fenêtre du premier étage ; et,
comme cette fenêtre souvrait et quil
reconnaissait lombre mince qui se penchait sur
la route, il savança.
Catherine, alors, souffla dune voix très basse :
Il nest pas rentré, je me couche... Je ten
supplie, va-ten !
Étienne sen alla. Le dégel augmentait, un
ruissellement daverse tombait des toitures, une
sueur dhumidité coulait des murailles, des
palissades, de toutes les masses confuses de ce
faubourg industriel, perdues dans la nuit.
Dabord, il se dirigea vers Réquillart, malade de
fatigue et de tristesse, nayant plus que le besoin
de disparaître sous la terre, de sy anéantir. Puis,
lidée du Voreux le reprit, il songeait aux
ouvriers belges qui allaient descendre, aux
791
camarades du coron exaspérés contre les soldats,
résolus à ne pas tolérer des étrangers dans leur
fosse. Et il longea de nouveau le canal, au milieu
des flaques de neige fondue.
Comme il se retrouvait près du terri, la lune se
montra très claire. Il leva les yeux, regarda le ciel,
où passait le galop des nuages, sous les coups de
fouet du grand vent qui soufflait là-haut ; mais ils
blanchissaient, ils seffiloquaient, plus minces,
dune transparence brouillée deau trouble sur la
face de la lune ; et ils se succédaient si rapides
que lastre, voilé par moments, reparaissait sans
cesse dans sa limpidité.
Le regard empli de cette clarté pure, Étienne
baissait la tête, lorsquun spectacle, au sommet
du terri, larrêta. La sentinelle, raidie par le froid,
sy promenait maintenant, faisant vingt-cinq pas
tournée vers Marchiennes, puis revenait tournée
vers Montsou. On voyait la flamme blanche de la
baïonnette, au-dessus de cette silhouette noire,
qui se découpait nettement dans la pâleur du ciel.
Et ce qui intéressait le jeune homme, cétait,
derrière la cabane où sabritait Bonnemort
792
pendant les nuits de tempête, une ombre
mouvante, une bête rampante et aux aguets, quil
reconnut tout de suite pour Jeanlin, à son échine
de fou, longue et désossée. La sentinelle ne
pouvait lapercevoir, ce brigand denfant
préparait à coup sûr une farce, car il ne décolérait
pas contre les soldats, il demandait quand on
serait débarrassé de ces assassins, quon envoyait
avec des fusils tuer le monde.
Un instant, Étienne hésita à lappeler, pour
lempêcher de faire quelque bêtise. La lune sétait
cachée, il lavait vu se ramasser sur lui-même,
prêt à bondir ; mais la lune reparaissait, et
lenfant restait accroupi. À chaque tour, la
sentinelle savançait jusquà la cabane, puis
tournait le dos et repartait. Et, brusquement,
comme un nuage jetait ses ténèbres, Jeanlin sauta
sur les épaules du soldat, dun bond énorme de
chat sauvage, sy agrippa de ses griffes, lui
enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert.
Le col de crin résistait, il dut appuyer des deux
mains sur le manche, sy prendre de tout le poids
de son corps. Souvent, il avait saigné des poulets,
quil surprenait derrière les fermes. Cela fut si
793
rapide, quil y eut seulement dans la nuit un cri
étouffé, pendant que le fusil tombait avec un bruit
de ferraille. Déjà, la lune, très blanche, luisait.
Immobile de stupeur, Étienne regardait
toujours. Lappel sétranglait au fond de sa
poitrine. En haut, le terri était vide, aucune ombre
ne se détachait plus sur la fuite effarée des
nuages. Et il monta au pas de course, il trouva
Jeanlin à quatre pattes, devant le cadavre, étalé en
arrière, les bras élargis. Dans la neige, sous la
clarté limpide, le pantalon rouge et la capote grise
tranchaient durement. Pas une goutte de sang
navait coulé, le couteau était encore dans la
gorge, jusquau manche.
Dun coup de poing, irraisonné, furieux, il
abattit lenfant près du corps.
Pourquoi as-tu fait ça ? bégayait-il éperdu.
Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains,
avec le renflement félin de sa maigre échine ; et
ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mâchoires
saillantes frémissaient et flambaient, dans la
secousse de son mauvais coup.
794
Nom de Dieu ! pourquoi as-tu fait ça ?
Je ne sais pas, jen avais envie.
Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il
en avait envie. Ça le tourmentait, la tête lui en
faisait du mal, là, derrière les oreilles, tellement il
y pensait. Est-ce quon avait à se gêner, avec ces
cochons de soldats qui embêtaient les
charbonniers chez eux ? Des discours violents
dans la forêt, des cris de dévastation et de mort
hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui
étaient restés, quil répétait en gamin jouant à la
révolution. Et il nen savait pas davantage,
personne ne lavait poussé, ça lui était venu tout
seul, comme lui venait lenvie de voler des
oignons dans un champ.
Étienne, épouvanté de cette végétation sourde
du crime au fond de ce crâne denfant, le chassa
encore, dun coup de pied, ainsi quune bête
inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux
neût entendu le cri étouffé de la sentinelle, il
jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la
lune se découvrait. Mais rien navait bougé, et il
se pencha, il tâta les mains peu à peu glacées, il
795
écouta le coeur, arrêté sous la capote. On ne
voyait, du couteau, que le manche dos, où la
devise galante, ce mot simple : « Amour », était
gravée en lettres noires.
Ses yeux allèrent de la gorge au visage.
Brusquement, il reconnut le petit soldat. cétait
Jules : la recrue, avec qui il avait causé, un matin.
Et une grande pitié le saisit, en face de cette
douce figure blonde, criblée de taches de
rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts,
regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui
avait vu chercher à lhorizon le pays natal. Où se
trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un
éblouissement de soleil ? Là-bas, là-bas. La mer
hurlait de loin, par cette nuit douragan. Ce vent
qui passait si haut avait peut-être soufflé sur la
lande. Deux femmes étaient debout, la mère, la
soeur, tenant leurs coiffes emportées, regardant,
elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que
faisait à cette heure le petit, au-delà des lieues qui
les séparaient. Elles lattendraient toujours,
maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer
entre pauvres diables, pour les riches !
796
Mais il fallait faire disparaître ce cadavre.
Étienne songea dabord à le jeter dans le canal.
La certitude quon ly trouverait len détourna.
Alors, son anxiété devint extrême, les minutes
pressaient, quelle décision prendre ? Il eut une
soudaine inspiration : sil pouvait porter le corps
jusquà Réquillart, il saurait ly enfouir à jamais.
Viens ici, dit-il à Jeanlin.
Lenfant se méfiait.
Non, tu veux me battre. Et puis, jai des
affaires. Bonsoir.
En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert
et à Lydie, dans une cachette, un trou ménagé
sous la provision des bois, au Voreux. Cétait
toute une grosse partie, de découcher, pour en
être, si lon cassait les os des Belges à coups de
pierres, quand ils descendraient.
Écoute, répéta Étienne, viens ici, ou
jappelle les soldats, qui te couperont la tête.
Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son
mouchoir, en banda fortement le cou du soldat,
sans retirer le couteau, qui empêchait le sang de
797
couler. La neige fondait, il ny avait, sur le sol, ni
flaque rouge, ni piétinement de lutte.
Prends les jambes.
Jeanlin prit les jambes, Étienne empoigna les
épaules après avoir attaché le fusil derrière son
dos ; et tous deux, lentement, descendirent le
terri, en tâchant de ne pas faire débouler les
roches. Heureusement, la lune sétait voilée.
Mais, comme ils filaient le long du canal, elle
reparut très claire : ce fut miracle si le poste ne
les vit pas. Silencieux, ils se hâtaient, gênés par le
ballottement du cadavre, obligés de le poser à
terre tous les cent mètres. Au coin de la ruelle de
Réquillart, un bruit les glaça, ils neurent que le
temps de se cacher derrière un mur, pour éviter
une patrouille. Plus loin, un homme les surprit,
mais il était ivre, il séloigna en les injuriant. Et
ils arrivèrent enfin à lancienne fosse, couverts de
sueur, si bouleversés, que leurs dents claquaient.
Étienne sétait bien douté quil ne serait pas
commode de faire passer le soldat par le goyot
des échelles. Ce fut une besogne atroce. Dabord,
il fallut que Jeanlin, resté en haut, laissât glisser
798
le corps, pendant que lui, pendu aux broussailles,
laccompagnait, pour laider à franchir les deux
premiers paliers, où des échelons se trouvaient
rompus. Ensuite, à chaque échelle, il dut
recommencer la même manoeuvre, descendre en
avant, puis le recevoir dans ses bras ; et il eut
ainsi trente échelles, deux cent dix mètres, à le
sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil
raclait son échine, il navait pas voulu que
lenfant allât chercher le bout de chandelle, quil
gardait en avare. À quoi bon ? la lumière les
embarrasserait, dans ce boyau étroit. Pourtant,
lorsquils furent arrivés à la salle daccrochage,
hors dhaleine, il envoya le petit prendre la
chandelle. Il sétait assis, il lattendait au milieu
des ténèbres, près du corps, le coeur battant à
grands coups.
Dès que Jeanlin reparut avec de la lumière,
Étienne le consulta, car lenfant avait fouillé ces
anciens travaux, jusquaux fentes où les hommes
ne pouvaient passer. Ils repartirent, ils traînèrent
le mort près dun kilomètre, par un dédale de
galeries en ruine. Enfin, le toit sabaissa, ils se
trouvaient agenouillés, sous une roche ébouleuse,
799
que soutenaient des bois à demi rompus. Cétait
une sorte de caisse longue, où ils couchèrent le
petit soldat comme dans un cercueil ; ils
déposèrent le fusil contre son flanc ; puis, à
grands coups de talon, ils achevèrent de casser les
bois, au risque dy rester eux-mêmes. Tout de
suite, la roche se fendit, ils eurent à peine le
temps de ramper sur les coudes et sur les genoux.
Lorsque Étienne se retourna, pris du besoin de
voir, laffaissement du toit continuait, écrasait
lentement le corps, sous la poussée énorme. Et il
ny eut plus rien, rien que la masse profonde de la
terre.
Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de
caverne scélérate, sétala sur le foin, en
murmurant, brisé de lassitude :
Zut ! les mioches mattendront, je vais
dormir une heure.
Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne
restait quun petit bout. Lui aussi était courbaturé,
mais il navait pas sommeil, des pensées
douloureuses de cauchemar tapaient comme des
marteaux dans son crâne. Une seule bientôt
800
demeura, torturante, le fatiguant dune
interrogation à laquelle il ne pouvait répondre :
pourquoi navait-il pas frappé Chaval, quand il le
tenait sous le couteau ? et pourquoi cet enfant
venait-il dégorger un soldat, dont il ignorait
même le nom ? Cela bousculait ses croyances
révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de
tuer. Était-ce donc quil fût lâche ? Dans le foin,
lenfant sétait mis à ronfler, dun ronflement
dhomme saoul, comme sil eût cuvé livresse de
son meurtre. Et, répugné, irrité, Étienne souffrait
de le savoir là, de lentendre. Tout dun coup, il
tressaillit, le souffle de la peur lui avait passé sur
la face. Un frôlement léger, un sanglot lui
semblait être sorti des profondeurs de la terre.
Limage du petit soldat, couché là-bas avec son
fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit dresser
ses cheveux. Cétait imbécile, toute la mine
semplissait de voix, il dut rallumer la chandelle,
il ne se calma quen revoyant le vide des galeries,
à cette clarté pâle.
Pendant un quart dheure encore, il réfléchit,
toujours ravagé par la même lutte, les yeux fixés
sur cette mèche qui brûlait. Mais il y eut un
801
grésillement, la mèche se noyait, et tout retomba
aux ténèbres. Il fut repris dun frisson, il aurait
giflé Jeanlin, pour lempêcher de ronfler si fort.
Le voisinage de lenfant lui devenait si
insupportable, quil se sauva, tourmenté dun
besoin de grand air, se hâtant par les galeries et
par le goyot, comme sil avait entendu une ombre
sessouffler derrière ses talons.
En haut, au milieu des décombres de
Réquillart, Étienne put enfin respirer largement.
Puisquil nosait tuer, cétait à lui de mourir ; et
cette idée de mort, qui lavait effleuré déjà,
renaissait, senfonçait dans sa tête, comme une
espérance dernière. Mourir crânement, mourir
pour la révolution, cela terminerait tout, réglerait
son compte bon ou mauvais, lempêcherait de
penser davantage. Si les camarades attaquaient
les Borains, il serait au premier rang, il aurait
bien la chance dattraper un mauvais coup. Ce fut
dun pas raffermi quil retourna rôder autour du
Voreux. Deux heures sonnaient, un gros bruit de
voix sortait de la chambre des porions, où
campait le poste qui gardait la fosse. La
disparition de la sentinelle venait de bouleverser
802
ce poste, on était allé réveiller le capitaine, on
avait fini par croire à une désertion, après un
examen attentif des lieux. Et, aux aguets dans
lombre, Étienne se souvenait de ce capitaine
républicain, dont le petit soldat lui avait parlé.
Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au
peuple ? La troupe mettrait la crosse en lair, cela
pouvait être le signal du massacre des bourgeois.
Un nouveau rêve lemporta, il ne songea plus à
mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue,
la bruine du dégel sur les épaules, enfiévré par
lespoir dune victoire encore possible.
Jusquà cinq heures, il guetta les Borains.
Puis, il saperçut que la Compagnie avait eu la
malignité de les faire coucher au Voreux. La
descente commençait, les quelques grévistes du
coron des Deux-Cent-Quarante, postés en
éclaireurs, hésitaient à prévenir les camarades. Ce
fut lui qui les avertit du bon tour, et ils partirent
en courant, tandis quil attendait derrière le terri,
sur le chemin de halage. Six heures sonnèrent, le
ciel terreux pâlissait, séclairait dune aube
rougeâtre, lorsque labbé Ranvier déboucha dun
sentier, avec sa soutane relevée sur ses maigres
803
jambes. Chaque lundi, il allait dire une messe
matinale à la chapelle dun couvent, de lautre
côté de la fosse.
Bonjour, mon ami, cria-t-il dune voix forte,
après avoir dévisagé le jeune homme de ses yeux
de flamme.
Mais Étienne ne répondit pas. Au loin, entre
les tréteaux du Voreux, il venait de voir passer
une femme, et il sétait précipité, pris
dinquiétude, car il avait cru reconnaître
Catherine.
Depuis minuit, Catherine battait le dégel des
routes. Chaval, en rentrant et en la trouvant
couchée, lavait mise debout dun soufflet. Il lui
criait de passer tout de suite par la porte, si elle ne
voulait pas sortir par la fenêtre ; et, pleurante,
vêtue à peine, meurtrie de coups de pied dans les
jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors
dune dernière claque. Cette séparation brutale
létourdissait, elle sétait assise sur une borne,
regardant la maison, attendant toujours quil la
rappelât ; car ce nétait pas possible, il la guettait,
il lui dirait de remonter, quand il la verrait
804
grelotter ainsi, abandonnée, sans personne pour la
recueillir.
Puis, au bout de deux heures, elle se décida,
mourant de froid, dans cette immobilité de chien
jeté à la rue. Elle sortit de Montsou, revint sur ses
pas, nosa ni appeler du trottoir ni taper à la porte.
Enfin, elle sen alla par le pavé, sur la grande
route droite, avec lidée de se rendre au coron,
chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle
honte la saisit, quelle galopa le long des jardins
dans la crainte dêtre reconnue de quelquun,
malgré le lourd sommeil, appesanti derrière les
persiennes closes. Et, dès lors, elle vagabonda,
effarée au moindre bruit, tremblante dêtre
ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette
maison publique de Marchiennes, dont la menace
la hantait dun cauchemar depuis des mois. Deux
fois, elle buta contre le Voreux, seffraya des
grosses voix du poste, courut essoufflée, avec des
regards en arrière, pour voir si on ne la
poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était
toujours pleine dhommes saouls, elle y
retournait pourtant, dans lespoir vague dy
rencontrer celui quelle avait repoussé, quelques
805
heures plus tôt.
Chaval, ce matin-là, devait descendre ; et cette
pensée ramena Catherine vers la fosse, bien
quelle sentit linutilité de lui parler : cétait fini
entre eux. On ne travaillait plus à Jean-Bart, il
avait juré de létrangler, si elle reprenait du
travail au Voreux, où il craignait dêtre
compromis par elle. Alors, que faire ? partir
ailleurs, crever la faim, céder sous les coups de
tous les hommes qui passeraient ? Elle se traînait,
chancelait au milieu des ornières, les jambes
rompues, crottée jusquà léchine. Le dégel
roulait maintenant par les chemins en fleuve de
fange, elle sy noyait, marchant toujours, nosant
chercher une pierre où sasseoir.
Le jour parut. Catherine venait de reconnaître
le dos de Chaval qui tournait prudemment le terri,
lorsquelle aperçut Lydie et Bébert, sortant le nez
de leur cachette, sous la provision des bois. Ils y
avaient passé la nuit aux aguets, sans se permettre
de rentrer chez eux, du moment où lordre de
Jeanlin était de lattendre ; et, tandis que ce
dernier, à Réquillart, cuvait livresse de son
806
meurtre, les deux enfants sétaient pris aux bras
lun de lautre, pour avoir chaud. Le vent sifflait
entre les perches de châtaignier et de chêne, ils se
pelotonnaient, comme dans une hutte de
bûcheron abandonnée. Lydie nosait dire à voix
haute ses souffrances de petite femme battue, pas
plus que Bébert ne trouvait le courage de se
plaindre des claques dont le capitaine lui enflait
les joues ; mais, à la fin, celui-ci abusait trop,
risquant leurs os dans des maraudes folles,
refusant ensuite tout partage ; et leur coeur se
soulevait de révolte, ils avaient fini par
sembrasser, malgré sa défense, quittes à recevoir
une gifle de linvisible, ainsi quil les en
menaçait. La gifle ne venant pas, ils continuaient
de se baiser doucement, sans avoir lidée dautre
chose, mettant dans cette caresse leur longue
passion combattue, tout ce quil y avait en eux de
martyrisé et dattendri. La nuit entière, ils
sétaient ainsi réchauffés, si heureux au fond de
ce trou perdu, quils ne se rappelaient pas lavoir
été davantage, même à la Sainte-Barbe, quand on
mangeait des beignets et quon buvait du vin.
807
Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir
Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du
Voreux qui prenait les armes. Étienne arrivait au
pas de course, Bébert et Lydie avaient sauté dun
bond hors de la cachette. Et, là-bas, sous le jour
grandissant, une bande dhommes et de femmes
descendaient du coron, avec de grands gestes de
colère.
808
V
On venait de fermer toutes les ouvertures du
Voreux ; et les soixante soldats, larme au pied,
barraient la seule porte restée libre, celle qui
menait à la recette, par un escalier étroit, où
souvraient la chambre des porions et la baraque.
Le capitaine les avait alignés sur deux rangs,
contre le mur de briques, pour quon ne pût les
attaquer par-derrière.
Dabord, la bande des mineurs descendue du
coron se tint à distance. Ils étaient une trentaine
au plus, ils se concertaient en paroles violentes et
confuses.
La Maheude, arrivée la première, dépeignée
sous un mouchoir noué à la hâte, ayant au bras
Estelle endormie, répétait dune voix fiévreuse :
Que personne nentre et que personne ne
sorte ! Faut les pincer tous là-dedans !
809
Maheu approuvait, lorsque le père Mouque,
justement, arriva de Réquillart. On voulut
lempêcher de passer. Mais il se débattit, il dit
que ses chevaux mangeaient tout de même leur
avoine et se fichaient de la révolution. Dailleurs,
il y avait un cheval mort, on lattendait pour le
sortir. Étienne dégagea le vieux palefrenier, que
les soldats laissèrent monter au puits. Et, un quart
dheure plus tard, comme la bande de grévistes,
peu à peu grossie, devenait menaçante, une large
porte se rouvrit au rez-de-chaussée, des hommes
parurent, charriant la bête morte, un paquet
lamentable, encore serré dans le filet de corde,
quils abandonnèrent au milieu des flaques de
neige fondue. Le saisissement fut tel, quon ne les
empêcha pas de rentrer et de barricader la porte
de nouveau. Tous avaient reconnu le cheval, à sa
tête repliée et raidie contre le flanc. Des
chuchotements coururent.
Cest Trompette, nest-ce pas ? cest
Trompette.
Cétait Trompette, en effet. Depuis sa
descente, jamais il navait pu sacclimater. Il
810
restait morne, sans goût à la besogne, comme
torturé du regret de la lumière. Vainement,
Bataille, le doyen de la mine, le frottait
amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou,
pour lui donner un peu de la résignation de ses
dix années de fond. Ces caresses redoublaient sa
mélancolie, son poil frémissait sous les
confidences du camarade vieilli dans les
ténèbres ; et, tous deux, chaque fois quils se
rencontraient et quils sébrouaient ensemble,
avaient lair de se lamenter, le vieux den être à
ne plus se souvenir, le jeune de ne pouvoir
oublier. À lécurie, voisins de mangeoire, ils
vivaient la tête basse, se soufflant aux naseaux,
échangeant leur continuel rêve du jour, des
visions dherbes vertes, de routes blanches, de
clartés jaunes, à linfini. Puis, quand Trompette,
trempé de sueur, avait agonisé sur sa litière,
Bataille sétait mis à le flairer désespérément,
avec des reniflements courts, pareils à des
sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui
prenait sa joie dernière, cet ami tombé den haut,
frais de bonnes odeurs, qui lui rappelaient sa
jeunesse au plein air. Et il avait cassé sa longe,
811
hennissant de peur, lorsquil sétait aperçu que
lautre ne remuait plus.
Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours
le maître-porion. Mais on sinquiétait bien dun
cheval malade, en ce moment-là ! Ces messieurs
naimaient guère déplacer les chevaux.
Maintenant, il fallait pourtant se décider à le
sortir. La veille, le palefrenier avait passé une
heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On
attela Bataille, pour lamener jusquau puits.
Lentement, le vieux cheval tirait, traînait le
camarade mort, par une galerie si étroite, quil
devait donner des secousses, au risque de
lécorcher ; et, harassé, il branlait la tête, en
écoutant le long frôlement de cette masse
attendue chez léquarrisseur. À laccrochage,
quand on leut dételé, il suivit de son oeil morne
les préparatifs de la remonte, le corps poussé sur
des traverses, au-dessus du puisard, le filet
attaché sous une cage. Enfin, les chargeurs
sonnèrent à la viande, il leva le cou pour le
regarder partir, dabord doucement, puis tout de
suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de
ce trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa
812
mémoire vacillante de bête se souvenait peut-être
des choses de la terre. Mais cétait fini, le
camarade ne verrait plus rien, lui-même serait
ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il
remonterait par là. Ses pattes se mirent à
trembler, le grand air qui venait des campagnes
lointaines létouffait ; et il était comme ivre,
quand il rentra pesamment à lécurie.
Sur le carreau, les charbonniers restaient
sombres, devant le cadavre de Trompette. Une
femme dit à demi-voix :
Encore un homme, ça descend si ça veut !
Mais un nouveau flot arrivait du coron, et
Levaque qui marchait en tête, suivi de la Levaque
et de Bouteloup, criait :
À mort, les Borains ! pas détrangers chez
nous ! à mort ! à mort !
Tous se ruaient, il fallut quÉtienne les arrêtât.
Il sétait approché du capitaine, un grand jeune
homme mince, de vingt-huit ans à peine, à la face
désespérée et résolue ; et il lui expliquait les
choses, il tâchait de le gagner, guettant leffet de
813
ses paroles. À quoi bon risquer un massacre
inutile ? est-ce que la justice ne se trouvait pas du
côté des mineurs ? On était tous frères, on devait
sentendre. Au mot de république, le capitaine
avait eu un geste nerveux. Il gardait une raideur
militaire, il dit brusquement :
Au large ! ne me forcez pas à faire mon
devoir.
Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui,
les camarades grondaient. Le bruit courait que
monsieur Hennebeau était à la fosse, et on parlait
de le descendre par le cou, pour voir sil abattrait
son charbon lui-même. Mais cétait un faux bruit,
il ny avait là que Négrel et Dansaert, qui tous
deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la
recette : le maître-porion se tenait en arrière,
décontenancé depuis son aventure avec la
Pierronne ; tandis que lingénieur, bravement,
promenait sur la foule ses petits yeux vifs,
souriant du mépris goguenard dont il enveloppait
les hommes et les choses. Des huées sélevèrent,
ils disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que
la face blonde de Souvarine. Il était justement de
814
service, il navait pas quitté sa machine un seul
jour, depuis le commencement de la grève, ne
parlant plus, absorbé peu à peu dans une idée
fixe, dont le clou dacier semblait luire au fond de
ses yeux pâles.
Au large ! répéta très haut le capitaine. Je
nai rien à entendre, jai lordre de garder le puits,
je le garderai... Et ne vous poussez pas sur mes
hommes, ou je saurai vous faire reculer.
Malgré sa voix ferme, une inquiétude
croissante le pâlissait, à la vue du flot toujours
montant des mineurs. On devait le relever à
midi ; mais, craignant de ne pouvoir tenir jusquelà,
il venait denvoyer à Montsou un galibot de la
fosse, pour demander du renfort.
Des vociférations lui avaient répondu.
À mort les étrangers ! à mort les Borains !...
Nous voulons être les maîtres chez nous !
Étienne recula, désolé. Cétait la fin, il ny
avait plus quà se battre et à mourir. Et il cessa de
retenir les camarades, la bande roula jusquà la
petite troupe. Ils étaient près de quatre cents, les
815
corons du voisinage se vidaient, arrivaient au pas
de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et
Levaque disaient furieusement aux soldats :
Allez-vous-en ! nous navons rien contre
vous, allez-vous-en !
Ça ne vous regarde pas, reprenait la
Maheude. Laissez-nous faire nos affaires.
Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus
violente :
Est-ce quil faudra vous manger pour
passer ? On vous prie de foutre le camp !
Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui
sétait fourrée au plus épais avec Bébert, dire sur
un ton aigu :
En voilà des andouilles de lignards !
Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait,
lair hébété par ces nouvelles violences, au milieu
desquelles le mauvais sort la faisait tomber. Estce
quelle ne souffrait pas trop déjà ? quelle faute
avait-elle donc commise, pour que le malheur ne
lui laissât pas de repos ? La veille encore, elle ne
comprenait rien aux colères de la grève, elle
816
pensait que, lorsquon a sa part de gifles, il est
inutile den chercher davantage ; et, à cette heure,
son coeur se gonflait dun besoin de haine, elle se
souvenait de ce quÉtienne racontait autrefois à la
veillée, elle tâchait dentendre ce quil disait
maintenant aux soldats. Il les traitait de
camarades, il leur rappelait quils étaient du
peuple eux aussi, quils devaient être avec le
peuple, contre les exploiteurs de la misère.
Mais il y eut dans la foule une longue
secousse, et une vieille femme déboula. Cétait la
Brûlé, effrayante de maigreur, le cou et les bras à
lair, accourue dun tel galop, que des mèches de
cheveux gris laveuglaient.
Ah ! nom de Dieu, jen suis ! balbutiait-elle,
lhaleine coupée. Ce vendu de Pierron qui
mavait enfermée dans la cave !
Et, sans attendre, elle tomba sur larmée, la
bouche noire, vomissant linjure.
Tas de canailles ! tas de crapules ! ça lèche
les bottes de ses supérieurs, ça na de courage que
contre le pauvre monde !
817
Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent
des bordées dinsultes. Quelques-uns criaient
encore : « Vivent les soldats ! au puits
lofficier ! » Mais bientôt il ny eut plus quune
clameur : « À bas les pantalons rouges ! » Ces
hommes qui avaient écouté, impassibles, dun
visage immobile et muet, les appels à la
fraternité, les tentatives amicales dembauchage,
gardaient la même raideur passive, sous cette
grêle de gros mots. Derrière eux, le capitaine
avait tiré son épée ; et, comme la foule les serrait
de plus en plus, menaçant de les écraser contre le
mur, il leur commanda de croiser la baïonnette.
Ils obéirent, une double rangée de pointes dacier
sabattit devant les poitrines des grévistes.
Ah ! les jean-foutre ! hurla la Brûlé, en
reculant.
Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté
de la mort. Des femmes se précipitaient, la
Maheude et la Levaque clamaient :
Tuez-nous, tuez-nous donc ! Nous voulons
nos droits.
Levaque, au risque de se couper, avait saisi à
818
pleines mains un paquet de baïonnettes, trois
baïonnettes, quil secouait, quil tirait à lui, pour
les arracher ; et il les tordait, dans les forces
décuplées de sa colère, tandis que Bouteloup, à
lécart, ennuyé davoir suivi le camarade, le
regardait faire tranquillement.
Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y
un peu, si vous êtes de bons bougres !
Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise,
étalant sa poitrine nue, sa chair velue et tatouée
de charbon. Il se poussait sur les pointes, il les
obligeait à reculer, terrible dinsolence et de
bravoure. Une delles lavait piqué au sein, il en
était comme fou et sefforçait quelle entrât
davantage, pour entendre craquer ses côtes.
Lâches, vous nosez pas... Il y en a dix mille
derrière nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en
aura dix mille à tuer encore.
La position des soldats devenait critique, car
ils avaient reçu lordre sévère de ne se servir de
leurs armes quà la dernière extrémité. Et
comment empêcher ces enragés-là de
sembrocher eux-mêmes ? Dautre part, lespace
819
diminuait, ils se trouvaient maintenant acculés
contre le mur, dans limpossibilité de reculer
davantage. Leur petite troupe, une poignée
dhommes, en face de la marée montante des
mineurs, tenait bon cependant, exécutait avec
sang-froid les ordres brefs donnés par le
capitaine. Celui-ci, les yeux clairs, les lèvres
nerveusement amincies, navait quune peur,
celle de les voir semporter sous les injures. Déjà,
un jeune sergent, un grand maigre dont les quatre
poils de moustaches se hérissaient, battait des
paupières dune façon inquiétante. Près de lui, un
vieux chevronné, au cuir tanné par vingt
campagnes, avait blêmi, quand il avait vu sa
baïonnette tordue comme une paille. Un autre,
une recrue sans doute, sentant encore le labour,
devenait très rouge, chaque fois quil sentendait
traiter de crapule et de canaille. Et les violences
ne cessaient pas, les poings tendus, les mots
abominables, des pelletées daccusations et de
menaces qui les souffletaient au visage. Il fallait
toute la force de la consigne pour les tenir ainsi,
la face muette, dans le hautain et triste silence de
la discipline militaire.
820
Une collision semblait fatale, lorsquon vit
sortir, derrière la troupe, le porion Richomme,
avec sa tête blanche de bon gendarme,
bouleversée démotion. Il parlait tout haut.
Nom de Dieu, cest bête à la fin ! On ne peut
pas permettre des bêtises pareilles.
Et il se jeta entre les baïonnettes et les
mineurs.
Camarades, écoutez-moi... Vous savez que
je suis un vieil ouvrier et que je nai jamais cessé
dêtre un des vôtres. Eh bien ! nom de Dieu ! je
vous promets que, si lon nest pas juste avec
vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs quatre
vérités... Mais en voilà de trop, ça navance à rien
de gueuler des mauvaises paroles à ces braves
gens et de vouloir se faire trouer le ventre.
On écoutait, on hésitait. En haut,
malheureusement, reparut le profil aigu du petit
Négrel. Il craignait sans doute quon ne laccusât
denvoyer un porion, au lieu de se risquer luimême
; et il tâcha de parler. Mais sa voix se
perdit au milieu dun tumulte si épouvantable,
quil dut quitter de nouveau la fenêtre, après
821
avoir simplement haussé les épaules. Richomme,
dès lors, eut beau les supplier en son nom, répéter
que cela devait se passer entre camarades : on le
repoussait, on le suspectait. Mais il sentêta, il
resta au milieu deux.
Nom de Dieu ! quon me casse la tête avec
vous, mais je ne vous lâche pas, tant que vous
serez si bêtes !
Étienne, quil suppliait de laider à leur faire
entendre raison, eut un geste dimpuissance. Il
était trop tard, leur nombre maintenant montait à
plus de cinq cents. Et il ny avait pas que des
enragés, accourus pour chasser les Borains : des
curieux stationnaient, des farceurs qui
samusaient de la bataille. Au milieu dun
groupe, à quelque distance, Zacharie et
Philomène regardaient comme un spectacle, si
paisibles, quils avaient amené les deux enfants,
Achille et Désirée. Un nouveau flot arrivait de
Réquillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et
la Mouquette : lui, tout de suite, alla en ricanant
taper sur les épaules de son ami Zacharie ; tandis
quelle, très allumée, galopait au premier rang
822
des mauvaises têtes.
Cependant, à chaque minute, le capitaine se
tournait vers la route de Montsou. Les renforts
demandés narrivaient pas, ses soixante hommes
ne pouvaient tenir davantage. Enfin, il eut lidée
de frapper limagination de la foule, il commanda
de charger les fusils devant elle. Les soldats
exécutèrent le commandement, mais lagitation
grandissait, des fanfaronnades et des moqueries.
Tiens ! ces feignants, ils partent pour la
cible ! ricanaient les femmes, la Brûlé, la
Levaque et les autres.
La Maheude, la gorge couverte du petit corps
dEstelle, qui sétait réveillée et qui pleurait,
sapprochait tellement, que le sergent lui
demanda ce quelle venait faire, avec ce pauvre
mioche.
Quest-ce que ça te fout ? répondit-elle. Tire
dessus, si tu loses.
Les hommes hochaient la tête de mépris.
Aucun ne croyait quon pût tirer sur eux.
Il ny a pas de balles dans leurs cartouches,
823
dit Levaque.
Est-ce que nous sommes des Cosaques ? cria
Maheu. On ne tire pas contre des Français, nom
de Dieu !
Dautres répétaient que, lorsquon avait fait la
campagne de Crimée, on ne craignait pas le
plomb. Et tous continuaient à se jeter sur les
fusils. Si une décharge avait eu lieu à ce moment,
elle aurait fauché la foule.
Au premier rang, la Mouquette sétranglait de
fureur, en pensant que des soldats voulaient
trouer la peau à des femmes. Elle leur avait
craché tous ses gros mots, elle ne trouvait pas
dinjure assez basse, lorsque, brusquement,
nayant plus que cette mortelle offense à
bombarder au nez de la troupe, elle montra son
cul. Des deux mains, elle relevait ses jupes,
tendait les reins, élargissait la rondeur énorme.
Tenez, vlà pour vous ! et il est encore trop
propre, tas de salauds ! Elle plongeait, culbutait,
se tournait pour que chacun en eût sa part, sy
reprenait à chaque poussée quelle envoyait.
824
Vlà pour lofficier ! vlà pour le sergent !
vlà pour les militaires !
Un rire de tempête séleva, Bébert et Lydie se
tordaient, Étienne lui-même, malgré son attente
sombre, applaudit à cette nudité insultante. Tous,
les farceurs aussi bien que les forcenés, huaient
les soldats maintenant, comme sils les voyaient
salis dun éclaboussement dordure ; et il ny
avait que Catherine, à lécart, debout sur
danciens bois, qui restât muette, le sang à la
gorge, envahie de cette haine dont elle sentait la
chaleur monter.
Mais une bousculade se produisit. Le
capitaine, pour calmer lénervement de ses
hommes, se décidait à faire des prisonniers. Dun
saut, la Mouquette séchappa, en se jetant entre
les jambes des camarades. Trois mineurs,
Levaque et deux autres, furent empoignés dans le
tas des plus violents, et gardés à vue, au fond de
la chambre des porions.
Den haut, Négrel et Dansaert criaient au
capitaine de rentrer, de senfermer avec eux. Il
refusa, il sentait que ces bâtiments, aux portes
825
sans serrure, allaient être emportés dassaut, et
quil y subirait la honte dêtre désarmé. Déjà sa
petite troupe grondait dimpatience, on ne
pouvait fuir devant ces misérables en sabots. Les
soixante, acculés au mur, le fusil chargé, firent de
nouveau face à la bande.
Il y eut dabord un recul, un profond silence.
Les grévistes restaient dans létonnement de ce
coup de force. Puis, un cri monta, exigeant les
prisonniers, réclamant leur liberté immédiate.
Des voix disaient quon les égorgeait là-dedans.
Et, sans sêtre concertés, emportés dun même
élan, dun même besoin de revanche, tous
coururent aux tas de briques voisins, à ces
briques dont le terrain marneux fournissait
largile, et qui étaient cuites sur place. Les
enfants les charriaient une à une, des femmes en
emplissaient leurs jupes. Bientôt, chacun eut à ses
pieds des munitions, la bataille à coups de pierres
commença.
Ce fut la Brûlé qui se campa la première. Elle
cassait les briques, sur larête maigre de son
genou, et de la main droite, et de la main gauche,
826
elle lâchait les deux morceaux. La Levaque se
démanchait les épaules, si grosse, si molle,
quelle avait dû sapprocher pour taper juste,
malgré les supplications de Bouteloup, qui la
tirait en arrière, dans lespoir de lemmener,
maintenant que le mari était à lombre. Toutes
sexcitaient, la Mouquette, ennuyée de se mettre
en sang, à rompre les briques sur ses cuisses trop
grasses, préférait les lancer entières. Des gamins
eux-mêmes entraient en ligne, Bébert montrait à
Lydie comment on envoyait ça, par-dessous le
coude. Cétait une grêle, des grêlons énormes,
dont on entendait les claquements sourds. Et,
soudain, au milieu de ces furies, on aperçut
Catherine, les poings en lair, brandissant elle
aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la
force de ses petits bras. Elle naurait pu dire
pourquoi, elle suffoquait, elle crevait dune envie
de massacrer le monde. Est-ce que ça nallait pas
être bientôt fini, cette sacrée existence de
malheur ? Elle en avait assez, dêtre giflée et
chassée par son homme, de patauger ainsi quun
chien perdu dans la boue des chemins, sans
pouvoir seulement demander une soupe à son
827
père, en train davaler sa langue comme elle.
Jamais ça ne marchait mieux, ça se gâtait au
contraire depuis quelle se connaissait ; et elle
cassait des briques, et elle les jetait devant elle,
avec la seule idée de balayer tout, les yeux si
aveuglés de sang, quelle ne voyait même pas à
qui elle écrasait les mâchoires.
Étienne, resté devant les soldats, manqua
davoir le crâne fendu. Son oreille enflait, il se
retourna, il tressaillit en comprenant que la brique
était partie des poings fiévreux de Catherine ; et,
au risque dêtre tué, il ne sen allait pas, il la
regardait. Beaucoup dautres soubliaient
également là, passionnés par la bataille, les mains
ballantes. Mouquet jugeait les coups, comme sil
eût assisté à une partie de bouchon : oh ! celui-là,
bien tapé ! et cet autre, pas de chance ! Il rigolait,
il poussait du coude Zacharie, qui se querellait
avec Philomène, parce quil avait giflé Achille et
Désirée, en refusant de les prendre sur son dos,
pour quils pussent voir. Il y avait des
spectateurs, massés au loin, le long de la route.
Et, en haut de la pente, à lentrée du coron, le
vieux Bonnemort venait de paraître, se traînant
828
sur une canne, immobile maintenant, droit dans le
ciel couleur de rouille.
Dès les premières briques lancées, le porion
Richomme sétait planté de nouveau entre les
soldats et les mineurs. Il suppliait les uns, il
exhortait les autres, insoucieux du péril, si
désespéré que de grosses larmes lui coulaient des
yeux. On nentendait pas ses paroles au milieu du
vacarme, on voyait seulement ses grosses
moustaches grises qui tremblaient.
Mais la grêle des briques devenaient plus drue,
les hommes sy mettaient, à lexemple des
femmes.
Alors, la Maheude saperçut que Maheu
demeurait en arrière. Il avait les mains vides, lair
sombre.
Quest-ce que tu as, dis ? cria-t-elle. Est-ce
que tu es lâche ? est-ce que tu vas laisser
conduire tes camarades en prison ?... Ah ! si je
navais pas cette enfant, tu verrais !
Estelle, qui sétait cramponnée à son cou en
hurlant, lempêchait de se joindre à la Brûlé et
829
aux autres. Et, comme son homme ne semblait
pas entendre, elle lui poussa du pied des briques
dans les jambes.
Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! Faut-il
que je te crache à la figure devant le monde, pour
te donner du coeur ?
Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les
jeta. Elle le cinglait, létourdissait, aboyait
derrière lui des paroles de mort, en étouffant sa
fille sur sa gorge, dans ses bras crispés ; et il
avançait toujours, il se trouva en face des fusils.
Sous cette rafale de pierres, la petite troupe
disparaissait. Heureusement, elles tapaient trop
haut, le mur en était criblé. Que faire ? lidée de
rentrer, de tourner le dos, empourpra un instant le
visage pâle du capitaine ; mais ce nétait même
plus possible, on les écharperait, au moindre
mouvement. Une brique venait de briser la visière
de son képi, des gouttes de sang coulaient de son
front. Plusieurs de ses hommes étaient blessés ; et
il les sentait hors deux, dans cet instinct débridé
de la défense personnelle, où lon cesse dobéir
aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de
830
Dieu ! lépaule gauche à moitié démontée, la
chair meurtrie par un choc sourd, pareil à un coup
de battoir dans du linge. Éraflée à deux reprises,
la recrue avait un pouce broyé, tandis quune
brûlure lagaçait au genou droit : est-ce quon se
laisserait embêter longtemps encore ? Une pierre
ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le
ventre, ses joues verdirent, son arme trembla,
sallongea, au bout de ses bras maigres. Trois
fois, le capitaine fut sur le point de commander le
feu. Une angoisse létranglait, une lutte
interminable de quelques secondes heurta en lui
des idées, des devoirs, toutes ses croyances
dhomme et de soldat. La pluie des briques
redoublait, et il ouvrait la bouche, il allait crier :
Feu ! lorsque les fusils partirent deux-mêmes,
trois coups dabord, puis cinq, puis un roulement
de peloton, puis un coup tout seul, longtemps
après, dans le grand silence.
Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule
béante restait immobile, sans le croire encore.
Mais des cris déchirants sélevèrent, tandis que le
clairon sonnait la cessation du feu. Et il y eut une
panique folle, un galop de bétail mitraillé, une
831
fuite éperdue dans la boue.
Bébert et Lydie sétaient affaissés lun sur
lautre, aux trois premiers coups, la petite frappée
à la face, le petit troué au-dessous de lépaule
gauche. Elle, foudroyée, ne bougeait plus. Mais
lui, remuait, la saisissait à pleins bras, dans les
convulsions de lagonie, comme sil eût voulu la
reprendre, ainsi quil lavait prise, au fond de la
cachette noire, où ils venaient de passer leur nuit
dernière. Et Jeanlin, justement, qui accourait
enfin de Réquillart, bouffi de sommeil,
gambillant au milieu de la fumée, le regarda
étreindre sa petite femme, et mourir.
Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé
et le porion Richomme. Atteint dans le dos, au
moment où il suppliait les camarades, il était
tombé à genoux ; et, glissé sur une hanche, il
râlait par terre, les yeux pleins des larmes quil
avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, sétait
abattue toute raide et craquante comme un fagot
de bois sec, en bégayant un dernier juron dans le
gargouillement du sang.
Mais alors le feu de peloton balayait le terrain,
832
fauchait à cent pas les groupes de curieux qui
riaient de la bataille. Une balle entra dans la
bouche de Mouquet, le renversa, fracassé, aux
pieds de Zacharie et de Philomène, dont les deux
mioches furent couverts de gouttes rouges. Au
même instant, la Mouquette recevait deux balles
dans le ventre. Elle avait vu les soldats épauler,
elle sétait jetée, dun mouvement instinctif de
bonne fille, devant Catherine, en lui criant de
prendre garde ; et elle poussa un grand cri, elle
sétala sur les reins, culbutée par la secousse.
Étienne accourut, voulut la relever, lemporter ;
mais, dun geste, elle disait quelle était finie.
Puis, elle hoqueta, sans cesser de leur sourire à
lun et à lautre, comme si elle était heureuse de
les voir ensemble, maintenant quelle sen allait.
Tout semblait terminé, louragan des balles
sétait perdu très loin, jusque dans les façades du
coron, lorsque le dernier coup partit, isolé, en
retard.
Maheu, frappé en plein coeur, vira sur luimême
et tomba la face dans une flaque deau,
noire de charbon.
833
Stupide, la Maheude se baissa.
Eh ! mon vieux, relève-toi. Ce nest rien,
dis ?
Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre
sous un bras, pour retourner la tête de son
homme.
Parle donc ! où as-tu mal ?
Il avait les yeux vides, la bouche baveuse
dune écume sanglante. Elle comprit, il était
mort. Alors, elle resta assise dans la crotte, sa
fille sous le bras comme un paquet, regardant son
vieux dun air hébété.
La fosse était libre. De son geste nerveux, le
capitaine avait retiré, puis remis son képi coupé
par une pierre ; et il gardait sa raideur blême
devant le désastre de sa vie ; pendant que ses
hommes, aux faces muettes, rechargeaient leurs
armes. On aperçut les visages effarés de Négrel et
de Dansaert, à la fenêtre de la recette. Souvarine
était derrière eux, le front barré dune grande
ride, comme si le clou de son idée fixe se fût
imprimé là, menaçant. De lautre côté de
834
lhorizon, au bord du plateau, Bonnemort navait
pas bougé, calé dune main sur sa canne, lautre
main aux sourcils pour mieux voir, en bas,
légorgement des siens. Les blessés hurlaient, les
morts se refroidissaient dans des postures
cassées, boueux de la boue liquide du dégel, çà et
là envasés parmi les taches dencre du charbon,
qui reparaissaient sous les lambeaux salis de la
neige. Et, au milieu de ces cadavres dhommes,
tout petits, lair pauvre avec leur maigreur de
misère, gisait le cadavre de Trompette, un tas de
chair morte, monstrueux et lamentable.
Étienne navait pas été tué. Il attendait
toujours, près de Catherine tombée de fatigue et
dangoisse, lorsquune voix vibrante le fit
tressaillir. Cétait labbé Ranvier, qui revenait de
dire sa messe, et qui, les deux bras en lair, dans
une fureur de prophète, appelait sur les assassins
la colère de Dieu. Il annonçait lère de justice, la
prochaine extermination de la bourgeoisie par le
feu du ciel, puisquelle mettait le comble à ses
crimes en faisant massacrer les travailleurs et les
déshérités de ce monde.
835
Septième partie
836
I
Les coups de feu de Montsou avaient retenti
jusquà Paris, en un formidable écho. Depuis
quatre jours, tous les journaux de lopposition
sindignaient, étalaient en première page des
récits atroces : vingt-cinq blessés, quatorze morts,
dont deux enfants et trois femmes ; et il y avait
encore les prisonniers, Levaque était devenu une
sorte de héros, on lui prêtait une réponse au juge
dinstruction, dune grandeur antique. LEmpire,
atteint en pleine chair par ces quelques balles,
affectait le calme de la toute-puissance, sans se
rendre compte lui-même de la gravité de sa
blessure. Cétait simplement une collision
regrettable, quelque chose de perdu, là-bas, dans
le pays noir, très loin du pavé parisien qui faisait
lopinion. On oublierait vite, la Compagnie avait
reçu lordre officieux détouffer laffaire et den
finir avec cette grève, dont la durée irritante
tournait au péril social.
837
Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer
à Montsou trois des régisseurs. La petite ville, qui
navait osé jusque-là se réjouir du massacre, le
coeur malade, respira et goûta la joie dêtre enfin
sauvée. Justement, le temps sétait mis au beau,
un clair soleil, un de ces premiers soleils de
février dont la tiédeur verdit les pointes des lilas.
On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie,
le vaste bâtiment semblait revivre ; et les
meilleurs bruits en sortaient, on disait ces
messieurs très affectés par la catastrophe,
accourus pour ouvrir des bras paternels aux
égarés des corons. Maintenant que le coup se
trouvait porté, plus fort sans doute quils ne
leussent voulu, ils se prodiguaient dans leur
besogne de sauveurs, ils décrétaient des mesures
tardives et excellentes. Dabord, ils congédièrent
les Borains, en menant grand tapage de cette
concession extrême à leurs ouvriers. Puis, ils
firent cesser loccupation militaire des fosses, que
les grévistes écrasés ne menaçaient plus. Ce
furent eux encore qui obtinrent le silence, au sujet
de la sentinelle du Voreux disparue : on avait
fouillé le pays sans retrouver ni le fusil ni le
838
cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur,
bien quon eût le soupçon dun crime. En toutes
choses, ils sefforcèrent ainsi datténuer les
événements, tremblant de la peur du lendemain,
jugeant dangereux davouer lirrésistible
sauvagerie dune foule, lâchée au travers des
charpentes caduques du vieux monde. Et,
dailleurs, ce travail de conciliation ne les
empêchait pas de conduire à bien les affaires
purement administratives ; car on avait vu
Deneulin retourner à la Régie, où il se rencontrait
avec monsieur Hennebeau. Les pourparlers
continuaient pour lachat de Vandame, on
assurait quil allait accepter les offres de ces
messieurs.
Mais ce qui remua particulièrement le pays, ce
furent de grandes affiches jaunes que les
régisseurs firent coller à profusion sur les murs.
On y lisait ces quelques lignes, en très gros
caractères : « Ouvriers de Montsou, nous ne
voulons pas que les égarements dont vous avez
vu ces jours derniers les tristes effets privent de
leurs moyens dexistence les ouvriers sages et de
bonne volonté. Nous rouvrirons donc toutes les
839
fosses lundi matin, et lorsque le travail sera
repris, nous examinerons avec soin et
bienveillance les situations quil pourrait y avoir
lieu daméliorer. Nous ferons enfin tout ce quil
sera juste et possible de faire. » En une matinée,
les dix mille charbonniers défilèrent devant ces
affiches. Pas un ne parlait, beaucoup hochaient la
tête, dautres sen allaient de leur pas traînard,
sans quun pli de leur visage immobile eût bougé.
Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante
sétait obstiné dans sa résistance farouche. Il
semblait que le sang des camarades qui avait
rougi la boue de la fosse en barrait le chemin aux
autres. Une dizaine à peine étaient redescendus,
Pierron et des cafards de son espèce, quon
regardait partir et rentrer dun air sombre, sans un
geste ni une menace. Aussi une sourde méfiance
accueillit-elle laffiche, collée sur léglise. On ne
parlait pas des livrets rendus là-dedans : est-ce
que la Compagnie refusait de les reprendre ? et la
peur des représailles, lidée fraternelle de
protester contre le renvoi des plus compromis les
faisaient tous sentêter encore. Cétait louche, il
fallait voir, on retournerait au puits, quand ces
840
messieurs voudraient bien sexpliquer
franchement. Un silence écrasait les maisons
basses, la faim elle-même nétait plus rien, tous
pouvaient mourir, depuis que la mort violente
avait passé sur les toits.
Mais une maison parmi les autres, celle des
Maheu, restait surtout noire et muette, dans
laccablement de son deuil. Depuis quelle avait
accompagné son homme au cimetière, la
Maheude ne desserrait pas les dents. Après la
bataille, elle avait laissé Étienne ramener chez
eux Catherine, boueuse, à demi morte ; et,
comme elle la déshabillait devant le jeune
homme, pour la coucher, elle sétait imaginé un
instant que sa fille, elle aussi, lui revenait avec
une balle au ventre, car la chemise avait de larges
taches de sang. Mais elle comprit bientôt, cétait
le flot de la puberté qui crevait enfin, dans la
secousse de cette journée abominable. Ah ! une
chance encore, cette blessure ! un beau cadeau,
de pouvoir faire des enfants, que les gendarmes,
ensuite, égorgeraient ! Et elle nadressait pas la
parole à Catherine, pas plus dailleurs quelle ne
parlait à Étienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin,
841
au risque dêtre arrêté, saisi dune telle
répugnance à lidée de retourner dans les ténèbres
de Réquillart, quil préférait la prison : un frisson
le secouait, lhorreur de la nuit après toutes ces
morts, la peur inavouée du petit soldat qui
dormait là-bas, sous les roches. Dailleurs, il
rêvait de la prison comme dun refuge, au milieu
du tourment de sa défaite ; mais on ne linquiétait
même pas, il traînait des heures misérables, ne
sachant à quoi fatiguer son corps. Parfois,
seulement, la Maheude les regardait tous les
deux, lui et sa fille, dun air de rancune, en ayant
lair de leur demander ce quils faisaient chez
elle.
De nouveau, on ronflait tous en tas, le père
Bonnemort occupait lancien lit des deux
mioches, qui dormaient avec Catherine,
maintenant que la pauvre Alzire nenfonçait plus
sa bosse dans les côtes de sa grande soeur. Cétait
en se couchant que la mère sentait le vide de la
maison, au froid de son lit devenu trop large.
Vainement elle prenait Estelle pour combler le
trou, ça ne remplaçait pas son homme ; et elle
pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les
842
journées recommençaient à couler comme
auparavant : toujours pas de pain, sans quon eût
pourtant la chance de crever une bonne fois ; des
choses ramassées à droite et à gauche, qui
rendaient aux misérables le mauvais service de
les faire durer. Il ny avait rien de changé dans
lexistence, il ny avait que son homme de moins.
Laprès-midi du cinquième jour, Étienne, que
la vue de cette femme silencieuse désespérait,
quitta la salle et marcha lentement, le long de la
rue pavée du coron. Linaction, qui lui pesait, le
poussait à de continuelles promenades, les bras
ballants, la tête basse, torturé par la même
pensée. Il piétinait ainsi depuis une demi-heure,
lorsquil sentit, à un redoublement de son
malaise, que les camarades se mettaient sur les
portes pour le voir. Le peu qui restait de sa
popularité sen était allé au vent de la fusillade, il
ne passait plus sans rencontrer des regards dont la
flamme le suivait. Quand il leva la tête, des
hommes menaçants étaient là, des femmes
écartaient les petits rideaux des fenêtres ; et, sous
laccusation muette encore, sous la colère
contenue de ces grands yeux, élargis par la faim
843
et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait
plus marcher. Toujours, derrière lui, le sourd
reproche augmentait. Une telle crainte le prit
dentendre le coron entier sortir pour lui crier sa
misère, quil rentra, frémissant.
Mais, chez les Maheu, la scène qui lattendait
acheva de le bouleverser. Le vieux Bonnemort
était près de la cheminée froide, cloué sur sa
chaise, depuis que deux voisins, le jour de la
tuerie, lavaient trouvé par terre, sa canne en
morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyé.
Et, pendant que Lénore et Henri, pour amuser
leur faim, grattaient avec un bruit assourdissant
une vieille casserole, où des choux avaient bouilli
la veille, la Maheude toute droite, après avoir
posé Estelle sur la table, menaçait du poing
Catherine.
Répète un peu, nom de Dieu ! répète ce que
tu viens de dire !
Catherine avait dit son intention de retourner
au Voreux. Lidée de ne pas gagner son pain,
dêtre ainsi tolérée chez sa mère, comme une bête
encombrante et inutile, lui devenait chaque jour
844
plus intolérable ; et, sans la peur de recevoir
quelque mauvais coup de Chaval, elle serait
redescendue dès le mardi. Elle reprit en
bégayant :
Quest-ce que tu veux ? on ne peut pas vivre
sans rien faire. Nous aurions du pain au moins.
La Maheude linterrompit.
Écoute, le premier de vous autres qui
travaille, je létrangle... Ah ! non, ce serait trop
fort, de tuer le père et de continuer ensuite à
exploiter les enfants ! En voilà assez, jaime
mieux vous voir tous emporter entre quatre
planches, comme celui qui est parti déjà.
Et, furieusement, son long silence creva en un
flot de paroles. Une belle avance, ce que lui
apporterait Catherine ! à peine trente sous,
auxquels on pouvait ajouter vingt sous, si les
chefs voulaient bien trouver une besogne pour ce
bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept
bouches à nourrir ! Les mioches nétaient bons
quà engloutir de la soupe. Quant au grand-père,
il devait sêtre cassé quelque chose dans la
cervelle, en tombant, car il semblait imbécile ; à
845
moins quil neût les sangs tournés, davoir vu les
soldats tirer sur les camarades.
Nest-ce pas ? vieux, ils ont achevé de vous
démolir. Vous avez beau avoir la poigne encore
solide, vous êtes fichu.
Bonnemort la regardait de ses yeux éteints,
sans comprendre. Il restait des heures le regard
fixe, il navait plus que lintelligence de cracher
dans un plat rempli de cendre, quon mettait à
côté de lui, par propreté.
Et ils nont pas réglé sa pension, poursuivitelle,
et je suis certaine quils la refuseront, à
cause de nos idées... Non ! je vous dis quen voilà
de trop, avec ces gens de malheur !
Cependant, hasarda Catherine, ils promettent
sur laffiche...
Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton
affiche !... Encore de la glu pour nous prendre et
nous manger. Ils peuvent faire les gentils, à
présent quils nous ont troué la peau.
Mais, alors, maman, où irons-nous ? On ne
nous gardera pas au coron, bien sûr.
846
La Maheude eut un geste vague et terrible. Où
ils iraient ? elle nen savait rien, elle évitait dy
songer, ça la rendait folle. Ils iraient ailleurs,
quelque part. Et comme le bruit de la casserole
devenait insupportable, elle tomba sur Léonore et
Henri, les gifla. Une chute dEstelle, qui sétait
traînée à quatre pattes, augmenta le vacarme. La
mère la calma dune bourrade : quelle bonne
affaire, si elle était tuée du coup ! Elle parla
dAlzire, elle souhaitait aux autres la chance de
celle-là. Puis, brusquement, elle éclata en gros
sanglots, la tête contre le mur.
Étienne, debout, navait osé intervenir. Il ne
comptait plus dans la maison, les enfants euxmêmes
se reculaient de lui, avec défiance. Mais
les larmes de cette malheureuse lui retournaient
le coeur, il murmura :
Voyons, voyons, du courage ! on tâchera de
sen tirer.
Elle ne parut pas lentendre, elle se plaignait
maintenant, dune plainte basse et continue.
Ah ! misère, est ce possible ? Ça marchait
encore, avant ces horreurs. On mangeait son pain
847
sec, mais on était tous ensemble... Et que sest-il
donc passé, mon Dieu ! quest-ce que nous avons
donc fait, pour que nous soyons dans un pareil
chagrin, les uns sous la terre, les autres à navoir
plus que lenvie dy être ?... Cest bien vrai quon
nous attelait comme des chevaux à la besogne, et
ce nétait guère juste, dans le partage, dattraper
les coups de bâton, darrondir toujours la fortune
des riches, sans espérer jamais goûter aux bonnes
choses. Le plaisir de vivre sen va, lorsque
lespoir sen est allé. Oui, ça ne pouvait durer
davantage, il fallait respirer un peu... Si lon avait
su pourtant ! Est-ce possible, de sêtre rendu si
malheureux à vouloir la justice !
Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix
sétranglait dans une tristesse immense.
Puis, des malins sont toujours là, pour vous
promettre que ça peut sarranger, si lon sen
donne seulement la peine... On se monte la tête,
on souffre tellement de ce qui existe, quon
demande ce qui nexiste pas. Moi, je rêvassais
déjà comme une bête, je voyais une vie de bonne
amitié avec tout le monde, jétais partie en lair,
848
ma parole ! dans les nuages. Et lon se casse les
reins, en retombant dans la crotte... Ce nétait pas
vrai, il ny avait rien là-bas des choses quon
simaginait voir. Ce quil y avait, cétait encore
de la misère, ah ! de la misère tant quon en veut,
et des coups de fusil par-dessus le marché !
Étienne écoutait cette lamentation dont chaque
larme lui donnait un remords. Il ne savait que dire
pour calmer la Maheude, toute brisée, de sa
terrible chute, du haut de lidéal. Elle était
revenue au milieu de la pièce, elle le regardait,
maintenant ; et, le tutoyant, dans un dernier cri de
rage :
Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner
à la fosse, après nous avoir tous foutus dedans ?...
Je ne te reproche rien. Seulement, si jétais à ta
place, moi, je serais déjà morte de chagrin,
davoir fait tant de mal aux camarades.
Il voulut répondre, puis il eut un haussement
dépaules désespéré : à quoi bon donner des
explications, quelle ne comprendrait pas, dans sa
douleur ? Et, souffrant trop, il sen alla, il reprit
dehors sa marche éperdue.
849
Là encore, il retrouva le coron qui semblait
lattendre, les hommes sur les portes, les femmes
aux fenêtres. Dès quil parut, des grognements
coururent, la foule augmenta. Un souffle de
commérages senflait depuis quatre jours, éclatait
en une malédiction universelle. Des poings se
tendaient vers lui, des mères le montraient à leurs
garçons dun geste de rancune, des vieux
crachaient, en le regardant. Cétait le revirement
des lendemains de défaite, le revers fatal de la
popularité, une exécration qui sexaspérait de
toutes les souffrances endurées sans résultat. Il
payait pour la faim et la mort.
Zacharie, qui arrivait avec Philomène,
bouscula Étienne, comme celui-ci sortait. Et il
ricana, méchamment.
Tiens ! il engraisse, ça nourrit donc la peau
des autres !
Déjà, la Levaque sétait avancée sur sa porte,
en compagnie de Bouteloup. Elle parla de Bébert,
son gamin tué dune balle, elle cria :
Oui, il y a des lâches qui font massacrer les
enfants. Quil aille chercher le mien dans la terre,
850
sil veut me le rendre !
Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage
ne chômait pas, puisque Bouteloup restait.
Pourtant, lidée lui en revint, elle continua dune
voix aiguë :
Va donc ! ce sont les coquins qui se
promènent, quand les braves gens sont à
lombre !
Étienne, pour léviter, était tombé sur la
Pierronne, accourue au travers des jardins. Celleci
avait accueilli comme une délivrance la mort
de sa mère, dont les violences menaçaient de les
faire pendre ; et elle ne pleurait guère non plus la
petite de Pierron, cette gourgandine de Lydie, un
vrai débarras. Mais elle se mettait avec les
voisines, dans lidée de se réconcilier.
Et ma mère, dis ? et la fillette ? On ta vu, tu
te cachais derrière elles, quand elles ont gobé du
plomb à ta place !
Quoi faire ? étrangler la Pierronne et les
autres, se battre contre le coron ? Étienne en eut
un instant lenvie. Le sang grondait dans sa tête,
851
il traitait maintenant les camarades de brutes, il
sirritait de les voir inintelligents et barbares, au
point de sen prendre à lui de la logique des faits.
Était-ce bête ! Un dégoût lui venait de son
impuissance à les dompter de nouveau ; et il se
contenta de hâter le pas, comme sourd aux
injures. Bientôt, ce fut une fuite, chaque maison
le huait au passage, on sacharnait sur ses talons,
tout un peuple le maudissait dune voix peu à peu
tonnante, dans le débordement de la haine.
Cétait lui, lexploiteur, lassassin, la cause
unique de leur malheur. Il sortit du coron, blême,
affolé, galopant, avec cette bande hurlante
derrière son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le
lâchèrent ; mais quelques-uns sentêtaient,
lorsque, au bas de la pente, devant lAvantage, il
rencontra un autre groupe, qui sortait du Voreux.
Le vieux Mouque et Chaval étaient là. Depuis
la mort de la Mouquette, sa fille, et de son
garçon, Mouquet, le vieux continuait son service
de palefrenier, sans un mot de regret ni de
plainte. Brusquement, quand il aperçut Étienne,
une fureur le secoua, et des larmes crevèrent de
ses yeux, et une débâcle de gros mots jaillit de sa
852
bouche noire et saignante, à force de chiquer.
Salaud ! cochon ! espèce de mufle !...
Attends, tu as mes pauvres bougres denfants à
me payer, il faut que tu y passes !
Il ramassa une brique, la cassa, en lança les
deux morceaux.
Oui, oui, nettoyons-le ! cria Chaval, qui
ricanait, très excité, ravi de cette vengeance.
Chacun son tour... Te voilà collé au mur, sale
crapule !
Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de
pierres. Une clameur sauvage sélevait, tous
prirent des briques, les cassèrent, les jetèrent,
pour léventrer, comme ils avaient voulu éventrer
les soldats. Étourdi, il ne fuyait plus, il leur faisait
face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses
anciens discours, si chaudement acclamés jadis,
lui remontaient aux lèvres. Il répétait les mots
dont il les avait grisés, à lépoque où il les tenait
dans sa main, ainsi quun troupeau fidèle ; mais
sa puissance était morte, des pierres seules lui
répondaient ; et il venait dêtre meurtri au bras
gauche, il reculait, en grand péril, lorsquil se
853
trouva traqué contre la façade de lAvantage.
Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.
Entre, dit-il simplement.
Étienne hésitait, cela létouffait, de se réfugier
là.
Entre donc, je vais leur parler.
Il se résigna, il se cacha au fond de la salle,
pendant que le cabaretier bouchait la porte de ses
larges épaules.
Voyons, mes amis, soyez raisonnables...
Vous savez bien que je ne vous ai jamais
trompés, moi. Toujours jai été pour le calme, et
si vous maviez écouté, vous nen seriez pas, à
coup sûr, où vous en êtes.
Dodelinant des épaules et du ventre, il
continua longuement, il laissa couler son
éloquence facile, dune douceur apaisante deau
tiède. Et tout son succès dautrefois lui revenait,
il reconquérait sa popularité sans effort,
naturellement, comme si les camarades ne
lavaient pas hué et traité de lâche, un mois plus
tôt. Des voix lapprouvaient : très bien ! on était
854
avec lui ! voilà comment il fallait parler ! Un
tonnerre dapplaudissements éclata.
En arrière, Étienne défaillait, le coeur noyé
damertume. Il se rappelait la prédiction de
Rasseneur, dans la forêt, lorsque celui-ci lavait
menacé de lingratitude des foules. Quelle
brutalité imbécile ! quel oubli abominable des
services rendus ! Cétait une force aveugle qui se
dévorait constamment elle-même. Et, sous sa
colère à voir ces brutes gâter leur cause, il y avait
le désespoir de son propre écroulement, de la fin
tragique de son ambition. Eh quoi ! était-ce fini
déjà ? Il se souvenait davoir, sous les hêtres,
entendu trois mille poitrines battre à lécho de la
sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans
ses deux mains, ce peuple lui appartenait, il sen
était senti le maître. Des rêves fous le grisaient
alors : Montsou à ses pieds, Paris là-bas, député
peut-être, foudroyant les bourgeois dun discours,
le premier discours prononcé par un ouvrier à la
tribune dun Parlement. Et cétait fini ! il
séveillait misérable et détesté, son peuple venait
de le reconduire à coups de briques.
855
La voix de Rasseneur séleva.
Jamais la violence na réussi, on ne peut pas
refaire le monde en un jour. Ceux qui vous ont
promis de tout changer dun coup sont des
farceurs ou des coquins !
Bravo ! bravo ! cria la foule.
Qui donc était le coupable ? et cette question
quÉtienne se posait, achevait de laccabler. En
vérité, était-ce sa faute, ce malheur dont il
saignait lui-même, la misère des uns,
légorgement des autres, ces femmes, ces enfants,
amaigris et sans pain ? Il avait eu cette vision
lamentable, un soir, avant les catastrophes. Mais
déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté
avec les camarades. Jamais, dailleurs, il ne les
avait dirigés, cétaient eux qui le menaient, qui
lobligeaient à faire des choses quil naurait pas
faites, sans le branle de cette cohue poussant
derrière lui. À chaque violence, il était resté dans
la stupeur des événements, car il nen avait prévu
ni voulu aucun. Pouvait-il sattendre, par
exemple, à ce que ses fidèles du coron le
lapideraient un jour ? Ces enragés-là mentaient,
856
quand ils laccusaient de leur avoir promis une
existence de mangeaille et de paresse. Et, dans
cette justification, dans les raisonnements dont il
essayait de combattre ses remords, sagitait la
sourde inquiétude de ne pas sêtre montré à la
hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant qui
le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de
courage, il nétait même plus de coeur avec les
camarades, il avait peur deux, de cette masse
énorme, aveugle et irrésistible du peuple, passant
comme une force de la nature, balayant tout, en
dehors des règles et des théories. Une répugnance
len avait détaché peu à peu, le malaise de ses
goûts affinés, la montée lente de tout son être
vers une classe supérieure.
À ce moment, la voix de Rasseneur se perdit
au milieu de vociférations enthousiastes.
Vive Rasseneur ! il ny a que lui, bravo,
bravo !
Le cabaretier referma la porte, pendant que la
bande se dispersait ; et les deux hommes se
regardèrent en silence. Tous deux haussèrent les
épaules. Ils finirent par boire une chope
857
ensemble.
Ce même jour, il y eut un grand dîner à la
Piolaine, où lon fêtait les fiançailles de Négrel et
de Cécile. Les Grégoire, depuis la veille, faisaient
cirer la salle à manger et épousseter le salon.
Mélanie régnait dans la cuisine, surveillant les
rôtis, tournant les sauces, dont lodeur montait
jusque dans les greniers. On avait décidé que le
cocher Francis aiderait Honorine à servir. La
jardinière devait laver la vaisselle, le jardinier
ouvrirait la grille. Jamais un tel gala navait mis
en lair la grande maison patriarcale et cossue.
Tous se passa le mieux du monde. Madame
Hennebeau se montra charmante pour Cécile, et
elle sourit à Négrel, lorsque le notaire de
Montsou, galamment, proposa de boire au
bonheur du futur ménage. Monsieur Hennebeau
fut aussi très aimable. Son air riant frappa les
convives, le bruit courait que, rentré en faveur
près de la Régie, il serait bientôt fait officier de la
Légion dhonneur, pour la façon énergique dont il
avait dompté la grève. On évitait de parler des
derniers événements, mais il y avait du triomphe
858
dans la joie générale, le dîner tournait à la
célébration officielle dune victoire. Enfin, on
était donc délivré, on recommençait à manger et à
dormir en paix ! Une allusion fut discrètement
faite aux morts dont la boue du Voreux avait à
peine bu le sang : cétait une leçon nécessaire, et
tous sattendrirent, quand les Grégoire ajoutèrent
que, maintenant, le devoir de chacun était daller
panser les plaies, dans les corons. Eux, avaient
repris leur placidité bienveillante, excusant leurs
braves mineurs, les voyant déjà, au fond des
fosses, donner le bon exemple dune résignation
séculaire. Les notables de Montsou, qui ne
tremblaient plus, convinrent que la question du
salariat demandait à être étudiée prudemment. Au
rôti, la victoire devint complète, lorsque monsieur
Hennebeau lut une lettre de lévêque, où celui-ci
annonçait le déplacement de labbé Ranvier.
Toute la bourgeoisie de la province commentait
avec passion lhistoire de ce prêtre, qui traitait les
soldats dassassins. Et le notaire, comme le
dessert paraissait, se posa très résolument en libre
penseur.
Deneulin était là, avec ses deux filles. Au
859
milieu de cette allégresse, il sefforçait de cacher
la mélancolie de sa ruine. Le matin même, il avait
signé la vente de sa concession de Vandame à la
Compagnie de Montsou. Acculé, égorgé, il sétait
soumis aux exigences des régisseurs, leur lâchant
enfin cette proie guettée si longtemps, leur tirant
à peine largent nécessaire pour payer ses
créanciers. Même il avait accepté, au dernier
moment, comme une chance heureuse, leur offre
de le garder à titre dingénieur divisionnaire,
résigné à surveiller ainsi, en simple salarié, cette
fosse où il avait englouti sa fortune. Cétait le
glas des petites entreprises personnelles, la
disparition prochaine des patrons, mangés un à un
par logre sans cesse affamé du capital, noyés
dans le flot montant des grandes Compagnies.
Lui seul payait les frais de la grève, il sentait bien
quon buvait à son désastre, en buvant à la rosette
de monsieur Hennebeau ; et il ne se consolait un
peu que devant la belle crânerie de Lucie et de
Jeanne, charmantes dans leurs toilettes retapées,
riant à la débâcle, en jolies filles garçonnières,
dédaigneuses de largent.
Lorsquon passa au salon prendre le café,
860
monsieur Grégoire emmena son cousin à lécart
et le félicita du courage de sa décision.
Que veux-tu ? ton seul tort a été de risquer à
Vandame le million de ton denier de Montsou.
Tu tes donné un mal terrible, et le voilà fondu
dans ce travail de chien, tandis que le mien, qui
na pas bougé de mon tiroir, me nourrit encore
sagement à ne rien faire, comme il nourrira les
enfants de mes petits-enfants.
861
II
Le dimanche, Étienne séchappa du coron, dès
la nuit tombée. Un ciel très pur, criblé détoiles,
éclairait la terre dune clarté bleue de crépuscule.
Il descendit vers le canal, il suivit lentement la
berge, en remontant du côté de Marchiennes.
Cétait sa promenade favorite, un sentier gazonné
de deux lieues, filant tout droit, le long de cette
eau géométrique, qui se déroulait pareille à un
lingot sans fin dargent fondu.
Jamais il ny rencontrait personne. Mais, ce
jour-là, il fut contrarié, en voyant venir à lui un
homme. Et, sous la pâle lumière des étoiles, les
deux promeneurs solitaires ne se reconnurent que
face à face.
Tiens ! cest toi, murmura Étienne.
Souvarine hocha la tête sans répondre. Un
instant, ils restèrent immobiles ; puis, côte à côte,
ils repartirent vers Marchiennes. Chacun semblait
862
continuer ses réflexions, comme très loin lun de
lautre.
As-tu vu dans le journal le succès de
Pluchart à Paris ? demanda enfin Étienne. On
lattendait sur le trottoir, on lui a fait une ovation,
au sortir de cette réunion de Belleville... Oh ! le
voilà lancé, malgré son rhume. Il ira où il voudra,
désormais.
Le machineur haussa les épaules. Il avait le
mépris des beaux parleurs, des gaillards qui
entrent dans la politique comme on entre au
barreau, pour y gagner des rentes, à coups de
phrases.
Étienne, maintenant, en était à Darwin. Il en
avait lu des fragments, résumés et vulgarisés dans
un volume à cinq sous ; et, de cette lecture mal
comprise, il se faisait une idée révolutionnaire du
combat pour lexistence, les maigres mangeant
les gras, le peuple fort dévorant la blême
bourgeoisie. Mais Souvarine semporta, se
répandit sur la bêtise des socialistes qui acceptent
Darwin, cet apôtre de linégalité scientifique,
dont la fameuse sélection nétait bonne que pour
863
des philosophes aristocrates. Cependant, le
camarade sentêtait, voulait raisonner, et il
exprimait ses doutes par une hypothèse : la vieille
société nexistait plus, on en avait balayé
jusquaux miettes ; eh bien, nétait-il pas à
craindre que le monde nouveau ne repoussât gâté
lentement des mêmes injustices, les uns malades
et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus
intelligents, sengraissant de tout, et les autres
imbéciles et paresseux, redevenant des esclaves ?
Alors, devant cette vision de léternelle misère, le
machineur cria dune voix farouche que, si la
justice nétait pas possible avec lhomme, il
fallait que lhomme disparût. Autant de sociétés
pourries, autant de massacres, jusquà
lextermination du dernier être. Et le silence
retomba.
Longtemps, la tête basse, Souvarine marcha
sur lherbe fine, si absorbé, quil suivait
lextrême bord de leau, avec la tranquille
certitude dun homme endormi, rêvant le long des
gouttières. Puis, il tressaillit sans cause, comme
sil sétait heurté contre une ombre. Ses yeux se
levèrent, sa face apparut, très pâle ; et il dit
864
doucement à son compagnon :
Est-ce que je tai conté comment elle est
morte ?
Qui donc ?
Ma femme, là-bas, en Russie.
Étienne eut un geste vague, étonné du
tremblement de la voix, de ce brusque besoin de
confidence, chez ce garçon impassible
dhabitude, dans son détachement stoïque des
autres et de lui-même. Il savait seulement que la
femme était une maîtresse, et quon lavait
pendue, à Moscou.
Laffaire navait pas marché, raconta
Souvarine, les yeux perdus à présent sur la fuite
blanche du canal, entre les colonnades bleuies des
grands arbres. Nous étions restés quatorze jours
au fond dun trou, à miner la voie du chemin de
fer ; et ce nest pas le train impérial, cest un train
de voyageurs qui a sauté... Alors, on a arrêté
Annouchka. Elle nous apportait du pain tous les
soirs, déguisée en paysanne. Cétait elle aussi qui
avait allumé la mèche, parce quun homme aurait
865
pu être remarqué... Jai suivi le procès, caché
dans la foule, pendant six longues journées...
Sa voix sembarrassa, il fut pris dun accès de
toux, comme sil étranglait.
Deux fois, jai eu envie de crier, de
mélancer par-dessus les têtes, pour la rejoindre.
Mais à quoi bon ? un homme de moins, cest un
soldat de moins ; et je devinais bien quelle me
disait non, de ses grands yeux fixes, lorsquelle
rencontrait les miens.
Il toussa encore.
Le dernier jour, sur la place, jétais là... Il
pleuvait, les maladroits perdaient la tête, dérangés
par la pluie battante. Ils avaient mis vingt
minutes, pour en pendre quatre autres : la corde
cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième...
Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne
me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. Je
suis monté sur une borne, et elle ma vu, nos
yeux ne se sont plus quittés. Quand elle a été
morte, elle me regardait toujours... Jai agité mon
chapeau, je suis parti.
866
Il y eut un nouveau silence. Lallée blanche du
canal se déroulait à linfini, tous deux marchaient
du même pas étouffé, comme retombés chacun
dans son isolement. Au fond de lhorizon, leau
pâle semblait ouvrir le ciel dune mince trouée de
lumière.
Cétait notre punition, continua durement
Souvarine. Nous étions coupables de nous
aimer... Oui, cela est bon quelle soit morte, il
naîtra des héros de son sang, et moi, je nai plus
de lâcheté au coeur... Ah ! rien, ni parents, ni
femme, ni ami ! rien qui fasse trembler la main,
le jour où il faudra prendre la vie des autres ou
donner la sienne !
Étienne sétait arrêté, frissonnant, sous la nuit
fraîche. Il ne discuta pas, il dit simplement :
Nous sommes loin, veux-tu que nous
retournions ?
Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il
ajouta, au bout de quelques pas :
As-tu vu les nouvelles affiches ?
Cétaient de grands placards jaunes que la
867
Compagnie avait encore fait coller dans la
matinée. Elle sy montrait plus nette et plus
conciliante, elle promettait de reprendre le livret
des mineurs qui redescendraient le lendemain.
Tout serait oublié, le pardon était offert même
aux plus compromis.
Oui, jai vu, répondit le machineur.
Eh bien ! quest-ce que tu en penses ?
Jen pense, que cest fini... Le troupeau
redescendra. Vous êtes tous trop lâches.
Étienne, fiévreusement, excusa les camarades :
un homme peut être brave, une foule qui meurt de
faim est sans force. Pas à pas, ils étaient revenus
au Voreux ; et, devant la masse noire de la fosse,
il continua, il jura de ne jamais redescendre, lui ;
mais il pardonnait à ceux qui redescendraient.
Ensuite, comme le bruit courait que les
charpentiers navaient pas eu le temps de réparer
le cuvelage, il désira savoir. Était-ce vrai ? la
pesée des terrains contre les bois qui faisaient au
puits une chemise de charpente les avait-elle
tellement renflés à lintérieur, quune des cages
dextraction frottait au passage, sur une longueur
868
de plus de cinq mètres ? Souvarine, redevenu
silencieux, répondait brièvement. Il avait encore
travaillé la veille, la cage frottait en effet, les
machineurs devaient même doubler la vitesse,
pour passer à cet endroit. Mais tous les chefs
accueillaient les observations de la même phrase
irritée : cétait du charbon quon voulait, on
consoliderait mieux plus tard.
Vois-tu que ça crève ! murmura Étienne. On
serait à la noce.
Les yeux fixés sur la fosse, vague dans
lombre, Souvarine conclut tranquillement :
Si ça crève, les camarades le sauront,
puisque tu conseilles de redescendre.
Neuf heures sonnaient au clocher de
Montsou ; et, son compagnon ayant dit quil
rentrait se coucher, il ajouta, sans même tendre la
main :
Eh bien ! adieu. Je pars.
Comment, tu pars ?
Oui, jai redemandé mon livret, je vais
ailleurs.
869
Étienne, stupéfait, émotionné, le regardait.
Cétait après deux heures de promenade, quil lui
disait ça, et dune voix si calme, lorsque la seule
annonce de cette brusque séparation lui serrait le
coeur, à lui. On sétait connu, on avait peiné
ensemble : ça rend toujours triste, lidée de ne
plus se voir.
Tu pars, et où vas-tu ?
Là-bas, je nen sais rien.
Mais je te reverrai ?
Non, je ne crois pas.
Ils se turent, ils restèrent un moment face à
face, sans trouver rien autre à se dire.
Alors, adieu.
Adieu.
Pendant quÉtienne montait au coron,
Souvarine tourna le dos, revint sur la berge du
canal ; et là, seul maintenant, il marcha sans fin,
la tête basse, si noyé de ténèbres, quil nétait
plus quune ombre mouvante de la nuit. Par
instants, il sarrêtait, il comptait les heures, au
loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se
870
dirigea vers le Voreux.
À ce moment, la fosse était vide, il ny
rencontra quun porion, les yeux gros de
sommeil. On devait chauffer seulement à deux
heures, pour la reprise du travail. Dabord, il
monta prendre au fond dune armoire une veste
quil feignait davoir oubliée. Des outils, un
vilebrequin armé de sa mèche, une petite scie très
forte, un marteau et un ciseau se trouvaient roulés
dans cette veste. Puis, il repartit. Mais, au lieu de
sortir par la baraque, il enfila létroit couloir qui
menait au goyot des échelles. Et, sa veste sous le
bras, il descendit doucement, sans lampe,
mesurant la profondeur en comptant les échelles.
Il savait que la cage frottait à trois cent soixantequatorze
mètres, contre la cinquième passe du
cuvelage inférieur. Quand il eut compté
cinquante-quatre échelles, il tâta de la main, il
sentit le rendement des pièces de bois. Cétait là.
Alors, avec ladresse et le sang-froid dun bon
ouvrier qui a longtemps médité sur sa besogne, il
se mit au travail. Tout de suite, il commença par
scier un panneau dans la cloison du goyot, de
871
manière à communiquer avec le compartiment
dextraction. Et, à laide dallumettes vivement
enflammées et éteintes, il put se rendre compte de
létat du cuvelage et des réparations récentes
quon y avait faites.
Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des
puits de mine rencontrait des difficultés inouïes,
pour traverser les masses deau séjournant sous
terre, en nappes immenses, au niveau des vallées
les plus basses. Seule, la construction des
cuvelages, de ces pièces de charpente jointes
entre elles comme les douves dun tonneau,
parvenait à contenir les sources affluentes, à
isoler les puits, au milieu des lacs dont les vagues
profondes et obscures en battaient les parois. Il
avait fallu, en fonçant le Voreux, établir deux
cuvelages ; celui du niveau supérieur, dans les
sables ébouleux et les argiles blanches qui
avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes
parts, gonflé deau comme une éponge ; puis,
celui du niveau inférieur, directement au-dessus
du terrain houiller, dans un sable jaune dune
finesse de farine, coulant avec une fluidité
liquide ; et cétait là que se trouvait le Torrent,
872
cette mer souterraine, la terreur des houillères du
Nord, une mer avec ses tempêtes et ses naufrages,
une mer ignorée, insondable, roulant ses flots
noirs, à plus de trois cents mètres du soleil.
Dordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la
pression énorme. Ils ne redoutaient guère que le
tassement des terrains voisins, ébranlés par le
travail continu des anciennes galeries
dexploitation, qui se comblaient. Dans cette
descente des roches, parfois des lignes de cassure
se produisaient, se propageaient lentement
jusquaux charpentes, quelles déformaient à la
longue, en les repoussant à lintérieur du puits ; et
le grand danger était là, une menace
déboulement et dinondation, la fosse emplie de
lavalanche des terres et du déluge des sources.
Souvarine, à cheval dans louverture pratiquée
par lui, constata une déformation très grave de la
cinquième passe du cuvelage. Les pièces de bois
faisaient ventre, en dehors des cadres ; plusieurs
même étaient sorties de leur épaulement. Des
filtrations abondantes, des « pichoux », comme
disent les mineurs, jaillissaient des joints, au
travers du brandissage détoupes goudronnées
873
dont on les garnissait. Et les charpentiers, pressés
par le temps, sétaient contentés de poser aux
angles des équerres de fer, avec une telle
insouciance, que toutes les vis nétaient pas
mises. Un mouvement considérable se produisait
évidemment derrière, dans les sables du Torrent.
Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis
des équerres, de façon à ce quune dernière
poussée pût les arracher toutes. Cétait une
besogne de témérité folle, pendant laquelle il
manqua vingt fois de culbuter, de faire le saut des
cent quatre-vingts mètres qui le séparaient du
fond. Il avait dû empoigner les guides de chêne,
les madriers où glissaient les cages ; et, suspendu
au-dessus du vide, il voyageait le long des
traverses dont ils étaient reliés de distance en
distance, il se coulait, sasseyait, se renversait,
simplement arc-bouté sur un coude ou sur un
genou, dans un tranquille mépris de la mort. Un
souffle laurait précipité, à trois reprises il se
rattrapa, sans un frisson. Dabord, il tâtait de la
main, puis il travaillait, nenflammant une
allumette que lorsquil ségarait, au milieu de ces
poutres gluantes. Après avoir desserré les vis, il
874
sattaqua aux pièces mêmes ; et le péril grandit
encore. Il avait cherché la clef, la pièce qui tenait
les autres ; il sacharnait contre elle, la trouait, la
sciait, lamincissait, pour quelle perdît de sa
résistance ; tandis que, par les trous et les fentes,
leau qui séchappait en jets minces laveuglait et
le trempait dune pluie glacée. Deux allumettes
séteignirent. Toutes se mouillaient, cétait la
nuit, une profondeur sans fond de ténèbres.
Dès ce moment, une rage lemporta. Les
haleines de linvisible le grisaient, lhorreur noire
de ce trou battu dune averse le jetait à une fureur
de destruction. Il sacharna au hasard contre le
cuvelage, tapant où il pouvait, à coups de
vilebrequin, à coups de scie, pris du besoin de
léventrer tout de suite sur sa tête. Et il y mettait
une férocité, comme sil eût joué du couteau dans
la peau dun être vivant, quil exécrait. Il la
tuerait à la fin, cette bête mauvaise du Voreux, à
la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant
de chair humaine ! On entendait la morsure de
ses outils, son échine sallongeait, il rampait,
descendait, remontait, se tenant encore par
miracle, dans un branle continu, un vol doiseau
875
nocturne au travers des charpentes dun clocher.
Mais il se calma, mécontent de lui. Est-ce
quon ne pouvait faire les choses froidement ?
Sans hâte, il souffla, il rentra dans le goyot des
échelles, dont il boucha le trou, en replaçant le
panneau quil avait scié. Cétait assez, il ne
voulait pas donner léveil par un dégât trop
grand, quon aurait tenté de réparer tout de suite.
La bête avait sa blessure au ventre, on verrait si
elle vivait encore le soir ; et il avait signé, le
monde épouvanté saurait quelle nétait pas morte
de sa belle mort. Il prit le temps de rouler
méthodiquement les outils dans sa veste, il
remonta les échelles avec lenteur. Puis, quand il
fut sorti de la fosse sans être vu, lidée daller
changer de vêtements ne lui vint même pas. Trois
heures sonnaient. Il resta planté sur la route, il
attendit.
À la même heure, Étienne, qui ne dormait pas,
sinquiéta dun bruit léger, dans lépaisse nuit de
la chambre. Il distinguait le petit souffle des
enfants, les ronflements de Bonnemort et de la
Maheude ; tandis que, près de lui, Jeanlin sifflait
876
une note prolongée de flûte. Sans doute, il avait
rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit
recommença. Cétait un craquement de paillasse,
leffort étouffé dune personne qui se lève. Alors,
il simagina que Catherine se trouvait indisposée.
Dis, cest toi ? quest-ce que tu as ?
demanda-t-il à voix basse.
Personne ne répondit, seuls les ronflements
des autres continuaient. Pendant cinq minutes,
rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau
craquement. Et, certain cette fois de ne pas sêtre
trompé, il traversa la chambre, il envoya les
mains dans les ténèbres, pour tâter le lit den
face. Sa surprise fut grande, en y rencontrant la
jeune fille assise, lhaleine suspendue, éveillée et
aux aguets.
Eh bien ! pourquoi ne réponds-tu pas ?
quest-ce que tu fais donc ?
Elle finit par dire :
Je me lève.
À cette heure, tu te lèves ?
Oui, je retourne travailler à la fosse.
877
Très ému, Étienne dut sasseoir au bord de la
paillasse, pendant que Catherine lui expliquait ses
raisons. Elle souffrait trop de vivre ainsi, oisive,
en sentant peser sur elle de continuels regards de
reproche ; elle aimait mieux courir le risque
dêtre bousculée là-bas par Chaval ; et, si sa mère
refusait son argent, quand elle le lui apporterait,
eh bien ! elle était assez grande pour se mettre à
part et faire elle-même sa soupe.
Va-ten, je vais mhabiller. Et ne dis rien,
nest-ce pas ? si tu veux être gentil.
Mais il demeurait près delle, il lavait prise à
la taille, dans une caresse de chagrin et de pitié.
En chemise, serrés lun contre lautre, ils
sentaient la chaleur de leur peau nue, au bord de
cette couche, tiède du sommeil de la nuit. Elle,
dun premier mouvement, avait essayé de se
dégager ; puis, elle sétait mise à pleurer tout bas,
en le prenant à son tour par le cou, pour le garder
contre elle, dans une étreinte désespérée. Et ils
restaient sans autre désir, avec le passé de leurs
amours malheureuses, quils navaient pu
satisfaire. Était-ce donc à jamais fini ?
878
noseraient-ils saimer un jour, maintenant quils
étaient libres ? Il naurait fallu quun peu de
bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui
les empêchait daller ensemble, à cause de toutes
sortes didées, où ils ne lisaient pas clairement
eux-mêmes.
Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux
pas allumer, ça réveillerait maman... Il est
lheure, laisse-moi.
Il nécoutait point, il la pressait éperdument, le
coeur noyé dune tristesse immense. Un besoin de
paix, un invincible besoin dêtre heureux
lenvahissait ; et il se voyait marié, dans une
petite maison propre, sans autre ambition que de
vivre et de mourir là, tous les deux. Du pain le
contenterait ; même sil ny en avait que pour un,
le morceau serait pour elle. À quoi bon autre
chose ? est-ce que la vie valait davantage ?
Elle, cependant, dénouait ses bras nus.
Je ten prie, laisse.
Alors, dans un élan de son coeur, il lui dit à
loreille :
879
Attends, je vais avec toi.
Et lui-même sétonna davoir dit cette chose.
Il avait juré de ne pas redescendre, doù venait
donc cette décision brusque, sortie de ses lèvres,
sans quil y eût songé, sans quil leût discutée un
instant ? Maintenant, cétait en lui un tel calme,
une guérison si complète de ses doutes, quil
sentêtait, en homme sauvé par le hasard, et qui
avait trouvé enfin lunique porte à son tourment.
Aussi refusa-t-il de lentendre, lorsquelle
salarma, comprenant quil se dévouait pour elle,
redoutant les mauvaises paroles dont on
laccueillerait à la fosse. Il se moquait de tout, les
affiches promettaient le pardon, et cela suffisait.
Je veux travailler, cest mon idée...
Habillons-nous et ne faisons pas de bruit.
Ils shabillèrent dans les ténèbres, avec mille
précautions. Elle, secrètement, avait préparé la
veille ses vêtements de mineur ; lui, dans
larmoire, prit une veste et une culotte ; et ils ne
se lavèrent pas, par crainte de remuer la terrine.
Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir
étroit, où couchait la mère. Quand ils partirent, le
880
malheur voulut quils butèrent contre une chaise.
Elle séveilla, elle demanda, dans
lengourdissement du sommeil :
Hein ? qui est-ce ?
Catherine, tremblante, sétait arrêtée, en
serrant violemment la main dÉtienne.
Cest moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci.
Jétouffe, je sors respirer un peu.
Bon, bon.
Et la Maheude se rendormit. Catherine nosait
plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle,
elle partagea une tartine quelle avait réservée sur
un pain, donné par une dame de Montsou. Puis,
doucement, ils refermèrent la porte, ils sen
allèrent.
Souvarine était demeuré debout, près de
lAvantage, à langle de la route. Depuis une
demi-heure, il regardait les charbonniers qui
retournaient au travail, confus dans lombre,
passant avec leur sourd piétinement de troupeau.
Il les comptait, comme les bouchers comptent les
bêtes, à lentrée de labattoir ; et il était surpris de
881
leur nombre, il ne prévoyait pas, même dans son
pessimisme, que ce nombre de lâches pût être si
grand. La queue sallongeait toujours, il se
raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux
clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui
défilaient, et dont il ne distinguait pas les visages,
il venait pourtant den reconnaître un, à sa
démarche. Il savança, il larrêta.
Où vas-tu ?
Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.
Tiens ! tu nes pas encore parti !
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans
doute, il avait juré ; seulement, ce nétait pas une
existence, dattendre les bras croisés des choses
qui arriveraient dans cent ans peut-être ; et,
dailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine lavait écouté, frémissant. Il
lempoigna par une épaule, il le rejeta vers le
coron.
Rentre chez toi, je le veux, entends-tu !
Mais, Catherine sétant approchée, il la
882
reconnut, elle aussi. Étienne protestait, déclarait
quil ne laissait à personne le soin de juger sa
conduite. Et les yeux du machineur allèrent de la
jeune fille au camarade ; tandis quil reculait dun
pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il
y avait une femme dans le coeur dun homme,
lhomme était fini, il pouvait mourir. Peut-être
revit-il, en une vision rapide, là-bas, à Moscou, sa
maîtresse pendue, ce dernier lien de sa chair
coupé, qui lavait rendu libre de la vie des autres
et de la sienne. Il dit simplement :
Va.
Gêné, Étienne sattardait, cherchait une parole
de bonne amitié, pour ne pas se séparer ainsi.
Alors, tu pars toujours ?
Oui.
Eh bien ! donne-moi la main, mon vieux.
Bon voyage et sans rancune.
Lautre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni
femme.
Adieu, pour tout de bon, cette fois.
Oui, adieu.
883
Et Souvarine, immobile dans les ténèbres,
suivit du regard Étienne et Catherine, qui
entraient au Voreux.
884
III
À quatre heures, la descente commença.
Dansaert, installé en personne au bureau du
marqueur, dans la lampisterie, inscrivait chaque
ouvrier qui se présentait, et lui faisait donner une
lampe. Il les prenait tous, sans une observation,
tenant la promesse des affiches. Cependant,
lorsquil aperçut au guichet Étienne et Catherine,
il eut un sursaut, très rouge, la bouche ouverte
pour refuser linscription ; puis, il se contenta de
triompher, dun air goguenard : ah ! ah ! le fort
des forts était donc par terre ? la Compagnie avait
donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou
revenait lui demander du pain ? Silencieux,
Étienne emporta sa lampe et monta au puits, avec
la herscheuse.
Mais cétait là, dans la salle de recette, que
Catherine craignait les mauvaises paroles des
camarades. Justement, dès lentrée, elle reconnut
885
Chaval au milieu dune vingtaine de mineurs,
attendant quune cage fût libre. Il savançait
furieusement vers elle, lorsque la vue dÉtienne
larrêta. Alors, il affecta de ricaner, avec des
haussements dépaules outrageux. Très bien ! il
sen foutait, du moment que lautre avait occupé
la place toute chaude ; bon débarras ! ça regardait
le monsieur, sil aimait les restes ; et, sous
létalage de ce dédain, il était repris dun
tremblement de jalousie, ses yeux flambaient.
Dailleurs, les camarades ne bougeaient pas,
muets, les yeux baissés. Ils se contentaient de
jeter un regard oblique aux nouveaux venus ;
puis, abattus et sans colère, ils se remettaient à
regarder fixement la bouche du puits, leur lampe
à la main, grelottant sous la mince toile de leur
veste, dans les courants dair continus de la
grande salle.
Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur
cria dembarquer. Catherine et Étienne se
tassèrent dans une berline, où Pierron et deux
haveurs se trouvaient déjà. À côté, dans lautre
berline, Chaval disait au père Mouque, très haut,
que la Direction avait bien tort de ne pas profiter
886
de loccasion pour débarrasser les fosses des
chenapans qui les pourrissaient ; mais le vieux
palefrenier, déjà retombé à la résignation de sa
chienne dexistence, ne se fâchait plus de la mort
de ses enfants, répondait simplement dun geste
de conciliation.
La cage se décrocha, on fila dans le noir.
Personne ne parlait. Tout dun coup, comme on
était aux deux tiers de la descente, il y eut un
frottement terrible. Les fers craquaient, les
hommes furent jetés les uns contre les autres.
Nom de Dieu ! gronda Étienne, est-ce quils
vont nous aplatir ! Nous finirons par tous y rester,
avec leur sacré cuvelage. Et ils disent encore
quils lont réparé !
Pourtant, la cage avait franchi lobstacle. Elle
descendait maintenant sous une pluie dorage, si
violente, que les ouvriers écoutaient avec
inquiétude ce ruissellement. Il sétait donc
déclaré bien des fuites, dans le brandissage des
joints ?
Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis
plusieurs jours, ne voulut pas montrer sa peur, qui
887
pouvait être considérée comme une attaque à la
Direction ; et il répondit :
Oh ! pas de danger ! Cest toujours comme
ça. Sans doute quon na pas eu le temps de
brandir les pichoux.
Le torrent ronflait sur leurs têtes, ils arrivèrent
au fond, au dernier accrochage, sous une
véritable trombe deau. Pas un porion navait eu
lidée de monter par les échelles, pour se rendre
compte. La pompe suffirait, les brandisseurs
visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les
galeries, la réorganisation du travail donnait assez
de mal. Avant de laisser les haveurs retourner à
leur chantier dabattage, lingénieur avait décidé
que, pendant les cinq premiers jours, tous les
hommes exécuteraient certains travaux de
consolidation, dune urgence absolue. Des
éboulements menaçaient partout, les voies
avaient tellement souffert, quil fallait
raccommoder les boisages sur des longueurs de
plusieurs centaines de mètres. En bas, on formait
donc des équipes de dix hommes, chacune sous la
conduite dun porion ; puis, on les mettait à la
888
besogne, aux endroits les plus endommagés.
Quand la descente fut finie, on compta que trois
cent vingt-deux mineurs étaient descendus,
environ la moitié du nombre qui travaillait,
lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation.
Justement, Chaval compléta léquipe dont
Catherine et Étienne faisaient partie ; et il ny eut
pas là un hasard, il sétait caché dabord derrière
les camarades, puis il avait forcé la main au
porion. Cette équipe-là sen alla déblayer, dans le
bout de la galerie nord, à près de trois kilomètres,
un éboulement qui bouchait une voie de la veine
Dix-Huit-Pouces. On attaqua les roches éboulées
à la pioche et à la pelle. Étienne, Chaval et cinq
autres déblayaient, tandis que Catherine, avec
deux galibots, roulaient les terres au plan incliné.
Les paroles étaient rares, le porion ne les quittait
pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse
furent sur le point de sallonger des gifles. Tout
en grognant quil nen voulait plus, de cette
traînée, lancien soccupait delle, la bousculait
sournoisement, si bien que le nouveau lavait
menacé dune danse, sil ne la laissait pas
tranquille. Leurs yeux se mangeaient, on dut les
889
séparer.
Vers huit heures, Dansaert passa donner un
coup doeil au travail. Il paraissait dune humeur
exécrable, il semporta contre le porion ; rien ne
marchait, les bois demandaient à être remplacés
au fur et à mesure, est-ce que cétait fichu, de la
besogne pareille ! Et il partit, en annonçant quil
reviendrait avec lingénieur. Il attendait Négrel
depuis le matin, sans comprendre la cause de ce
retard.
Une heure encore sécoula. Le porion avait
arrêté le déblaiement, pour employer tout son
monde à étayer le toit. Même la herscheuse et les
deux galibots ne roulaient plus, préparaient et
apportaient les pièces du boisage. Dans ce fond
de galerie, léquipe se trouvait comme aux avantpostes,
perdue à une extrémité de la mine, sans
communication désormais avec les autres
chantiers. Trois ou quatre fois, des bruits
étranges, de lointains galops firent bien tourner la
tête aux travailleurs : quétait-ce donc ? on aurait
dit que les voies se vidaient, que les camarades
remontaient déjà, et au pas de course. Mais la
890
rumeur se perdait dans le profond silence, ils se
remettaient à caler les bois, étourdis par les
grands coups de marteau. Enfin, on reprit le
déblaiement, le roulage recommença.
Dès le premier voyage, Catherine, effrayée,
revint en disant quil ny avait plus personne au
plan incliné.
Jai appelé, on na pas répondu. Tous ont
fichu le camp.
Le saisissement fut tel, que les dix hommes
jetèrent leurs outils pour galoper. Cette idée,
dêtre abandonnés, seuls au fond de la fosse, si
loin de laccrochage, les affolait. Ils navaient
gardé que leur lampe, ils couraient à la file, les
hommes, les enfants, la herscheuse ; et le porion
lui-même perdait la tête, jetait des appels, de plus
en plus effrayé du silence, de ce désert des
galeries qui sétendait sans fin. Quarrivait-il,
pour quon ne rencontrât pas une âme ? Quel
accident avait pu emporter ainsi les camarades ?
Leur terreur saccroissait de lincertitude du
danger, de cette menace quils sentaient là, sans
la connaître.
891
Enfin, comme ils approchaient de
laccrochage, un torrent leur barra la route. Ils
eurent tout de suite de leau jusquaux genoux ; et
ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient
péniblement le flot, avec la pensée quune minute
de retard allait être la mort.
Nom de Dieu ! cest le cuvelage qui a crevé,
cria Étienne. Je le disais bien que nous y
resterions !
Depuis la descente, Pierron, très inquiet,
voyait augmenter le déluge qui tombait du puits.
Tout en embarquant les berlines avec deux autres,
il levait la tête, la face trempée des grosses
gouttes, les oreilles bourdonnantes du ronflement
de la tempête, là-haut. Mais il trembla surtout,
quand il saperçut que, sous lui, le puisard, le
bougnou profond de dix mètres, semplissait :
déjà, leau jaillissait du plancher, débordait sur
les dalles de fonte ; et cétait une preuve que la
pompe ne suffisait plus à épuiser les fuites. Il
lentendait sessouffler, avec un hoquet de
fatigue. Alors, il avertit Dansaert, qui jura de
colère, en répondant quil fallait attendre
892
lingénieur. Deux fois, il revint à la charge, sans
tirer de lui autre chose que des haussements
dépaules exaspérés. Eh bien ! leau montait, que
pouvait-il y faire ?
Mouque parut avec Bataille, quil conduisait à
la corvée ; et il dut le tenir des deux mains, le
vieux cheval somnolent sétait brusquement
cabré, la tête allongée vers le puits, hennissant à
la mort.
Quoi donc, philosophe ? quest-ce qui
tinquiète ?... Ah ! cest parce quil pleut. Viens
donc, ça ne te regarde pas.
Mais la bête frissonnait de tout son poil, il la
traîna de force au roulage.
Presque au même instant, comme Mouque et
Bataille disparaissaient au fond dune galerie, un
craquement eut lieu en lair, suivi dun vacarme
prolongé de chute. Cétait une pièce du cuvelage
qui se détachait, qui tombait de cent quatre-vingts
mètres, en rebondissant contre les parois. Pierron
et les autres chargeurs purent se garer, la planche
de chêne broya seulement une berline vide. En
même temps, un paquet deau, le flot jaillissant
893
dune digue crevée, ruisselait. Dansaert voulut
monter voir ; mais il parlait encore, quune
seconde pièce déboula. Et, devant la catastrophe
menaçante, effaré, il nhésita plus, il donna
lordre de la remonte, lança des porions pour
avertir les hommes, dans les chantiers.
Alors, commença une effroyable bousculade.
De chaque galerie, des files douvriers arrivaient
au galop, se ruaient à lassaut des cages. On
sécrasait, on se tuait pour être remonté tout de
suite. Quelques-uns, qui avaient eu lidée de
prendre le goyot des échelles, redescendirent en
criant que le passage y était bouché déjà. Cétait
lépouvante de tous, après chaque départ dune
cage : celle-là venait de passer, mais qui savait si
la suivante passerait encore, au milieu des
obstacles dont le puits sobstruait ? En haut, la
débâcle devait continuer, on entendait une série
de sourdes détonations, les bois qui se fendaient,
qui éclataient dans le grondement continu et
croissant de laverse. Une cage bientôt fut hors
dusage, défoncée, ne glissant plus entre les
guides, rompues sans doute. Lautre frottait
tellement, que le câble allait casser bien sûr. Et il
894
restait une centaine dhommes à sortir, tous
râlaient, se cramponnaient, ensanglantés, noyés.
Deux furent tués par des chutes de planches. Un
troisième, qui avait empoigné la cage, retomba de
cinquante mètres et disparut dans le bougnou.
Dansaert, cependant, tâchait de mettre de
lordre. Armé dune rivelaine, il menaçait
douvrir le crâne au premier qui nobéirait pas ; et
il voulait les ranger à la file, il criait que les
chargeurs sortiraient les derniers, après avoir
emballé les camarades. On ne lécoutait pas, il
avait empêché Pierron, lâche et blême, de filer un
des premiers. À chaque départ, il devait lécarter
dune gifle. Mais lui-même claquait des dents,
une minute de plus, et il était englouti : tout
crevait là-haut, cétait un fleuve débordé, une
pluie meurtrière de charpentes. Quelques ouvriers
accouraient encore, lorsque, fou de peur, il sauta
dans une berline, en laissant Pierron y sauter
derrière lui. La cage monta.
À ce moment, léquipe dÉtienne et de Chaval
débouchait dans laccrochage. Ils virent la cage
disparaître, ils se précipitèrent ; mais il leur fallut
895
reculer, sous lécroulement final du cuvelage : le
puits se bouchait, la cage ne redescendrait pas.
Catherine sanglotait, Chaval sétranglait à crier
des jurons. On était une vingtaine, est-ce que ces
cochons de chefs les abandonneraient ainsi ? Le
père Mouque, qui avait ramené Bataille, sans
hâte, le tenait encore par la bride, tous les deux
stupéfiés, le vieux et la bête, devant la hausse
rapide de linondation. Leau déjà montait aux
cuisses. Étienne muet, les dents serrées, souleva
Catherine entre les bras. Et les vingt hurlaient, la
face en lair, les vingt sentêtaient, imbéciles, à
regarder le puits, ce trou éboulé qui crachait un
fleuve, et doù ne pouvait plus leur venir aucun
secours.
Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut
Négrel qui accourait. Madame Hennebeau, par
une fatalité, lavait, ce matin-là, au saut du lit,
retenu à feuilleter des catalogues, pour lachat de
la corbeille. Il était dix heures.
Eh bien ! quarrive-t-il donc ? cria-t-il de
loin.
La fosse est perdue, répondit le maître-
896
porion.
Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis
que lingénieur, incrédule, haussait les épaules :
allons donc ! est-ce quun cuvelage se
démolissait comme ça ? On exagérait, il fallait
voir.
Personne nest resté au fond, nest-ce pas ?
Dansaert se troublait. Non, personne. Il
lespérait du moins. Pourtant, des ouvriers
avaient pu sattarder.
Mais, nom dun chien ! dit Négrel, pourquoi
êtes-vous sorti, alors ? Est-ce quon lâche ses
hommes !
Tout de suite, il donna lordre de compter les
lampes. Le matin, on en avait distribué trois cent
vingt-deux ; et lon nen retrouvait que deux cent
cinquante-cinq ; seulement, plusieurs ouvriers
avouaient que la leur était restée là-bas, tombée
de leur main, dans les bousculades de la panique.
On tâcha de procéder à un appel, il fut impossible
détablir un nombre exact : des mineurs sétaient
sauvés, dautres nentendaient plus leur nom.
897
Personne ne tombait daccord sur les camarades
manquants. Ils étaient peut-être vingt, peut-être
quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour
lingénieur : il y avait des hommes au fond, on
distinguait leur hurlement, dans le bruit des eaux,
à travers les charpentes écroulées, lorsquon se
penchait à la bouche du puits.
Le premier soin de Négrel fut denvoyer
chercher monsieur Hennebeau et de vouloir
fermer la fosse. Mais il était déjà trop tard, les
charbonniers qui avaient galopé au coron des
Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les
craquements du cuvelage, venaient dépouvanter
les familles ; et des bandes de femmes, des vieux,
des petits, dévalaient en courant, secoués de cris
et de sanglots. Il fallut les repousser, un cordon
de surveillants fut chargé de les maintenir, car ils
auraient gêné les manoeuvres. Beaucoup des
ouvriers remontés du puits demeuraient là,
stupides, sans penser à changer de vêtements,
retenus par une fascination de la peur, en face de
ce trou effrayant où ils avaient failli rester. Les
femmes, éperdues autour deux, les suppliaient,
les interrogeaient, demandaient les noms. Est-ce
898
que celui-ci en était ? et celui-là ? et cet autre ?
Ils ne savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de
grands frissons et des gestes de fous, des gestes
qui écartaient une vision abominable, toujours
présente. La foule augmentait rapidement, une
lamentation montait des routes. Et, là-haut, sur le
terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait,
assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne
sétait pas éloigné, et qui regardait.
Les noms ! les noms ! criaient les femmes,
dune voix étranglée de larmes.
Négrel parut un instant, jeta ces mots :
Dès que nous saurons les noms nous les
ferons connaître. Mais rien nest perdu, tout le
monde sera sauvé... Je descends.
Alors, muette dangoisse, la foule attendit. En
effet, avec une bravoure tranquille, lingénieur
sapprêtait à descendre. Il avait fait décrocher la
cage, en donnant lordre de la remplacer, au bout
du câble, par un cuffat ; et, comme il se doutait
que leau éteindrait sa lampe, il commanda den
attacher une autre sous le cuffat, qui la
protégerait.
899
Des porions, tremblants, la face blanche et
décomposée, aidaient à ces préparatifs.
Vous descendez avec moi, Dansaert, dit
Négrel dune voix brève.
Puis, quand il les vit tous sans courage, quand
il vit le maître-porion chanceler, ivre
dépouvante, il lécarta dun geste de mépris.
Non, vous membarrasseriez... Jaime mieux
être seul.
Déjà, il était dans létroit baquet, qui vacillait
à lextrémité du câble ; et, tenant dune main sa
lampe, serrant de lautre la corde du signal, il
criait lui-même au machineur :
Doucement !
La machine mit en branle les bobines, Négrel
disparut dans le gouffre, doù montait le
hurlement des misérables.
En haut, rien navait bougé. Il constata le bon
état du cuvelage supérieur. Balancé au milieu du
puits, il virait, il éclairait les parois : les fuites,
entre les joints, étaient si peu abondantes, que sa
lampe nen souffrait pas. Mais, à trois cents
900
mètres, lorsquil arriva au cuvelage inférieur, elle
séteignit selon ses prévisions, un jaillissement
avait empli le cuffat. Dès lors, il neut plus pour y
voir que la lampe pendue, qui le précédait dans
les ténèbres. Et, malgré sa témérité, un frisson le
pâlit, en face de lhorreur du désastre. Quelques
pièces de bois restaient seules, les autres sétaient
effondrées avec leurs cadres ; derrière, dénormes
cavités se creusaient, les sables jaunes, dune
finesse de farine, coulaient par masses
considérables ; tandis que les eaux du Torrent, de
cette mer souterraine aux tempêtes et aux
naufrages ignorés, sépanchaient en un
dégorgement décluse. Il descendit encore, perdu
au centre de ces vides qui augmentaient sans
cesse, battu et tournoyant sous la trombe des
sources, si mal éclairé par létoile rouge de la
lampe, filant en bas, quil croyait distinguer des
rues, des carrefours de ville détruite, très loin,
dans le jeu des grandes ombres mouvantes.
Aucun travail humain nétait plus possible. Il ne
gardait quun espoir, celui de tenter le sauvetage
des hommes en péril. À mesure quil senfonçait,
il entendait grandir le hurlement ; et il lui fallut
901
sarrêter, un obstacle infranchissable barrait le
puits, un amas de charpentes, les madriers
rompus des guides, les cloisons fendues des
goyots, senchevêtrant avec les guidonnages
arrachés de la pompe. Comme il regardait
longuement, le coeur serré, le hurlement cessa
tout dun coup. Sans doute, devant la crue rapide,
les misérables venaient de fuir dans les galeries,
si le flot ne leur avait pas déjà empli la bouche.
Négrel dut se résigner à tirer la corde du
signal, pour quon le remontât. Puis, il se fit
arrêter de nouveau. Une stupeur lui restait, celle
de cet accident, si brusque, dont il ne comprenait
pas la cause. Il désirait se rendre compte, il
examina les quelques pièces du cuvelage qui
tenaient bon. À distance, des déchirures, des
entailles dans le bois lavaient surpris. Sa lampe
agonisait, noyée dhumidité, et il toucha de ses
doigts, il reconnut très nettement des coups de
scie, des coups de vilebrequin, tout un travail
abominable de destruction. Évidemment, on avait
voulu cette catastrophe. Il demeurait béant, les
pièces craquèrent, sabîmèrent avec leurs cadres,
dans un dernier glissement qui faillit lemporter
902
lui-même. Sa bravoure sen était allée, lidée de
lhomme qui avait fait ça dressait ses cheveux, le
glaçait de la peur religieuse du mal, comme si,
mêlé aux ténèbres, lhomme eût encore été là,
énorme, pour son forfait démesuré. Il cria, il agita
le signal dune main furieuse ; et il était grand
temps dailleurs, car il saperçut, cent mètres plus
haut, que le cuvelage supérieur se mettait à son
tour en mouvement : les joints souvraient,
perdaient leur brandissage détoupe, lâchaient des
ruisseaux. Ce nétait à présent quune question
dheures, le puits achèverait de se décuveler, et
sécroulerait.
Au jour, monsieur Hennebeau anxieux
attendait Négrel.
Eh bien ! quoi ? demanda-t-il.
Mais lingénieur, étranglé, ne parlait point. Il
défaillait.
Ce nest pas possible, jamais on na vu ça...
As-tu examiné ?
Oui, il répondait de la tête, avec des regards
défiants. Il refusait de sexpliquer en présence des
903
quelques porions qui écoutaient, il emmena son
oncle à dix mètres ne se jugea pas assez loin,
recula encore ; puis, très bas, à loreille, il lui dit
enfin lattentat, les planches trouées et sciées, la
fosse saignée au cou et râlant. Devenu blême, le
directeur baissait aussi la voix, dans le besoin
instinctif qui fait le silence sur la monstruosité
des grandes débauches et des grands crimes. Il
était inutile davoir lair de trembler devant les
dix mille ouvriers de Montsou : plus tard, on
verrait. Et tous deux continuaient à chuchoter,
atterrés quun homme eût trouvé le courage de
descendre, de se pendre au milieu du vide, de
risquer sa vie vingt fois, pour cette effroyable
besogne. Ils ne comprenaient même pas cette
bravoure folle dans la destruction, ils refusaient
de croire malgré lévidence, comme on doute de
ces histoires dévasions célèbres, de ces
prisonniers envolés par des fenêtres, à trente
mètres du sol.
Lorsque monsieur Hennebeau se rapprocha
des porions, un tic nerveux tirait son visage. Il eut
un geste de désespoir, il donna lordre dévacuer
la fosse tout de suite. Ce fut une sortie lugubre
904
denterrement, un abandon muet, avec des coups
doeil en arrière sur ces grands corps de briques,
vides et encore debout, que rien désormais ne
pouvait sauver.
Et, comme le directeur et lingénieur
descendaient les derniers de la recette, la foule les
accueillit de sa clameur, répétée obstinément.
Les noms ! les noms ! dites les noms !
Maintenant, la Maheude était là, parmi les
femmes. Elle se rappelait le bruit de la nuit, sa
fille et le logeur avaient dû partir ensemble, ils se
trouvaient pour sûr au fond ; et, après avoir crié
que cétait bien fait, quils méritaient dy rester,
les sans-coeur, les lâches, elle était accourue, elle
se tenait au premier rang, grelottante dangoisse.
Dailleurs, elle nosait plus douter, la discussion
qui sélevait autour delle sur les noms la
renseignait. Oui, oui, Catherine y était, Étienne
aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet
des autres, laccord ne se faisait toujours pas.
Non, pas celui-ci, celui-là au contraire, peut-être
Chaval, avec lequel pourtant un galibot jurait
dêtre remonté. La Levaque et la Pierronne, bien
905
quelles neussent personne en péril,
sacharnaient, se lamentaient aussi fort que les
autres. Sorti un des premiers, Zacharie, malgré
son air de se moquer de tout, avait embrassé en
pleurant sa femme et sa mère ; et, demeuré près
de celle-ci, il grelottait avec elle, montrant pour
sa soeur un débordement inattendu de tendresse,
refusant de la croire là-bas, tant que les chefs ne
lauraient pas constaté officiellement.
Les noms ! les noms ! de grâce les noms !
Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants :
Mais faites-les donc taire ! Cest à mourir de
chagrin. Nous ne les savons pas, les noms.
Deux heures sétaient passées déjà. Dans le
premier effarement, personne navait songé à
lautre puits, au vieux puits de Réquillart.
monsieur Hennebeau annonçait quon allait tenter
le sauvetage de ce côté, lorsquune rumeur
courut : cinq ouvriers justement venaient
déchapper à linondation, en remontant par les
échelles pourries de lancien goyot hors dusage ;
et lon nommait le père Mouque, cela causait une
surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le
906
récit des cinq évadés redoublait les larmes :
quinze camarades navaient pu les suivre, égarés,
murés par des éboulements, et il nétait plus
possible de les secourir, car il y avait déjà dix
mètres de crue dans Réquillart. On connaissait
tous les noms, lair semplissait dun
gémissement de peuple égorgé.
Faites-les donc taire ! répéta Négrel furieux.
Et quils reculent ! Oui, oui, à cent mètres ! Il y a
du danger, repoussez-les, repoussez-les.
Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils
simaginaient dautres malheurs, on les chassait
pour leur cacher des morts ; et les porions durent
leur expliquer que le puits allait manger la fosse.
Cette idée les rendit muets de saisissement, ils
finirent par se laisser refouler pas à pas ; mais on
fut obligé de doubler les gardiens qui les
contenaient ; car, malgré eux, comme attirés, ils
revenaient toujours. Un millier de personnes se
bousculaient sur la route, on accourait de tous les
corons, de Montsou même. Et lhomme, en haut,
sur le terri, lhomme blond, à la figure de fille,
fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter
907
la fosse de ses yeux clairs.
Alors, lattente commença. Il était midi,
personne navait mangé, et personne ne
séloignait. Dans le ciel brumeux, dun gris sale,
passaient lentement des nuées couleur de rouille.
Un gros chien, derrière la haie de Rasseneur,
aboyait violemment, sans relâche, irrité du
souffle vivant de la foule. Et cette foule, peu à
peu, sétait répandue dans les terres voisines,
avait fait le cercle autour de la fosse, à cent
mètres. Au centre du grand vide, le Voreux se
dressait. Plus une âme, plus un bruit, un désert ;
les fenêtres et les portes, restées ouvertes,
montraient labandon intérieur ; un chat rouge,
oublié, flairant la menace de cette solitude, sauta
dun escalier et disparut. Sans doute les foyers
des générateurs séteignaient à peine, car la haute
cheminée de briques lâchait de légères fumées,
sous les nuages sombres ; tandis que la girouette
du beffroi grinçait au vent, dun petit cri aigre, la
seule voix mélancolique de ces vastes bâtiments
qui allaient mourir.
À deux heures, rien navait bougé. Monsieur
908
Hennebeau, Négrel, dautres ingénieurs accourus,
formaient un groupe de redingotes et de chapeaux
noirs, en avant du monde ; et eux non plus ne
séloignaient pas, les jambes rompues de fatigue,
fiévreux, malades dassister impuissants à un
pareil désastre, ne chuchotant que de rares
paroles, comme au chevet dun moribond. Le
cuvelage supérieur devait achever de seffondrer,
on entendait de brusques retentissements, des
bruits saccadés de chute profonde, auxquels
succédaient de grands silences. Cétait la plaie
qui sagrandissait toujours : léboulement,
commencé par le bas, montait, se rapprochait de
la surface. Une impatience nerveuse avait pris
Négrel, il voulait voir, et il savançait déjà, seul
dans ce vide effrayant, lorsquon sétait jeté à ses
épaules. À quoi bon ? il ne pouvait rien
empêcher. Cependant, un mineur, un vieux,
trompant la surveillance, galopa jusquà la
baraque ; mais il reparut tranquillement, il était
allé chercher ses sabots.
Trois heures sonnèrent. Rien encore. Une
averse avait trempé la foule, sans quelle reculât
dun pas. Le chien de Rasseneur sétait remis à
909
aboyer. Et ce fut à trois heures vingt minutes
seulement, quune première secousse ébranla la
terre. Le Voreux en frémit, solide, toujours
debout. Mais une seconde suivit aussitôt, et un
long cri sortit des bouches ouvertes : le hangar
goudronné du criblage, après avoir chancelé deux
fois, venait de sabattre avec un craquement
terrible. Sous la pression énorme, les charpentes
se rompaient et frottaient si fort, quil en
jaillissait des gerbes détincelles. Dès ce moment,
la terre ne cessa de trembler, les secousses se
succédaient, des affaissements souterrains, des
grondements de volcan en éruption. Au loin, le
chien naboyait plus, il poussait des hurlements
plaintifs, comme sil eût annoncé les oscillations
quil sentait venir ; et les femmes, les enfants,
tout ce peuple qui regardait ne pouvait retenir une
clameur de détresse, à chacun de ces bonds qui
les soulevaient. En moins de dix minutes, la
toiture ardoisée du beffroi sécroula, la salle de
recette et la chambre de la machine se fendirent,
se trouèrent dune brèche considérable. Puis les
bruits se turent, leffondrement sarrêta, il se fit
de nouveau un grand silence.
910
Pendant une heure, le Voreux resta ainsi,
entamé, comme bombardé par une armée de
barbares. On ne criait plus, le cercle élargi des
spectateurs regardait. Sous les poutres en tas du
criblage, on distinguait les culbuteurs fracassés,
les trémies crevées et tordues. Mais cétait surtout
à la recette que les débris saccumulaient, au
milieu de la pluie des briques, parmi des pans de
murs entiers tombés en gravats. La charpente de
fer qui portait les molettes avait fléchi, enfoncée
à moitié dans la fosse ; une cage était restée
pendue, un bout de câble arraché flottait ; puis, il
y avait une bouillie de berlines, de dalles de
fonte, déchelles. Par un hasard, la lampisterie,
demeurée intacte, montrait à gauche les rangées
claires de ses petites lampes. Et, au fond de sa
chambre éventrée, on apercevait la machine,
assise carrément sur son massif de maçonnerie :
les cuivres luisaient, les gros membres dacier
avaient un air de muscles indestructibles,
lénorme bielle, repliée en lair, ressemblait au
puissant genou dun géant, couché et tranquille
dans sa force.
Monsieur Hennebeau, au bout de cette heure
911
de répit, sentit lespoir renaître. Le mouvement
des terrains devait être terminé, on aurait la
chance de sauver la machine et le reste des
bâtiments. Mais il défendait toujours quon
sapprochât, il voulait patienter une demi-heure
encore. Lattente devint insupportable,
lespérance redoublait langoisse, tous les coeurs
battaient. Une nuée sombre, grandie à lhorizon,
hâtait le crépuscule, une tombée de jour sinistre
sur cette épave des tempêtes de la terre. Depuis
sept heures, on était là, sans remuer, sans manger.
Et, brusquement, comme les ingénieurs
savançaient avec prudence, une suprême
convulsion du sol les mit en fuite. Des
détonations souterraines éclataient, toute une
artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. À la
surface, les dernières constructions se
culbutaient, sécrasaient. Dabord, une sorte de
tourbillon emporta les débris du criblage et de la
salle de recette. Le bâtiment des chaudières creva
ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle carrée où
râlait la pompe dépuisement, qui tomba sur la
face, ainsi quun homme fauché par un boulet. Et
lon vit alors une effrayante chose, on vit la
912
machine, disloquée sur son massif, les membres
écartelés, lutter contre la mort : elle marcha, elle
détendit sa bielle, son genou de géante, comme
pour se lever ; mais elle expirait, broyée,
engloutie. Seule, la haute cheminée de trente
mètres restait debout, secouée, pareille à un mât
dans louragan. On croyait quelle allait
sémietter et voler en poudre, lorsque, tout dun
coup, elle senfonça dun bloc, bue par la terre,
fondue ainsi quun cierge colossal ; et rien ne
dépassait, pas même la pointe du paratonnerre.
Cétait fini, la bête mauvaise, accroupie dans ce
creux, gorgée de chair humaine, ne soufflait plus
de son haleine grosse et longue. Tout entier, le
Voreux venait de couler à labîme.
Hurlante, la foule se sauva. Les femmes
couraient en se cachant les yeux. Lépouvante
roula des hommes comme un tas de feuilles
sèches. On ne voulait pas crier, et on criait, la
gorge enflée, les bras en lair, devant limmense
trou qui sétait creusé. Ce cratère de volcan
éteint, profond de quinze mètres, sétendait de la
route au canal, sur une largeur de quarante mètres
au moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi
913
les bâtiments, les tréteaux gigantesques, les
passerelles avec leurs rails, un train complet de
berlines, trois wagons ; sans compter la provision
des bois, une futaie de perches coupées, avalées
comme des pailles. Au fond, on ne distinguait
plus quun gâchis de poutres, de briques, de fer,
de plâtre, daffreux restes pilés, enchevêtrés,
salis, dans cet encagement de la catastrophe. Et le
trou sarrondissait, des gerçures partaient des
bords, gagnaient au loin, à travers les champs.
Une fente montait jusquau débit de Rasseneur,
dont la façade avait craqué. Est-ce que le coron
lui-même y passerait ? jusquoù devait-on fuir,
pour être à labri, dans cette fin de jour
abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle
aussi semblait vouloir écraser le monde ?
Mais Négrel eut un cri de douleur. Monsieur
Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre
nétait pas complet, une berge se rompit, et le
canal se versa dun coup, en une nappe
bouillonnante, dans une des gerçures. Il y
disparaissait, il y tombait comme une cataracte
dans une vallée profonde. La mine buvait cette
rivière, linondation maintenant submergeait les
914
galeries pour des années. Bientôt, le cratère
semplit, un lac deau boueuse occupa la place où
était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous
lesquels dorment des villes maudites. Un silence
terrifié sétait fait, on nentendait plus que la
chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de
la terre.
Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il
avait reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant
en face de cet effondrement, dont le poids pesait
si lourd sur les têtes des misérables qui
agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière
cigarette, il séloigna sans un regard en arrière,
dans la nuit devenue noire. Au loin, son ombre
diminua, se fondit avec lombre. Cétait là-bas
quil allait, à linconnu. Il allait, de son air
tranquille, à lextermination, partout où il y aurait
de la dynamite, pour faire sauter les villes et les
hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la
bourgeoisie agonisante entendra, sous elle, à
chacun de ses pas, éclater le pavé des rues.
915
IV
Dans la nuit même qui avait suivi
lécroulement du Voreux, monsieur Hennebeau
était parti pour Paris, voulant en personne
renseigner les régisseurs, avant que les journaux
pussent même donner la nouvelle. Et, quand il fut
de retour, le lendemain, on le trouva très calme,
avec son air de gérant correct. Il avait
évidemment dégagé sa responsabilité, sa faveur
ne parut pas décroître, au contraire le décret qui
le nommait officier de la Légion dhonneur fut
signé vingt-quatre heures après.
Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie
chancelait sous le coup terrible. Ce nétaient
point les quelques millions perdus, cétait la
blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante
du lendemain, en face de légorgement dun de
ses puits. Elle fut si frappée, quune fois encore
elle sentit le besoin du silence. À quoi bon
916
remuer cette abomination ? Pourquoi, si lon
découvrait le bandit, faire un martyr, dont
leffroyable héroïsme détraquerait dautres têtes,
enfanterait toute une lignée dincendiaires et
dassassins ? Dailleurs, elle ne soupçonna pas le
vrai coupable, elle finissait par croire à une armée
de complices, ne pouvant admettre quun seul
homme eût trouvé laudace et la force dune telle
besogne ; et là, justement, était la pensée qui
lobsédait, cette pensée dune menace désormais
grandissante autour de ses fosses. Le directeur
avait reçu lordre dorganiser un vaste système
despionnage, puis de congédier un à un, sans
bruit, les hommes dangereux, soupçonnés davoir
trempé dans le crime. On se contenta de cette
épuration, dune haute prudence politique.
Il ny eut quun renvoi immédiat, celui de
Dansaert, le maître-porion. Depuis le scandale
chez la Pierronne, il était devenu impossible. Et
lon prétexta son attitude dans le danger, cette
lâcheté du capitaine abandonnant ses hommes.
Dautre part, cétait une avance discrète aux
mineurs, qui lexécraient.
917
Cependant, parmi le public, des bruits avaient
transpiré, et la Direction dut envoyer une note
rectificative à un journal, pour démentir une
version où lon parlait dun baril de poudre,
allumé par les grévistes. Déjà, après une rapide
enquête, le rapport de lingénieur du
gouvernement concluait à une rupture naturelle
du cuvelage, que le tassement des terrains aurait
occasionnée ; et la Compagnie avait préféré se
taire et accepter le blâme dun manque de
surveillance. Dans la presse, à Paris, dès le
troisième jour, la catastrophe était allée grossir
les faits divers : on ne causait plus que des
ouvriers agonisant au fond de la mine, on usait
avidement les dépêches publiées chaque matin. À
Montsou même, les bourgeois blêmissaient et
perdaient la parole au seul nom du Voreux, une
légende se formait, que les plus hardis
tremblaient de se raconter à loreille. Tout le pays
montrait aussi une grande pitié pour les victimes,
des promenades sorganisaient à la fosse détruite,
on y accourait en famille se donner lhorreur des
décombres, pesant si lourd sur la tête des
misérables ensevelis.
918
Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire,
venait de tomber au milieu du désastre, pour son
entrée en fonction ; et son premier soin fut de
refouler le canal dans son lit, car ce torrent deau
aggravait le dommage à chaque heure. De grands
travaux étaient nécessaires, il mit tout de suite
une centaine douvriers à la construction dune
digue. Deux fois, limpétuosité du flot emporta
les premiers barrages. Maintenant, on installait
des pompes, cétait une lutte acharnée, une
reprise violente, pas à pas, de ces terrains
disparus.
Mais le sauvetage des mineurs engloutis
passionnait plus encore. Négrel restait chargé de
tenter un effort suprême, et les bras ne lui
manquaient pas, tous les charbonniers
accouraient soffrir, dans un élan de fraternité. Ils
oubliaient la grève, ils ne sinquiétaient point de
la paie ; on pouvait ne leur donner rien, ils ne
demandaient quà risquer leur peau, du moment
où il y avait des camarades en danger de mort.
Tous étaient là, avec leurs outils, frémissant,
attendant de savoir à quelle place il fallait taper.
Beaucoup, malades de frayeur après laccident,
919
agités de tremblements nerveux, trempés de
sueurs froides, dans lobsession de continuels
cauchemars, se levaient quand même, se
montraient les plus enragés à vouloir se battre
contre la terre, comme sils avaient une revanche
à prendre. Malheureusement, lembarras
commençait devant cette question dune besogne
utile : que faire ? comment descendre ? par quel
côté attaquer les roches ?
Lopinion de Négrel était que pas un des
malheureux ne survivait, les quinze avaient à
coup sûr péri, noyés ou asphyxiés ; seulement,
dans ces catastrophes des mines, la règle est de
toujours supposer vivants les hommes murés au
fond ; et il raisonnait en ce sens. Le premier
problème quil se posait était de déduire où ils
avaient pu se réfugier. Les porions, les vieux
mineurs consultés par lui, tombaient daccord sur
ce point : devant la crue, les camarades étaient
certainement montés, de galerie en galerie, jusque
dans les tailles les plus hautes, de sorte quils se
trouvaient sans doute acculés au bout de quelque
voie supérieure. Cela, du reste, saccordait avec
les renseignements du père Mouque, dont le récit
920
embrouillé donnait même à croire que
laffolement de la fuite avait séparé la bande en
petits groupes, semant les fuyards en chemin, à
tous les étages. Mais les avis des porions se
partageaient ensuite, dès quon abordait la
discussion des tentatives possibles. Comme les
voies les plus proches du sol étaient à cent
cinquante mètres, on ne pouvait songer au
fonçage dun puits. Restait Réquillart, laccès
unique, le seul point par lequel on se rapprochait.
Le pis était que la vieille fosse, inondée elle
aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et
navait de libre, au-dessus du niveau des eaux,
que des tronçons de galerie dépendant du premier
accrochage. Lépuisement allait demander des
années, la meilleure décision était donc de visiter
ces galeries, pour voir si elles navoisinaient pas
les voies submergées, au bout desquelles on
soupçonnait la présence des mineurs en détresse.
Avant den arriver là logiquement, on avait
beaucoup discuté, pour écarter une foule de
projets impraticables.
Dès lors, Négrel remua la poussière des
archives, et quand il eut découvert les anciens
921
plans des deux fosses, il les étudia, il détermina
les points où devaient porter les recherches. Peu à
peu, cette chasse lenflammait, il était, à son tour,
pris dune fièvre de dévouement, malgré son
ironique insouciance des hommes et des choses.
On éprouva de premières difficultés pour
descendre, à Réquillart : il fallut déblayer la
bouche du puits, abattre le sorbier, raser les
prunelliers et les aubépines ; et lon eut encore à
réparer les échelles. Puis, les tâtonnements
commencèrent. Lingénieur, descendu avec dix
ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils
contre certaines parties de la veine, quil leur
désignait ; et, dans un grand silence, chacun
collait une oreille à la houille, écoutait si des
coups lointains ne répondaient pas. Mais on
parcourut en vain toutes les galeries praticables,
aucun écho ne venait. Lembarras avait
augmenté : à quelle place entailler la couche ?
vers qui marcher, puisque personne ne paraissait
être là ? On sentêtait pourtant, on cherchait, dans
lénervement dune anxiété croissante.
Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le
matin à Réquillart. Elle sasseyait devant le puits,
922
sur une poutre, elle nen bougeait pas jusquau
soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le
questionnait des yeux : rien ? non, rien ! et elle se
rasseyait, elle attendait encore sans une parole, le
visage dur et fermé. Jeanlin, lui aussi, en voyant
quon envahissait son repaire, avait rôdé, de lair
effaré dune bête de proie dont le terrier va
dénoncer les rapines : il songeait au petit soldat,
couché sous les roches, avec la peur quon nallât
troubler ce bon sommeil ; mais ce côté de la mine
était envahi par les eaux, et dailleurs les fouilles
se dirigeaient plus à gauche, dans la galerie ouest.
Dabord, Philomène était venue également, pour
accompagner Zacharie, qui faisait partie de
léquipe de recherches ; puis, cela lavait
ennuyée, de prendre froid sans nécessité ni
résultat : elle restait au coron, elle traînait ses
journées de femme molle, indifférente, occupée à
tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie
ne vivait plus, aurait mangé la terre pour
retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il
lentendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée
à force dappeler au secours. Deux fois, il avait
voulu creuser sans ordre, disant que cétait là,
923
quil le sentait bien. Lingénieur ne le laissait
plus descendre, et il ne séloignait pas de ce puits
dont on le chassait, il ne pouvait même sasseoir
et attendre près de sa mère, agité dun besoin
dagir, tournant sans relâche.
On était au troisième jour. Négrel, désespéré,
avait résolu de tout abandonner le soir. À midi,
après le déjeuner, lorsquil revint avec ses
hommes, pour tenter un dernier effort, il fut
surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, très
rouge, gesticulant, criant :
Elle y est ! elle ma répondu ! Arrivez,
arrivez donc !
Il sétait glissé par les échelles, malgré le
gardien, et il jurait quon avait tapé, là-bas, dans
la première voie de la veine Guillaume.
Mais nous avons déjà passé deux fois où
vous dites, fit remarquer Négrel incrédule. Enfin,
nous allons bien voir.
La Maheude sétait levée ; et il fallut
lempêcher de descendre. Elle attendait tout
debout, au bord du puits, les regards dans les
924
ténèbres de ce trou.
En bas, Négrel tapa lui-même trois coups,
largement espacés ; puis, il appliqua son oreille
contre le charbon, en recommandant aux ouvriers
le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il
hocha la tête : évidemment, le pauvre garçon
avait rêvé. Furieux, Zacharie tapa à son tour ; et
lui entendait de nouveau, ses yeux brûlaient, un
tremblement de joie agitait ses membres. Alors,
les autres ouvriers recommencèrent lexpérience,
les uns après les autres : tous sanimaient,
percevaient très bien la lointaine réponse. Ce fut
un étonnement pour lingénieur, il colla encore
son oreille, finit par saisir un bruit dune légèreté
aérienne, un roulement rythmé à peine distinct, la
cadence connue du rappel des mineurs, quils
battent contre la houille, dans le danger. La
houille transmet les sons avec une limpidité de
cristal, très loin. Un porion qui se trouvait là
nestimait pas à moins de cinquante mètres le
bloc dont lépaisseur les séparait des camarades.
Mais il semblait quon pût déjà leur tendre la
main, une allégresse éclatait. Négrel dut
commencer à linstant les travaux dapproche.
925
Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude,
tous deux sétreignirent.
Faut pas vous monter la tête, eut la cruauté
de dire la Pierronne, venue ce jour-là en
promenade, par curiosité. Si Catherine ne sy
trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite.
Cétait vrai, Catherine peut-être se trouvait
ailleurs.
Fous-moi la paix, hein ! cria rageusement
Zacharie. Elle y est, je le sais !
La Maheude sétait assise de nouveau, muette,
le visage immobile. Et elle se remit à attendre.
Dès que lhistoire se fut répandue dans
Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On
ne voyait rien, et lon demeurait là quand même,
il fallut tenir les curieux à distance. En bas, on
travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer
un obstacle, lingénieur avait fait ouvrir, dans la
veine, trois galeries descendantes, qui
convergeaient vers le point où lon supposait les
mineurs enfermés. Un seul haveur pouvait abattre
la houille, sur le front étroit du boyau ; on le
926
relayait de deux heures en deux heures ; et le
charbon dont on chargeait des corbeilles, était
sorti de main en main par une chaîne dhommes,
qui sallongeait à mesure que le trou se creusait.
La besogne, dabord, marcha très vite : on fit six
mètres en un jour.
Zacharie avait obtenu dêtre parmi les ouvriers
délite mis à labattage. Cétait un poste
dhonneur quon se disputait. Et il semportait,
lorsquon voulait le relayer, après ses deux heures
de corvée réglementaire. Il volait le tour des
camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. Sa
galerie bientôt fut en avance sur les autres, il sy
battait contre la houille dun élan si farouche,
quon entendait monter du boyau le souffle
grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de
quelque forge intérieure. Quand il en sortait,
boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par
terre, on devait lenvelopper dans une couverture.
Puis, chancelant encore, il sy replongeait, et la
lutte recommençait, les grands coups sourds, les
plaintes étouffées, un encagement victorieux de
massacre. Le pis était que le charbon devenait
dur, il cassa deux fois son outil, exaspéré de ne
927
plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la
chaleur, une chaleur qui augmentait à chaque
mètre davancement, insupportable au fond de
cette trouée mince, où lair ne pouvait circuler.
Un ventilateur à bras fonctionnait bien, mais
laérage sétablissait mal, on retira à trois reprises
des haveurs évanouis, que lasphyxie étranglait.
Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. On
lui descendait ses repas, il dormait parfois deux
heures, sur une botte de paille, roulé dans un
manteau. Ce qui soutenait les courages, cétait la
supplication des misérables, là-bas, le rappel de
plus en plus distinct quils battaient pour quon se
hâtât darriver. À présent, il sonnait très clair,
avec une sonorité musicale, comme frappé sur les
lames dun harmonica. On se guidait grâce à lui,
on marchait à ce bruit cristallin, ainsi quon
marche au canon dans les batailles. Chaque fois
quun haveur était relayé, Négrel descendait,
tapait, puis collait son oreille ; et, chaque fois,
jusquà présent, la réponse était venue, rapide et
pressante. Aucun doute ne lui restait, on avançait
dans la bonne direction ; mais quelle lenteur
fatale ! Jamais on narriverait assez tôt. En deux
928
jours, dabord, on avait bien abattu treize mètres ;
seulement, le troisième jour, on était tombé à
cinq ; puis, le quatrième, à trois. La houille se
serrait, durcissait à un tel point, que, maintenant,
on fonçait de deux mètres, avec peine. Le
neuvième jour, après des efforts surhumains,
lavancement était de trente-deux mètres, et lon
calculait quon en avait devant soi une vingtaine
encore. Pour les prisonniers, cétait la douzième
journée qui commençait, douze fois vingt-quatre
heures sans pain, sans feu, dans ces ténèbres
glaciales ! Cette abominable idée mouillait les
paupières, raidissait les bras à la besogne. Il
semblait impossible que des chrétiens vécussent
davantage, les coups lointains saffaiblissaient
depuis la veille, on tremblait à chaque instant de
les entendre sarrêter.
Régulièrement, la Maheude venait toujours
sasseoir à la bouche du puits. Elle amenait, entre
ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du
matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi
le travail, partageait les espérances et les
abattements. Cétait, dans les groupes qui
stationnaient, et jusquà Montsou, une attente
929
fébrile, des commentaires sans fin. Tous les
coeurs du pays battaient là-bas, sous la terre.
Le neuvième jour, à lheure du déjeuner,
Zacharie ne répondit pas, lorsquon lappela pour
le relais. Il était comme fou, il sacharnait avec
des jurons. Négrel, sorti un instant, ne put le faire
obéir ; et il ny avait même là quun porion, avec
trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal éclairé,
furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa
besogne, commit limprudence douvrir sa lampe.
On avait pourtant donné des ordres sévères, car
des fuites de grisou sétaient déclarées, le gaz
séjournait en masse énorme, dans ces couloirs
étroits, privés daérage. Brusquement, un coup de
foudre éclata, une trombe de feu sortit du boyau,
comme de la gueule dun canon chargé à
mitraille. Tout flambait, lair senflammait ainsi
que de la poudre, dun bout à lautre des galeries.
Ce torrent de flamme emporta le porion et les
trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand
jour en une éruption, qui crachait des roches et
des débris de charpente. Les curieux senfuirent,
la Maheude se leva, serrant contre sa gorge
Estelle épouvantée.
930
Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une
colère terrible les secoua. Ils frappaient la terre à
coups de talon, comme une marâtre tuant au
hasard ses enfants, dans les imbéciles caprices de
sa cruauté. On se dévouait, on allait au secours de
camarades, et il fallait encore y laisser des
hommes ! Après trois grandes heures defforts et
de dangers, quand on pénétra enfin dans les
galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni
le porion ni les ouvriers nétaient morts, mais des
plaies affreuses les couvraient, exhalaient une
odeur de chair grillée ; ils avaient bu le feu, les
brûlures descendaient jusque dans leur gorge ; et
ils poussaient un hurlement continu, suppliant
quon les achevât. Des trois mineurs, un était
lhomme qui, pendant la grève, avait crevé la
pompe de Gaston-Marie dun dernier coup de
pioche ; les deux autres gardaient des cicatrices
aux mains, les doigts écorchés, coupés, à force
davoir lancé des briques sur les soldats. La foule,
toute pâle et frémissante, se découvrit quand ils
passèrent.
Debout, la Maheude attendait. Le corps de
Zacharie parut enfin. Les vêtements avaient
931
brûlé, le corps nétait quun charbon noir, calciné,
méconnaissable. Broyée dans lexplosion, la tête
nexistait plus. Et, lorsquon eut déposé ces restes
affreux sur un brancard, la Maheude les suivit
dun pas machinal, les paupières ardentes, sans
une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle
assoupie, elle sen allait tragique, les cheveux
fouettés par le vent. Au coron, Philomène
demeura stupide, les yeux changés en fontaines,
tout de suite soulagée. Mais déjà la mère était
retournée du même pas à Réquillart : elle avait
accompagné son fils, elle revenait attendre sa
fille.
Trois jours encore sécoulèrent. On avait
repris les travaux de sauvetage, au milieu de
difficultés inouïes. Les galeries dapproche ne
sétaient heureusement pas éboulées, à la suite du
coup de grisou ; seulement, lair y brûlait, si
lourd et si vicié, quil avait fallu installer dautres
ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs
se relayaient. On avançait, deux mètres à peine
les séparaient des camarades. Mais, à présent, ils
travaillaient le froid au coeur, tapant dur
uniquement par vengeance ; car les bruits avaient
932
cessé, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence
claire. On était au douzième jour des travaux, au
quinzième de la catastrophe ; et, depuis le matin,
un silence de mort sétait fait.
Le nouvel accident redoubla la curiosité de
Montsou, les bourgeois organisaient des
excursions, avec un tel entrain, que les Grégoire
se décidèrent à suivre le monde. On arrangea une
partie, il fut convenu quils se rendraient au
Voreux dans leur voiture, tandis que madame
Hennebeau y amènerait dans la sienne Lucie et
Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier,
puis on rentrerait par Réquillart, où ils sauraient
de Négrel à quel point exact en étaient les
galeries, et sil espérait encore. Enfin, on dînerait
ensemble le soir.
Lorsque, vers trois heures, les Grégoire et leur
fille Cécile descendirent devant la fosse
effondrée, ils y trouvèrent madame Hennebeau,
arrivée la première, en toilette bleu marine, se
garantissant, sous une ombrelle, du pâle soleil de
février. Le ciel, très pur, avait une tiédeur de
printemps. Justement, monsieur Hennebeau était
933
là, avec Deneulin ; et elle écoutait dune oreille
distraite les explications que lui donnait ce
dernier sur les efforts quon avait dû faire pour
endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours
un album, sétait mise à crayonner,
enthousiasmée par lhorreur du motif ; pendant
que Lucie, assise à côté delle sur un débris de
wagon, poussait aussi des exclamations daise,
trouvant ça « épatant ». La digue, inachevée,
laissait passer des fuites nombreuses, dont les
flots décume roulaient, tombaient en cascade
dans lénorme trou de la fosse engloutie.
Pourtant, ce cratère se vidait, leau bue par les
terres baissait, découvrait leffrayant gâchis du
fond. Sous lazur tendre de la belle journée,
cétait un cloaque, les ruines dune ville abîmée
et fondue dans de la boue.
Et lon se dérange pour voir ça ! sécria
monsieur Grégoire, désillusionné.
Cécile, toute rose de santé, heureuse de
respirer lair si pur, ségayait, plaisantait, tandis
que madame Hennebeau faisait une moue de
répugnance, en murmurant :
934
Le fait est que ça na rien de joli.
Les deux ingénieurs se mirent à rire. Ils
tâchèrent dintéresser les visiteurs, en les
promenant partout, en leur expliquant le jeu des
pompes et la manoeuvre du pilon qui enfonçait les
pieux. Mais ces dames devenaient inquiètes. Elles
frissonnèrent, lorsquelles surent que les pompes
fonctionneraient des années, six, sept ans peutêtre,
avant que le puits fût reconstruit et que lon
eût épuisé toute leau de la fosse. Non, elles
aimaient mieux penser à autre chose, ces
bouleversements-là nétaient bons quà donner de
vilains rêves.
Partons, dit madame Hennebeau, en se
dirigeant vers sa voiture.
Jeanne et Lucie se récrièrent. Comment, si
vite ! Et le dessin qui nétait pas fini ! Elles
voulurent rester, leur père les amènerait au dîner,
le soir.
Monsieur Hennebeau prit seul place avec sa
femme dans la calèche, car lui aussi désirait
questionner Négrel.
935
Eh bien ! allez en avant, dit monsieur
Grégoire. Nous vous suivons, nous avons une
petite visite de cinq minutes à faire, là, dans le
coron.... Allez, allez, nous serons à Réquillart en
même temps que vous.
Il remonta derrière madame Grégoire et
Cécile ; et, tandis que lautre voiture filait le long
du canal, la leur gravit doucement la pente.
Cétait une pensée charitable, qui devait
compléter lexcursion. La mort de Zacharie les
avait emplis de pitié pour cette tragique famille
des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne
plaignaient pas le père, ce brigand, ce tueur de
soldats quil avait fallu abattre comme un loup.
Seulement, la mère les touchait, cette pauvre
femme qui venait de perdre son fils, après avoir
perdu son mari, et dont la fille nétait peut-être
plus quun cadavre, sous la terre ; sans compter
quon parlait encore dun grand-père infirme,
dun enfant boiteux à la suite dun éboulement,
dune petite fille morte de faim, pendant la grève.
Aussi, bien que cette famille eût mérité en partie
ses malheurs, par son esprit détestable, avaient-ils
936
résolu daffirmer la largeur de leur charité, leur
désir doubli et de conciliation, en lui portant
eux-mêmes une aumône. Deux paquets,
soigneusement enveloppés, se trouvaient sous
une banquette de la voiture.
Une vieille femme indiqua au cocher la
maison des Maheu, le numéro 16 du deuxième
corps. Mais, quand les Grégoire furent
descendus, avec les paquets, ils frappèrent
vainement, ils finirent par taper à coups de poing
dans la porte, sans obtenir davantage de réponse :
la maison résonnait lugubre, ainsi quune
demeure vidée par le deuil, glacée et noire,
abandonnée depuis longtemps.
Il ny a personne, dit Cécile désappointée.
Est-ce ennuyeux ! quest-ce que nous allons faire
de tout ça ?
Brusquement, la porte dà côté souvrit, et la
Levaque parut.
Oh ! monsieur et madame, mille pardons !
excusez-moi, mademoiselle !... Cest la voisine
que vous voulez. Elle ny est pas, elle est à
Réquillart...
937
Dans un flux de paroles, elle leur racontait
lhistoire, leur répétait quil fallait bien
sentraider, quelle gardait chez elle Lénore et
Henri, pour permettre à la mère daller attendre,
là-bas. Ses regards étaient tombés sur les paquets,
elle en arrivait à parler de sa pauvre fille devenue
veuve, à étaler sa propre misère, avec des yeux
luisants de convoitise. Puis, dun air hésitant, elle
murmura :
Jai la clef. Si monsieur et madame y
tiennent absolument... Le grand-père est là.
Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent.
Comment ! le grand-père était là ! mais personne
ne répondait. Il dormait donc ? Et, lorsque la
Levaque se fut décidée à ouvrir la porte, ce quils
virent les arrêta sur le seuil.
Bonnemort était là, seul, les yeux larges et
fixes, cloué sur une chaise, devant la cheminée
froide. Autour de lui, la salle paraissait plus
grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin
verni, qui lanimaient autrefois ; et il ne restait,
dans la crudité verdâtre des murs, que les
portraits de lempereur et de limpératrice, dont
938
les lèvres roses souriaient avec une bienveillance
officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait
pas les paupières sous le coup de lumière de la
porte, lair imbécile, comme sil navait pas
même vu entrer tout ce monde. À ses pieds, se
trouvait son plat garni de cendre, ainsi quon en
met aux chats, pour leurs ordures.
Ne faites pas attention, sil nest guère poli,
dit la Levaque obligeamment. Paraît quil sest
cassé quelque chose dans la cervelle. Voilà une
quinzaine quil nen raconte pas davantage.
Mais une secousse agitait Bonnemort, un
raclement profond qui semblait lui monter du
ventre ; et il cracha dans le plat, un épais crachat
noir. La cendre en était trempée, une boue de
charbon, tout le charbon de la mine quil se tirait
de la gorge. Déjà, il avait repris son immobilité. Il
ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher.
Troublés, le coeur levé de dégoût, les Grégoire
tâchaient cependant de prononcer quelques
paroles amicales et encourageantes.
Eh bien ! mon brave homme, dit le père,
vous êtes donc enrhumé ?
939
Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la
tête. Et le silence retomba, lourdement.
On devrait vous faire un peu de tisane,
ajouta la mère.
Il garda sa raideur muette.
Dis donc, papa, murmura Cécile, on nous
avait bien raconté quil était infirme ; seulement,
nous ny avons plus songé ensuite...
Elle sinterrompit, très embarrassée. Après
avoir posé sur la table un pot-au-feu et deux
bouteilles de vin, elle défaisait le deuxième
paquet, elle en tirait une paire de souliers
énormes. Cétait le cadeau destiné au grand-père,
et elle tenait un soulier à chaque main, interdite,
en contemplant les pieds enflés du pauvre
homme, qui ne marcherait jamais plus.
Hein ? ils viennent un peu tard, nest-ce pas,
mon brave ? reprit monsieur Grégoire, pour
égayer la situation. Ça ne fait rien, ça sert
toujours. Bonnemort nentendit pas, ne répondit
pas, avec son effrayant visage, dune froideur et
dune dureté de pierre.
940
Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers
contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des
précautions, les clous sonnèrent ; et ces
chaussures énormes restèrent gênantes dans la
pièce.
Allez, il ne dira pas merci ! sécria la
Levaque, qui avait jeté sur les souliers un coup
doeil de profonde envie. Autant donner une paire
de lunettes à un canard, sauf votre respect.
Elle continua, elle travailla pour entraîner les
Grégoire chez elle, comptant les y apitoyer.
Enfin, elle imagina un prétexte, elle leur vanta
Henri et Lénore, qui étaient bien gentils, bien
mignons ; et si intelligents, répondant comme des
anges aux questions quon leur posait ! Ceux-là
diraient tout ce que monsieur et madame
désireraient savoir.
Viens-tu un instant, fillette ? demanda le
père, heureux de sortir.
Oui, je vous suis, répondit-elle.
Cécile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui
la retenait là, tremblante et fascinée, cétait
941
quelle croyait reconnaître ce vieux : où avait-elle
donc rencontré cette face carrée, livide, tatouée
de charbon ? et brusquement elle se rappela, elle
revit un flot de peuple hurlant qui lentourait, elle
sentit des mains froides qui la serraient au cou.
Cétait lui, elle retrouvait lhomme, elle regardait
les mains posées sur les genoux, des mains
douvrier accroupi dont toute la force est dans les
poignets, solides encore malgré lâge. Peu à peu,
Bonnemort avait paru séveiller, et il lapercevait,
et il lexaminait lui aussi, de son air béant. Une
flamme montait à ses joues, une secousse
nerveuse tirait sa bouche, doù coulait un mince
filet de salive noire. Attirés, tous deux restaient
lun devant lautre, elle florissante, grasse et
fraîche des longues paresses et du bien-être repu
de sa race, lui gonflé deau, dune laideur
lamentable de bête fourbue, détruit de père en fils
par cent années de travail et de faim.
Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire,
surpris de ne pas voir Cécile, rentrèrent chez les
Maheu, ils poussèrent un cri terrible. Par terre,
leur fille gisait, la face bleue, étranglée. À son
cou, les doigts avaient laissé lempreinte rouge
942
dune poigne de géant. Bonnemort, chancelant
sur ses jambes mortes, était tombé près delle,
sans pouvoir se relever. Il avait ses mains
crochues encore, il regardait le monde de son air
imbécile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa
chute, il venait de casser son plat, la cendre
sétait répandue, la boue des crachats noirs avait
éclaboussé la pièce ; tandis que la paire de gros
souliers salignait, saine et sauve, contre le mur.
Jamais il ne fut possible de rétablir exactement
les faits. Pourquoi Cécile sétait-elle approchée ?
comment Bonnemort, cloué sur sa chaise, avait-il
pu la prendre à la gorge ? Évidemment, lorsquil
lavait tenue, il devait sêtre acharné, serrant
toujours, étouffant ses cris, culbutant avec elle,
jusquau dernier râle. Pas un bruit, pas une
plainte, navait traversé la mince cloison de la
maison voisine. Il fallut croire à un coup de
brusque démence, à une tentation inexplicable de
meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle
sauvagerie stupéfia, chez le vieil infirme qui avait
vécu en brave homme, en brute obéissante,
contraire aux idées nouvelles. Quelle rancune,
inconnue de lui-même, lentement empoisonnée,
943
était-elle donc montée de ses entrailles à son
crâne ? Lhorreur fit conclure à linconscience,
cétait le crime dun idiot.
Cependant, les Grégoire, à genoux,
sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille
adorée, cette fille désirée si longtemps, comblée
ensuite de tous leurs biens, quils allaient
regarder dormir sur la pointe des pieds, quils ne
trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez
grasse ! Et cétait leffondrement même de leur
vie, à quoi bon vivre, maintenant quils vivraient
sans elle ?
La Levaque, éperdue, criait :
Ah ! le vieux bougre, quest-ce quil a fait
là ? Si lon pouvait sattendre à une chose
pareille !... Et la Maheude qui ne reviendra que ce
soir ! Dites donc, si je courais la chercher.
Anéantis, le père et la mère ne répondaient
pas.
Hein ? ça vaudrait mieux... Jy vais.
Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les
souliers. Tout le coron sagitait, une foule se
944
bousculait déjà. Peut-être bien quon les volerait.
Et puis, il ny avait plus dhomme chez les
Maheu pour les mettre. Doucement, elle les
emporta. Ça devait être juste le pied de
Bouteloup.
À Réquillart, les Hennebeau attendirent
longtemps les Grégoire, en compagnie de Négrel.
Celui-ci, remonté de la fosse, donnait des détails :
on espérait communiquer le soir même avec les
prisonniers ; mais on ne retirerait certainement
que des cadavres, car le silence de mort
continuait. Derrière lingénieur, la Maheude,
assise sur la poutre, écoutait toute blanche,
lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup
de son vieux. Et elle neut quun grand geste
dimpatience et dirritation. Pourtant, elle la
suivit.
Madame Hennebeau défaillait. Quelle
abomination ! cette pauvre Cécile, si gaie ce jourlà,
si vivante une heure plus tôt ! Il fallut que
Hennebeau fît entrer un instant sa femme dans la
masure du vieux Mouque. De ses mains
maladroites, il la dégrafait, troublé par lodeur de
945
musc quexhalait le corsage ouvert. Et, comme,
ruisselante de larmes, elle étreignait Négrel,
effaré de cette mort qui coupait court au mariage,
le mari les regarda se lamenter ensemble, délivré
dune inquiétude. Ce malheur arrangeait tout, il
préférait garder son neveu, dans la crainte de son
cocher.
946
V
En bas du puits, les misérables abandonnés
hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de
leau jusquau ventre. Le bruit du torrent les
étourdissait, les dernières chutes du cuvelage leur
faisaient croire à un craquement suprême du
monde ; et ce qui achevait de les affoler, cétaient
les hennissements des chevaux enfermés dans
lécurie, un cri de mort, terrible, inoubliable,
danimal quon égorge.
Mouque avait lâché Bataille. Le vieux cheval
était là, tremblant, loeil dilaté et fixe sur cette eau
qui montait toujours. Rapidement, la salle de
laccrochage semplissait, on voyait grandir la
crue verdâtre, à la lueur rouge des trois lampes,
brûlant encore sous la voûte. Et, brusquement,
quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il
partit des quatre fers, dans un galop furieux, il
sengouffra et se perdit au fond dune des galeries
947
de roulage.
Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes
suivirent cette bête.
Plus rien à foutre ici ! criait Mouque. Faut
voir par Réquillart.
Cette idée quils pourraient sortir par la vieille
fosse voisine, sils y arrivaient avant que le
passage fût coupé, les emportait maintenant. Les
vingt se bousculaient à la file, tenant leurs lampes
en lair, pour que leau ne les éteignît pas.
Heureusement, la galerie sélevait dune pente
insensible, ils allèrent pendant deux cents mètres,
luttant contre le flot, sans être gagnés davantage.
Des croyances endormies se réveillaient dans ces
âmes éperdues, ils invoquaient la terre, cétait la
terre qui se vengeait, qui lâchait ainsi le sang de
la veine, parce quon lui avait tranché une artère.
Un vieux bégayait des prières oubliées en priant
ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais
esprits de la mine.
Mais, au premier carrefour, un désaccord
éclata. Le palefrenier voulait passer à gauche,
dautres juraient quon raccourcirait, si lon
948
prenait à droite. Une minute fut perdue.
Eh ! laissez-y la peau, quest-ce que ça me
fiche ! sécria brutalement Chaval. Moi, je file
par là.
Il prit la droite, deux camarades le suivirent.
Les autres continuèrent à galoper derrière le père
Mouque, qui avait grandi au fond de Réquillart.
Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où
tourner. Les têtes ségaraient, les anciens ne
reconnaissaient plus les voies, dont lécheveau
sétait comme embrouillé devant eux. À chaque
bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il
fallait se décider pourtant.
Étienne courait le dernier, retenu par
Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur.
Lui, aurait filé à droite, avec Chaval, car il le
croyait dans la bonne route ; mais il lavait lâché,
quitte à rester au fond. Dailleurs, la débandade
continuait, des camarades avaient encore tiré de
leur côté, ils nétaient plus que sept derrière le
vieux Mouque.
Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit
Étienne à la jeune fille, en la voyant faiblir.
949
Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus,
jaime mieux mourir tout de suite.
Ils sattardaient, de cinquante mètres en
arrière, et il la soulevait malgré sa résistance,
lorsque la galerie brusquement se boucha : un
bloc énorme qui seffondrait et les séparait des
autres. Linondation détrempait déjà les roches,
des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils
durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent
plus dans quel sens ils marchaient. Cétait fini, il
fallait abandonner lidée de remonter par
Réquillart. Leur unique espoir était de gagner les
tailles supérieures, où lon viendrait peut-être les
délivrer, si les eaux baissaient.
Étienne reconnut enfin la veine Guillaume.
Bon ! dit-il, je sais où nous sommes. Nom de
Dieu ! nous étions dans le vrai chemin ; mais va
te faire fiche, maintenant !... Écoute, allons tout
droit, nous grimperons par la cheminée.
Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très
lentement. Tant quils auraient de la lumière, ils
ne désespéreraient pas ; et ils soufflèrent lune
des lampes, pour en économiser lhuile, avec la
950
pensée de la vider dans lautre. Ils atteignaient la
cheminée, lorsquun bruit, derrière eux, les fit se
tourner. Étaient-ce donc les camarades, barrés à
leur tour, qui revenaient ? Un souffle ronflait au
loin, ils ne sexpliquaient pas cette tempête qui se
rapprochait, dans un éclaboussement décume. Et
ils crièrent, quand ils virent une masse géante,
blanchâtre, sortir de lombre et lutter pour les
rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle
sécrasait.
Cétait Bataille. En partant de laccrochage, il
avait galopé le long des galeries noires,
éperdument. Il semblait connaître son chemin,
dans cette ville souterraine, quil habitait depuis
onze années ; et ses yeux voyaient clair, au fond
de léternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il
galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant
par ces boyaux minces de la terre, emplis de son
grand corps. Les rues se succédaient, les
carrefours ouvraient leur fourche, sans quil
hésitât. Où allait-il ? là-bas peut-être, à cette
vision de sa jeunesse, au moulin où il était né, sur
le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil,
brûlant en lair comme une grosse lampe. Il
951
voulait vivre, sa mémoire de bête séveillait,
lenvie de respirer encore de lair des plaines le
poussait droit devant lui, jusquà ce quil eût
découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud,
dans la lumière. Et une révolte emportait sa
résignation ancienne, cette fosse lassassinait,
après lavoir aveuglé. Leau, qui le poursuivait, le
fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais
à mesure quil senfonçait, les galeries devenaient
plus étroites, abaissant le toit, renflant le mur. Il
galopait quand même, il sécorchait, laissait aux
boisages des lambeaux de ses membres. De
toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui,
pour le prendre et létouffer.
Alors, Étienne et Catherine, comme il arrivait
près deux, laperçurent qui sétranglait entre les
roches. Il avait buté, il sétait cassé les deux
jambes de devant. Dun dernier effort, il se traîna
quelques mètres ; mais ses flancs ne passaient
plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et
sa tête saignante sallongea, chercha encore une
fente, de ses gros yeux troubles. Leau le
recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du râle
prolongé, atroce, dont les autres chevaux étaient
952
morts déjà, dans lécurie. Ce fut une agonie
effroyable, cette vieille bête, fracassée,
immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin
du jour. Son cri de détresse ne cessait pas, le flot
noyait sa crinière, quil le poussait plus rauque,
de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un
dernier ronflement, le bruit sourd dun tonneau
qui semplit. Puis un grand silence tomba.
Ah ! mon Dieu ! emmène-moi, sanglotait
Catherine. Ah ! mon Dieu ! jai peur, je ne veux
pas mourir... Emmène-moi ! emmène-moi !
Elle avait vu la mort. Le puits écroulé, la fosse
inondée, rien ne lui avait soufflé à la face cette
épouvante, cette clameur de Bataille agonisant. Et
elle lentendait toujours, ses oreilles en
bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait.
Emmène-moi ! emmène-moi !
Étienne lavait saisie et lemportait. Dailleurs,
il était grand temps, ils montèrent dans la
cheminée, trempés jusquaux épaules. Lui, devait
laider, car elle navait plus la force de
saccrocher aux bois. À trois reprises, il crut
quelle lui échappait, quelle retombait dans la
953
mer profonde, dont la marée grondait derrière
eux. Cependant, ils purent respirer quelques
minutes, quand ils eurent rencontré la première
voie, libre encore. Leau reparut, il fallut se hisser
de nouveau. Et, durant des heures, cette montée
continua, la crue les chassait de voie en voie, les
obligeait à sélever toujours. Dans la sixième, un
répit les enfiévra despoir, il leur semblait que le
niveau demeurait stationnaire. Mais une hausse
plus forte se déclara, ils durent grimper à la
septième, puis à la huitième. Une seule restait, et
quand ils y furent, ils regardèrent anxieusement
chaque centimètre que leau gagnait. Si elle ne
sarrêtait pas, ils allaient donc mourir, comme le
vieux cheval, écrasés contre le toit, la gorge
emplie par le flot ?
Des éboulements retentissaient à chaque
instant. La mine entière était ébranlée,
dentrailles trop grêles, éclatant de la coulée
énorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, lair
refoulé samassait, se comprimait, partait en
explosions formidables, parmi les roches fendues
et les terrains bouleversés. Cétait le terrifiant
vacarme des cataclysmes intérieurs, un coin de la
954
bataille ancienne, lorsque les déluges retournaient
la terre, en abîmant les montagnes sous les
plaines.
Et Catherine, secouée, étourdie de cet
effondrement continu, joignait les mains,
bégayait les mêmes mots, sans relâche :
Je ne veux pas mourir... Je ne veux pas
mourir...
Pour la rassurer, Étienne jurait que leau ne
bougeait plus. Leur fuite durait bien depuis six
heures, on allait descendre à leur secours. Et il
disait six heures sans savoir, la notion exacte du
temps leur échappait. En réalité, un jour entier
sétait écoulé déjà, dans leur montée au travers de
la veine Guillaume.
Mouillés, grelottants, ils sinstallèrent. Elle se
déshabilla sans honte, pour tordre ses vêtements ;
puis, elle remit la culotte et la veste, qui
achevèrent de sécher sur elle. Comme elle était
pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la força à les
prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils
avaient baissé la mèche de la lampe, ne gardant
quune lueur faible de veilleuse. Mais des
955
crampes leur déchirèrent lestomac, tous deux
saperçurent quils mouraient de faim. Jusque-là,
ils ne sétaient pas sentis vivre. Au moment de la
catastrophe, ils navaient point déjeuné, et ils
venaient de retrouver leurs tartines, gonflées par
leau, changées en soupe. Elle dut se fâcher pour
quil voulût bien accepter sa part. Dès quelle eut
mangé, elle sendormit de lassitude, sur la terre
froide. Lui, brûlé dinsomnie, la veillait, le front
entre les mains, les yeux fixes.
Combien dheures sécoulèrent ainsi ? Il
naurait pu le dire. Ce quil savait, cétait que
devant lui, par le trou de la cheminée, il avait vu
reparaître le flot noir et mouvant, la bête dont le
dos senflait sans cesse pour les atteindre.
Dabord, il ny eut quune ligne mince, un
serpent souple qui sallongea ; puis, cela sélargit
en une échine grouillante, rampante ; et bientôt
ils furent rejoints, les pieds de la jeune fille
endormie trempèrent. Anxieux, il hésitait à la
réveiller. Nétait-ce pas cruel de la tirer de ce
repos, de lignorance anéantie qui la berçait peutêtre
dans un rêve de grand air et de vie au soleil ?
Par où fuir, dailleurs ? Et il cherchait, et il se
956
rappela que le plan incliné, établi dans cette
partie de la veine, communiquait, bout à bout,
avec le plan qui desservait laccrochage
supérieur. Cétait une issue. Il la laissa dormir
encore, le plus longtemps quil fut possible,
regardant le flot gagner, attendant quil les
chassât. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut
un grand frisson.
Ah ! mon Dieu ! cest vrai !... Ça
recommence, mon Dieu !
Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la
mort prochaine.
Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut
passer, je te jure.
Pour se rendre au plan incliné, ils durent
marcher ployés en deux, de nouveau mouillés
jusquaux épaules. Et la montée recommença,
plus dangereuse, par ce trou boisé entièrement,
long dune centaine de mètres. Dabord, ils
voulurent tirer le câble, afin de fixer en bas lun
des chariots ; car si lautre était descendu,
pendant leur ascension, il les aurait broyés. Mais
rien ne bougea, un obstacle faussait le
957
mécanisme. Ils se risquèrent, nosant se servir de
ce câble qui les gênait, sarrachant les ongles
contre les charpentes lisses. Lui, venait le dernier,
la retenait du crâne, quand elle glissait, les mains
sanglantes. Brusquement, ils se cognèrent contre
des éclats de poutre, qui barraient le plan. Des
terres avaient coulé, un éboulement empêchait
daller plus haut. Par bonheur, une porte souvrait
là, et ils débouchèrent dans une voie.
Devant eux, la lueur dune lampe les stupéfia.
Un homme leur criait rageusement :
Encore des malins aussi bêtes que moi !
Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué
par léboulement, dont les terres comblaient le
plan incliné ; et les deux camarades, partis avec
lui, étaient même restés en chemin, la tête fendue.
Lui, blessé au coude, avait eu le courage de
retourner sur les genoux prendre leurs lampes et
les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il
séchappait, un dernier effondrement, derrière
son dos, avait bouché la galerie.
Tout de suite, il se jura de ne point partager
ses provisions avec ces gens qui sortaient de
958
terre. Il les aurait assommés. Puis, il les reconnut
à son tour, et sa colère tomba, il se mit à rire de
joie mauvaise.
Ah ! cest toi, Catherine ! Tu tes cassé le
nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon !
bon ! nous allons la danser ensemble.
Il affectait de ne pas voir Étienne. Ce dernier,
bouleversé de la rencontre, avait eu un geste pour
protéger la herscheuse, qui se serrait contre lui.
Pourtant, il fallait bien accepter la situation. Il
demanda simplement au camarade, comme sils
sétaient quittés bons amis, une heure plus tôt :
As-tu regardé au fond ? On ne peut donc
passer par les tailles ?
Chaval ricanait toujours.
Ah ! ouiche ! par les tailles ! Elles se sont
éboulées aussi, nous sommes entre deux murs,
une vraie souricière... Mais tu peux ten retourner
par le plan, si tu es un bon plongeur.
En effet, leau montait, on lentendait clapoter.
La retraite se trouvait coupée déjà. Et il avait
raison, cétait une souricière, un bout de galerie
959
que des affaissements considérables obstruaient
en arrière et en avant. Pas une issue, tous trois
étaient murés.
Alors, tu restes ? ajouta Chaval goguenard.
Va, cest ce que tu feras de mieux, et si tu me
fiches la paix, moi je ne te parlerai seulement pas.
Il y a encore ici de la place pour deux hommes...
Nous verrons bientôt lequel crèvera le premier, à
moins quon ne vienne, ce qui me semble
difficile.
Le jeune homme reprit :
Si nous tapions, on nous entendrait peutêtre.
Jen suis las, de taper... Tiens ! essaie toimême
avec cette pierre.
Étienne ramassa le morceau de grès, que
lautre avait émietté déjà, et il battit contre la
veine, au fond, le rappel des mineurs, le
roulement prolongé, dont les ouvriers en péril
signalent leur présence. Puis, il colla son oreille,
pour écouter. À vingt reprises, il sentêta. Aucun
bruit ne répondait.
960
Pendant ce temps, Chaval affecta de faire
froidement son petit ménage. Dabord, il rangea
ses trois lampes contre le mur : une seule brûlait,
les autres serviraient plus tard. Ensuite, il posa
sur une pièce du boisage les deux tartines quil
avait encore. Cétait le buffet, il irait bien deux
jours avec ça, sil était raisonnable. Il se tourna,
en disant :
Tu sais, Catherine, il y en aura la moitié
pour toi, quand tu auras trop faim.
La jeune fille se taisait. Cela comblait son
malheur, de se retrouver entre ces deux hommes.
Et laffreuse vie commença. Ni Chaval ni
Étienne nouvraient la bouche, assis par terre, à
quelques pas. Sur la remarque du premier, le
second éteignit sa lampe, un luxe de lumière
inutile ; puis, ils retombèrent dans leur silence.
Catherine sétait couchée près du jeune homme,
inquiète des regards que son ancien galant lui
jetait. Les heures sécoulaient, on entendait le
petit murmure de leau montant sans cesse ;
tandis que, de temps à autre, des secousses
profondes, des retentissements lointains
961
annonçaient les derniers tassements de la mine.
Quand la lampe se vida et quil fallut en ouvrir
une autre, pour lallumer, la peur du grisou les
agita un instant ; mais ils aimaient mieux sauter
tout de suite, que de durer dans les ténèbres ; et
rien ne sauta, il ny avait pas de grisou. Ils
sétaient allongés de nouveau, les heures se
remirent à couler.
Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui
levèrent la tête. Chaval se décidait à manger : il
avait coupé la moitié dune tartine, il mâchait
longuement, pour ne pas être tenté davaler tout.
Eux, que la faim torturait, le regardèrent.
Vrai, tu refuses ? dit-il à la herscheuse, de
son air provocant. Tu as tort.
Elle avait baissé les yeux, craignant de céder,
lestomac déchiré dune telle crampe, que des
larmes gonflaient ses paupières. Mais elle
comprenait ce quil demandait ; déjà, le matin, il
lui avait soufflé sur le cou ; il était repris dune de
ses anciennes fureurs de désir, en la voyant près
de lautre. Les regards dont il lappelait avaient
une flamme quelle connaissait bien, la flamme
962
de ses crises jalouses, quand il tombait sur elle à
coups de poing, en laccusant dabominations
avec le logeur de sa mère. Et elle ne voulait pas,
elle tremblait, en retournant à lui, de jeter ces
deux hommes lun sur lautre, dans cette cave
étroite où ils agonisaient. Mon Dieu ! est-ce
quon ne pouvait finir en bonne amitié !
Étienne serait mort dinanition, plutôt que de
mendier à Chaval une bouchée de pain. Le
silence salourdissait, une éternité encore parut se
prolonger, avec la lenteur des minutes
monotones, qui passaient une à une, sans espoir.
Il y avait un jour quils étaient enfermés
ensemble. La deuxième lampe pâlissait, ils
allumèrent la troisième.
Chaval entama son autre tartine, et il grogna :
Viens donc, bête !
Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre,
Étienne sétait détourné. Puis, comme elle ne
bougeait pas, il lui dit à voix basse :
Va, mon enfant.
Les larmes quelle étouffait ruisselèrent alors.
963
Elle pleurait longuement, ne trouvant même pas
la force de se lever, ne sachant plus si elle avait
faim, souffrant dune douleur qui la tenait dans
tout le corps. Lui, sétait mis debout, allait et
venait, battait vainement le rappel des mineurs,
enragé de ce reste de vie quon lobligeait à vivre
là, collé au rival quil exécrait. Pas même assez
de place pour crever loin lun de lautre ! Dès
quil avait fait dix pas, il devait revenir et se
cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille,
quils se disputaient jusque dans la terre ! Elle
serait au dernier vivant, cet homme la lui volerait
encore, si lui partait le premier. Ça nen finissait
pas, les heures suivaient les heures, la révoltante
promiscuité saggravait, avec lempoisonnement
des haleines, lordure des besoins satisfaits en
commun. Deux fois, il se rua sur les roches,
comme pour les ouvrir à coups de poing.
Une nouvelle journée sachevait, et Chaval
sétait assis près de Catherine, partageant avec
elle sa dernière moitié de tartine. Elle mâchait les
bouchées péniblement, il les lui faisait payer
chacune dune caresse, dans son entêtement de
jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir,
964
devant lautre. Épuisée, elle sabandonnait. Mais,
lorsquil tâcha de la prendre, elle se plaignit.
Oh ! laisse, tu me casses les os.
Étienne, frémissant, avait posé son front
contre les bois, pour ne pas voir. Il revint dun
bond, affolé.
Laisse-la, nom de Dieu !
Est-ce que ça te regarde ? dit Chaval. Cest
ma femme, elle est à moi peut-être !
Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui
écrasant sur la bouche ses moustaches rouges,
continuant :
Fiche-nous la paix, hein ! Fais-nous le plaisir
de voir là-bas si nous y sommes.
Mais Étienne, les lèvres blanches, criait :
Si tu ne la lâches pas, je tétrangle !
Vivement, lautre se mit debout, car il avait
compris, au sifflement de la voix, que le
camarade allait en finir. La mort leur semblait
trop lente, il fallait que, tout de suite, lun des
deux cédât la place. Cétait lancienne bataille qui
965
recommençait, dans la terre où ils dormiraient
bientôt côte à côte ; et ils avaient si peu despace,
quils ne pouvaient brandir leurs poings sans les
écorcher.
Méfie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te
mange.
Étienne, à ce moment, devint fou. Ses yeux se
noyèrent dune vapeur rouge, sa gorge sétait
congestionnée dun flot de sang. Le besoin de
tuer le prenait, irrésistible, un besoin physique,
lexcitation sanguine dune muqueuse qui
détermine un violent accès de toux. Cela monta,
éclata en dehors de sa volonté, sous la poussée de
la lésion héréditaire. Il avait empoigné, dans le
mur, une feuille de schiste, et il lébranlait, et il
larrachait, très large, très lourde. Puis, à deux
mains, avec une force décuplée, il labattit sur le
crâne de Chaval.
Celui-ci neut pas le temps de sauter en
arrière. Il tomba, la face broyée, le crâne fendu.
La cervelle avait éclaboussé le toit de la galerie,
un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au jet
continu dune source. Tout de suite, il y eut une
966
mare, où létoile fumeuse de la lampe se refléta.
Lombre envahissait ce caveau muré, le corps
semblait, par terre, la bosse noire dun tas
descaillage.
Et, penché, loeil élargi, Étienne le regardait.
Cétait donc fait, il avait tué. Confusément, toutes
ses luttes lui revenaient à la mémoire, cet inutile
combat contre le poison qui dormait dans ses
muscles, lalcool lentement accumulé de sa race.
Pourtant, il nétait ivre que de faim, livresse
lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se
dressaient devant lhorreur de ce meurtre, et
malgré la révolte de son éducation, une allégresse
faisait battre son coeur, la joie animale dun
appétit enfin satisfait. Il eut ensuite un orgueil,
lorgueil du plus fort. Le petit soldat lui était
apparu, la gorge trouée dun couteau, tué par un
enfant. Lui aussi, avait tué.
Mais Catherine, toute droite, poussait un grand
cri.
Mon Dieu ! il est mort !
Tu le regrettes ? demanda Étienne farouche.
967
Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis,
chancelante, elle se jeta dans ses bras.
Ah ! tue-moi aussi, ah ! mourons tous les
deux !
Dune étreinte, elle sattachait à ses épaules, et
il létreignait également, et ils espérèrent quils
allaient mourir. Mais la mort navait pas de hâte,
ils dénouèrent leurs bras. Puis, tandis quelle se
cachait les yeux, il traîna le misérable, il le jeta
dans le plan incliné, pour lôter de lespace étroit
où il fallait vivre encore. La vie naurait plus été
possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils
sépouvantèrent, lorsquils lentendirent plonger,
au milieu dun redressement décume. Leau
avait donc empli déjà ce trou ? Ils laperçurent,
elle déborda dans la galerie.
Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient
allumé la dernière lampe, elle sépuisait en
éclairant la crue, dont la hausse régulière, entêtée,
ne sarrêtait pas. Ils eurent dabord de leau aux
chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La
voie montait, ils se réfugièrent au fond, ce qui
leur donna un répit de quelques heures. Mais le
968
flot les rattrapa, ils baignèrent jusquà la ceinture.
Debout, acculés, léchine collée contre la roche,
ils la regardaient croître, toujours, toujours.
Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini.
La lampe, quils avaient accrochée, jaunissait la
houle rapide des petites ondes ; elle pâlit, ils ne
distinguèrent plus quun demi-cercle diminuant
sans cesse, comme mangé par lombre qui
semblait grandir avec le flux ; et, brusquement,
lombre les enveloppa, la lampe venait de
séteindre, après avoir craché sa dernière goutte
dhuile. Cétait la nuit complète, absolue, cette
nuit de la terre quils dormiraient, sans jamais
rouvrir leurs yeux à la clarté du soleil.
Nom de Dieu ! jura sourdement Étienne.
Catherine, comme si elle eût senti les ténèbres
la saisir, sétait abritée contre lui. Elle répéta le
mot des mineurs, à voix basse :
La mort souffle la lampe.
Pourtant, devant cette menace, leur instinct
luttait, une fièvre de vivre les ranima. Lui,
violemment, se mit à creuser le schiste avec le
crochet de la lampe, tandis quelle laidait de ses
969
ongles. Ils pratiquèrent une sorte de banc élevé, et
lorsquils sy furent hissés, tous les deux, ils se
trouvèrent assis, les jambes pendantes, le dos
ployé, car la voûte les forçait à baisser la tête.
Leau ne glaçait plus que leurs talons ; mais ils ne
tardèrent pas à en sentir le froid leur couper les
chevilles, les mollets, les genoux, dans un
mouvement invincible et sans trêve. Le banc, mal
aplani, se trempait dune humidité si gluante,
quils devaient se tenir fortement pour ne pas
glisser. Cétait la fin, combien attendraient-ils,
réduits à cette niche, où ils nosaient risquer un
geste, exténués, affamés, nayant plus ni pain ni
lumière ? Et ils souffraient surtout des ténèbres,
qui les empêchaient de voir venir la mort. Un
grand silence régnait, la mine gorgée deau ne
bougeait plus. Ils navaient maintenant, sous eux,
que la sensation de cette mer, enflant, du fond des
galeries, sa marée muette.
Les heures se succédaient, toutes également
noires, sans quils pussent en mesurer la durée
exacte, de plus en plus égarés dans le calcul du
temps. Leurs tortures, qui auraient dû allonger les
minutes, les emportaient, rapides. Ils croyaient
970
nêtre enfermés que depuis deux jours et une nuit,
lorsquen réalité la troisième journée déjà se
terminait. Toute espérance de secours sen était
allée, personne ne les savait là, personne navait
le pouvoir dy descendre, et la faim les
achèverait, si linondation leur faisait grâce. Une
dernière fois, ils avaient eu la pensée de battre le
rappel ; mais la pierre était restée sous leau.
Dailleurs, qui les entendrait ?
Catherine, résignée, avait appuyé contre la
veine sa tête endolorie, lorsquun tressaillement
la redressa.
Écoute ! dit-elle.
Dabord, Étienne crut quelle parlait du petit
bruit de leau montant toujours. Il mentit, il
voulut la tranquilliser.
Cest moi que tu entends, je remue les
jambes.
Non, non, pas ça... Là-bas, écoute !
Et elle collait son oreille au charbon. Il
comprit, il fit comme elle. Une attente de
quelques secondes les étouffa. Puis, très lointains,
971
très faibles, ils entendirent trois coups, largement
espacés. Mais ils doutaient encore, leurs oreilles
sonnaient, cétaient peut-être des craquements
dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi
frapper pour répondre.
Étienne eut une idée.
Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les
talons.
Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs ; et
ils écoutèrent, et ils distinguèrent de nouveau les
trois coups, au loin. Vingt fois ils
recommencèrent, vingt fois les coups
répondirent. Ils pleuraient, ils sembrassaient, au
risque de perdre léquilibre. Enfin, les camarades
étaient là, ils arrivaient. Cétait un débordement
de joie et damour qui emportait les tourments de
lattente, la rage des appels longtemps inutiles,
comme si les sauveurs navaient eu quà fendre la
roche du doigt, pour les délivrer.
Hein ! criait-elle gaiement, est-ce une
chance que jaie appuyé la tête !
Oh ! tu as une oreille ! disait-il à son tour.
972
Moi, je nentendais rien.
Dès ce moment, ils se relayèrent, toujours lun
deux écoutait, prêt à correspondre, au moindre
signal. Ils saisirent bientôt des coups de
rivelaine : on commençait les travaux
dapproche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit
ne leur échappait. Mais leur joie tomba. Ils
avaient beau rire, pour se tromper lun lautre, le
désespoir les reprenait peu à peu. Dabord, ils
sétaient répandus en explications : on arrivait
évidemment par Réquillart, la galerie descendait
dans la couche, peut-être en ouvrait-on plusieurs,
car il y avait trois hommes à labattage. Puis ils
parlèrent moins, ils finirent par se taire, quand ils
en vinrent à calculer la masse énorme qui les
séparait des camarades. Muets, ils continuaient
leurs réflexions, ils comptaient les journées et les
journées quun ouvrier mettrait à percer un tel
bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils
seraient morts vingt fois. Et, mornes, nosant plus
échanger une parole dans ce redoublement
dangoisse, ils répondaient aux appels dun
roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant
que le besoin machinal de dire aux autres quils
973
vivaient encore.
Un jour, deux jours se passèrent. Ils étaient au
fond depuis six jours. Leau, arrêtée à leurs
genoux, ne montait ni ne descendait ; et leurs
jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace.
Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer ;
mais la position devenait alors si incommode,
quils étaient tordus de crampes atroces et quils
devaient laisser retomber les talons. Toutes les
dix minutes, ils se remontaient dun coup de
reins, sur la roche glissante. Les cassures du
charbon leur défonçaient léchine, ils éprouvaient
à la nuque une douleur fixe et intense, davoir à
la tenir ployée constamment, pour ne pas se
briser le crâne. Et létouffement croissait, lair
refoulé par leau se comprimait dans lespèce de
cloche où ils se trouvaient enfermés. Leur voix,
assourdie, paraissait venir de très loin. Des
bourdonnements doreilles se déclarèrent, ils
entendaient les volées dun tocsin furieux, le
galop dun troupeau sous une averse de grêle,
interminable.
Dabord, Catherine souffrit horriblement de la
974
faim. Elle portait à sa gorge ses pauvres mains
crispées, elle avait de grands souffles creux, une
plainte continue, déchirante, comme si une
tenaille lui eût arraché lestomac. Étienne,
étranglé par la même torture, tâtonnait
fiévreusement dans lobscurité, lorsque, près de
lui, ses doigts rencontrèrent une pièce du boisage,
à moitié pourrie, que ses ongles émiettaient. Et il
en donna une poignée à la herscheuse, qui
lengloutit goulûment. Durant deux journées, ils
vécurent de ce bois vermoulu, ils le dévorèrent
tout entier, désespérés de lavoir fini, sécorchant
à vouloir entamer les autres, solides encore, et
dont les fibres résistaient. Leur supplice
augmenta, ils senrageaient de ne pouvoir mâcher
la toile de leurs vêtements. Une ceinture de cuir
qui le serrait à la taille les soulagea un peu. Il en
coupa de petits morceaux avec les dents, et elle
les broyait, sacharnait à les avaler. Cela occupait
leurs mâchoires, leur donnait lillusion quils
mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevée,
ils se remirent à la toile, la suçant pendant des
heures.
Mais, bientôt, ces crises violentes se
975
calmèrent, la faim ne fut plus quune douleur
profonde, sourde, lévanouissement même, lent et
progressif, de leurs forces. Sans doute, ils
auraient succombé, sils navaient pas eu de
leau, tant quils en voulaient. Ils se baissaient
simplement, buvaient dans le creux de leur main ;
et cela à vingt reprises, brûlés dune telle soif,
que toute cette eau ne pouvait létancher.
Le septième jour, Catherine se penchait pour
boire, lorsquelle heurta de la main un corps
flottant devant elle.
Dis donc, regarde... Quest-ce que cest ?
Étienne tâta dans les ténèbres.
Je ne comprends pas, on dirait la couverture
dune porte daérage.
Elle but, mais comme elle puisait une seconde
gorgée, le corps revint battre sa main. Et elle
poussa un cri terrible.
Cest lui, mon Dieu !
Qui donc ?
Lui, tu sais bien ? Jai senti ses moustaches.
976
Cétait le cadavre de Chaval, remonté du plan
incliné, poussé jusquà eux par la crue. Étienne
allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le
nez broyé ; et un frisson de répugnance et de peur
le secoua. Prise dune nausée abominable,
Catherine avait craché leau qui lui restait à la
bouche. Elle croyait quelle venait de boire du
sang, que toute cette eau profonde, devant elle,
était maintenant le sang de cet homme.
Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.
Il donna un coup de pied au cadavre, qui
séloigna. Mais, bientôt, ils le sentirent de
nouveau qui tapait dans leurs jambes.
Nom de Dieu ! va-t-en donc !
Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser.
Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait
pas partir, voulait être avec eux, contre eux. Ce
fut un affreux compagnon, qui acheva
dempoisonner lair. Pendant toute cette journée,
ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir ;
et, le lendemain seulement, la souffrance les
décida : ils écartaient le corps à chaque gorgée,
ils buvaient quand même. Ce nétait pas la peine
977
de lui casser la tête, pour quil revînt entre lui et
elle, entêté dans sa jalousie. Jusquau bout, il
serait là, même mort, pour les empêcher dêtre
ensemble.
Encore un jour, et encore un jour. Étienne, à
chaque frisson de leau, recevait un léger coup de
lhomme quil avait tué, le simple coudoiement
dun voisin qui rappelait sa présence. Et, toutes
les fois, il tressaillait. Continuellement, il le
voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges,
dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus,
il ne lavait pas tué, lautre nageait et allait le
mordre. Catherine, maintenant, était secouée de
crises de larmes, longues, interminables, après
lesquelles un accablement lanéantissait. Elle finit
par tomber dans un état de somnolence
invincible. Il la réveillait, elle bégayait des mots,
elle se rendormait tout de suite, sans même
soulever les paupières ; et, de crainte quelle ne
se noyât, il lui avait passé un bras à la taille.
Cétait, lui, maintenant, qui répondait aux
camarades. Les coups de rivelaine approchaient,
il les entendait derrière son dos. Mais ses forces
diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à
978
taper. On les savait là, pourquoi se fatiguer
encore ? Cela ne lintéressait plus, quon pût
venir. Dans lhébétement de son attente, il en
était, pendant des heures, à oublier ce quil
attendait.
Un soulagement les réconforta un peu. Leau
baissait, le corps de Chaval séloigna. Depuis
neuf jours, on travaillait à leur délivrance, et ils
faisaient, pour la première fois, quelques pas dans
la galerie, lorsquune épouvantable commotion
les jeta sur le sol. Ils se cherchèrent, ils restèrent
aux bras lun de lautre, fous, ne comprenant pas,
croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne
remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé.
Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à
côte, Catherine eut un léger rire.
Il doit faire bon dehors... Viens, sortons
dici.
Étienne, dabord, lutta contre cette démence.
Mais une contagion ébranlait sa tête plus solide,
il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens
se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de
fièvre, tourmentée à présent dun besoin de
979
paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses
oreilles étaient devenus des murmures deau
courante, des chants doiseaux ; et elle sentait un
violent parfum dherbes écrasées, et elle voyait
clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses
yeux, si larges, quelle se croyait dehors, près du
canal, dans les blés, par une journée de beau
soleil.
Hein ? fait-il chaud !... Prends-moi donc,
restons ensemble, oh ! toujours, toujours !
Il la serrait, elle se caressait contre lui,
longuement, continuant dans un bavardage de
fille heureuse :
Avons-nous été bêtes dattendre si
longtemps ! Tout de suite, jaurais bien voulu de
toi, et tu nas pas compris, tu as boudé... Puis, tu
te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne
dormions pas, le nez en lair, à nous écouter
respirer, avec la grosse envie de nous prendre ?
Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les
souvenirs de leur muette tendresse.
Tu mas battu une fois, oui, oui ! des
980
soufflets sur les deux joues !
Cest que je taimais, murmura-t-elle. Voistu,
je me défendais de songer à toi, je me disais
que cétait bien fini ; et, au fond, je savais quun
jour ou lautre nous nous mettrions ensemble... Il
ne fallait quune occasion, quelque chance
heureuse, nest-ce pas ?
Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve,
puis il répéta lentement :
Rien nest jamais fini, il suffit dun peu de
bonheur pour que tout recommence.
Alors, tu me gardes, cest le bon coup, cette
fois ?
Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible,
que sa voix assourdie séteignait. Effrayé, il
lavait retenue sur son coeur.
Tu souffres ?
Elle se redressa, étonnée.
Non, pas du tout... Pourquoi ?
Mais cette question lavait éveillée de son
rêve. Elle regarda éperdument les ténèbres, elle
981
tordit ses mains, dans une nouvelle crise de
sanglots.
Mon Dieu ! mon Dieu ! quil fait noir !
Ce nétaient plus les blés, ni lodeur des
herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil
jaune ; cétaient la mine éboulée, inondée, la nuit
puante, légouttement funèbre de ce caveau où ils
râlaient depuis tant de jours. La perversion de ses
sens en augmentait lhorreur maintenant, elle
était reprise des superstitions de son enfance, elle
vit lHomme noir, le vieux mineur trépassé qui
revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines
filles.
Écoute, as-tu entendu ?
Non, rien, je nentends rien.
Si, lHomme, tu sais ?... Tiens ! il est là... La
terre a lâché tout le sang de la veine, pour se
venger de ce quon lui a coupé une artère ; et il
est là, tu le vois, regarde ! plus noir que la nuit...
Oh ! jai peur, oh ! jai peur !
Elle se tut, grelottante. Puis, à voix très basse,
elle continua :
982
Non, cest toujours lautre.
Quel autre ?
Celui qui est avec nous, celui qui nest plus.
Limage de Chaval la hantait, et elle parlait de
lui confusément, elle racontait leur existence de
chien, le seul jour où il sétait montré gentil, à
Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles,
quand il la tuait de ses caresses, après lavoir
rouée de coups.
Je te dis quil vient, quil va nous empêcher
encore daller ensemble !... Ça le reprend, sa
jalousie... Oh ! renvoie-le, oh ! garde-moi, gardemoi
tout entière !
Dun élan, elle sétait pendue à lui, elle
chercha sa bouche et y colla passionnément la
sienne. Les ténèbres séclairèrent, elle revit le
soleil, elle retrouva un rire calmé damoureuse.
Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa chair,
demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux,
lempoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut
enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe,
sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir
983
avant davoir eu leur bonheur, lobstiné besoin de
vivre, de faire de la vie une dernière fois. Ils
saimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort.
Ensuite, il ny eut plus rien. Étienne était assis
par terre, toujours dans le même coin, et il avait
Catherine sur les genoux, couchée, immobile.
Des heures, des heures sécoulèrent. Il crut
longtemps quelle dormait ; puis, il la toucha, elle
était très froide, elle était morte. Pourtant, il ne
remuait pas, de peur de la réveiller. Lidée quil
lavait eue femme le premier, et quelle pouvait
être grosse, lattendrissait. Dautres idées, lenvie
de partir avec elle, la joie de ce quils feraient
tous les deux plus tard, revenaient par moments,
mais si vagues, quelles semblaient effleurer à
peine son front, comme le souffle même du
sommeil. Il saffaiblissait, il ne lui restait que la
force dun petit geste, un lent mouvement de la
main, pour sassurer quelle était bien là, ainsi
quune enfant endormie, dans sa raideur glacée.
Tout sanéantissait, la nuit elle-même avait
sombré, il nétait nulle part, hors de lespace,
hors du temps. Quelque chose tapait bien à côté
de sa tête, des coups dont la violence se
984
rapprochait ; mais il avait eu dabord la paresse
daller répondre, engourdi dune fatigue
immense ; et, à présent, il ne savait plus, il rêvait
seulement quelle marchait devant lui et quil
entendait le léger claquement de ses sabots. Deux
jours se passèrent, elle navait pas remué, il la
touchait de son geste machinal, rassuré de la
sentir si tranquille.
Étienne ressentit une secousse. Des voix
grondaient, des roches roulaient jusquà ses
pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses
yeux clignotants suivaient la lumière, il ne se
lassait pas de la voir, en extase devant ce point
rougeâtre qui tachait à peine les ténèbres. Mais
des camarades lemportaient, il les laissa
introduire, entre ses dents serrés, des cuillerées de
bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de
Réquillart quil reconnut quelquun, lingénieur
Négrel, debout devant lui ; et ces deux hommes
qui se méprisaient, louvrier révolté, le chef
sceptique, se jetèrent au cou lun de lautre,
sanglotèrent à grands sanglots, dans le
bouleversement profond de toute lhumanité qui
était en eux. Cétait une tristesse immense, la
985
misère des générations, lexcès de douleur où
peut tomber la vie.
Au jour, la Maheude, abattue près de
Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis
un autre, de grandes plaintes très longues,
incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà
remontés et alignés par terre : Chaval que lon
crut assommé sous un éboulement, un galibot et
deux haveurs également fracassés, le crâne vide
de cervelle, le ventre gonflé deau. Des femmes,
dans la foule, perdaient la raison, déchiraient
leurs jupes, ségratignaient la face. Lorsquon le
sortit enfin, après lavoir habitué aux lampes et
nourri un peu, Étienne apparut décharné, les
cheveux tout blancs ; et on sécartait, on
frémissait devant ce vieillard. La Maheude
sarrêta de crier, pour le regarder stupidement, de
ses grands yeux fixes.
986
VI
Il était quatre heures du matin. La fraîche nuit
davril sattiédissait de lapproche du jour. Dans
le ciel limpide, les étoiles vacillaient, tandis
quune clarté daurore empourprait lorient. Et la
campagne noire, assoupie, avait à peine un
frisson, cette vague rumeur qui précède le réveil.
Étienne, à longues enjambées, suivait le
chemin de Vandame. Il venait de passer six
semaines à Montsou, dans un lit de lhôpital.
Jaune encore et très maigre, il sétait senti la
force de partir, et il partait. La Compagnie,
tremblant toujours pour ses fosses, précédant à
des renvois successifs, lavait averti quelle ne
pourrait le garder. Elle lui offrait dailleurs un
secours de cent francs, avec le conseil paternel de
quitter le travail des mines, trop dur pour lui
désormais. Mais il avait refusé les cent francs.
Déjà, une réponse de Pluchart, une lettre où se
987
trouvait largent du voyage, lappelait à Paris.
Cétait son ancien rêve réalisé. La veille, en
sortant de lhôpital, il avait couché au Bon-
Joyeux, chez la veuve Désir. Et il se levait de
grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu
aux camarades, avant daller prendre le train de
huit heures, à Marchiennes.
Un instant, sur le chemin qui devenait rose,
Étienne sarrêta. Il faisait bon respirer cet air si
pur du printemps précoce. La matinée
sannonçait superbe. Lentement, le jour
grandissait, la vie de la terre montait avec le
soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement
son bâton de cornouiller, regardant au loin la
plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il navait revu
personne, la Maheude était venue une seule fois à
lhôpital, puis navait pu revenir sans doute. Mais
il savait que tout le coron des Deux-Cent-
Quarante descendait à Jean-Bart maintenant, et
quelle-même y avait repris du travail.
Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient,
des charbonniers passaient continuellement près
dÉtienne, la face blême, silencieux. La
988
Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe.
Après deux mois et demi de grève, vaincus par la
faim, lorsquils étaient retournés aux fosses, ils
avaient dû accepter le tarif de boisage, cette
baisse de salaire déguisée, exécrable à présent,
ensanglantée du sang des camarades. On leur
volait une heure de travail, on les faisait mentir à
leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure
imposé leur restait en travers de la gorge, comme
une poche de fiel. Le travail recommençait
partout, à Mirou, à Madeleine, à Crèvecoeur, à la
Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long
des chemins noyés de ténèbres, le troupeau
piétinait, des files dhommes trottant le nez vers
la terre, ainsi que du bétail mené à labattoir. Ils
grelottaient sous leurs minces vêtements de toile,
ils croisaient les bras, roulaient les reins,
gonflaient le dos, que le briquet, logé entre la
chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce
retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes
noires, sans un rire, sans un regard de côté, on
sentait les dents serrées de colère, le coeur gonflé
de haine, lunique résignation à la nécessité du
ventre.
989
Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne
voyait leur nombre saccroître. Presque tous
marchaient isolés, ceux qui venaient par groupes
se suivaient à la file, éreintés déjà, las des autres
et deux-mêmes. Il en aperçut un, très vieux, dont
les yeux luisaient, pareils à des charbons, sous un
front livide. Un autre, un jeune, soufflait, dun
souffle contenu de tempête. Beaucoup avaient
leurs sabots à la main ; et lon entendait à peine
sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine.
Cétait un ruissellement sans fin, une débâcle,
une marche forcée darmée battue, allant toujours
la tête basse, enragée sourdement du besoin de
reprendre la lutte et de se venger.
Lorsque Étienne arriva, Jean-Bart sortait de
lombre, les lanternes accrochées aux tréteaux
brûlaient encore, dans laube naissante. Audessus
des bâtiments obscurs, un échappement
sélevait comme une aigrette blanche,
délicatement teintée de carmin. Il passa par
lescalier du criblage, pour se rendre à la recette.
La descente commençait, des ouvriers
montaient de la baraque. Un instant, il resta
990
immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des
roulements de berlines ébranlaient les dalles de
fonte, les bobines tournaient, déroulaient les
câbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la
sonnerie des timbres, des coups de massue sur le
billot du signal ; et il retrouvait le monstre
avalant sa ration de chair humaine, les cages
émergeant, replongeant, engouffrant des charges
dhommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier
facile dun géant vorace. Depuis son accident, il
avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages
qui senfonçaient lui tiraient les entrailles. Il dut
tourner la tête, le puits lexaspérait.
Mais, dans la vaste salle encore sombre, que
les lanternes épuisées éclairaient dune clarté
louche, il napercevait aucun visage ami. Les
mineurs qui attendaient là, pieds nus, la lampe à
la main, le regardaient de leurs gros yeux
inquiets, puis baissaient le front, se reculaient
dun air de honte. Eux, sans doute, le
connaissaient, et ils navaient plus de rancune
contre lui, ils semblaient au contraire le craindre,
rougissant à lidée quil leur reprochait dêtre des
lâches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il
991
oubliait que ces misérables lavaient lapidé, il
recommençait le rêve de les changer en héros, de
diriger le peuple, cette force de la nature qui se
dévorait elle-même.
Une cage embarqua des hommes, la fournée
disparut, et comme dautres arrivaient, il vit enfin
un de ses lieutenants de la grève, un brave qui
avait juré de mourir.
Toi aussi ! murmura-t-il, navré.
Lautre pâlit, les lèvres tremblantes ; puis,
avec un geste dexcuse :
Que veux-tu ? jai une femme.
Maintenant, dans le nouveau flot monté de la
baraque, il les reconnaissait tous.
Toi aussi ! toi aussi ! toi aussi !
Et tous frémissaient, bégayaient dune voix
étouffée :
Jai une mère... Jai des enfants... Il faut du
pain.
La cage ne reparaissait pas, ils lattendirent,
mornes, dans une telle souffrance de leur défaite,
992
que leurs regards évitaient de se rencontrer, fixés
obstinément sur le puits.
Et la Maheude ? demanda Étienne.
Ils ne répondirent point. On fit signe quelle
allait venir. Dautres levèrent leurs bras,
tremblants de pitié : ah ! la pauvre femme ! quelle
misère ! Le silence continuait, et quand le
camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu,
tous la lui serrèrent fortement, tous mirent dans
cette étreinte muette la rage davoir cédé, lespoir
fiévreux de la revanche. La cage était là, ils
sembarquèrent, ils sabîmèrent, mangés par le
gouffre.
Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre
des porions, fixée dans le cuir de sa barrette.
Depuis huit jours, il était chef déquipe à
laccrochage, et les ouvriers sécartaient, car les
honneurs le rendaient fier. La vue dÉtienne
lennuya, il sapprocha pourtant, finit par se
rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncé
son départ. Ils causèrent. Sa femme tenait
maintenant lestaminet du Progrès, grâce à
lappui de tous ces messieurs, qui se montraient
993
si bons pour elle. Mais, sinterrompant, il
semporta contre le père Mouque, quil accusait
de navoir pas remonté le fumier de ses chevaux,
à lheure réglementaire. Le vieux lécoutait,
courbait les épaules. Puis, avant de descendre,
suffoqué de cette réprimande, il donna lui aussi
une poignée de main à Étienne, la même que
celle des autres, longue, chaude de colère rentrée,
frémissante des rébellions futures. Et cette vieille
main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui
lui pardonnait ses enfants morts, lémotionna
tellement, quil le regarda disparaître, sans dire
un mot.
La Maheude ne vient donc pas ce matin ?
demanda-t-il à Pierron, au bout dun instant.
Dabord, ce dernier affecta de navoir pas
compris, car la mauvaise chance sempoignait
des fois, rien quà en parler. Puis, comme il
séloignait, sous prétexte de donner un ordre, il
dit enfin :
Hein ? la Maheude... La voici.
En effet, la Maheude arrivait de la baraque,
avec sa lampe, vêtue de la culotte et de la veste,
994
la tête serrée dans le béguin. Cétait par une
exception charitable que la Compagnie, apitoyée
sur le sort de cette malheureuse, si cruellement
frappée, avait bien voulu la laisser redescendre à
lâge de quarante ans ; et, comme il semblait
difficile de la remettre au roulage, on lemployait
à la manoeuvre dun petit ventilateur, quon
venait dinstaller dans la galerie nord, dans ces
régions denfer, sous le Tartaret, où laérage ne se
faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassés,
elle tournait sa roue, au fond dun boyau ardent,
la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle
gagnait trente sous.
Lorsque Étienne laperçut, lamentable dans
ses vêtements dhomme, la gorge et le ventre
comme enflés encore de lhumidité des tailles, il
bégaya de saisissement, il ne trouvait pas les
phrases pour expliquer quil partait et quil avait
désiré lui faire ses adieux.
Elle le regardait sans lécouter, elle dit enfin,
en le tutoyant :
Hein ? ça tétonne de me voir... Cest bien
vrai que je menaçais détrangler le premier des
995
miens qui redescendrait ; et voilà que je
redescends, je devrais métrangler moi-même,
nest-ce pas ?... Ah ! va, ce serait déjà fait, sil
ny avait pas le vieux et les petits à la maison !
Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée.
Elle ne sexcusait pas, elle racontait simplement
les choses, quils avaient failli crever, et quelle
sétait décidée, pour quon ne les renvoyât pas du
coron.
Comment se porte le vieux ? demanda
Étienne.
Il est toujours bien doux et bien propre. Mais
la caboche sen est allée complètement... On ne
la pas condamné pour son affaire, tu sais ? Il
était question de le mettre chez les fous, je nai
pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un
bouillon... Son histoire nous a causé tout de
même beaucoup de tort, car il naura jamais sa
pension, un de ces messieurs ma dit que ce serait
immoral, si on lui en donnait une.
Jeanlin travaille ?
Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la
996
besogne, au jour. Il gagne vingt sous... Oh ! je ne
me plains pas, les chefs se sont montrés très bons,
comme ils me lont expliqué eux-mêmes... Les
vingt sous du gamin, et mes trente sous à moi, ça
fait cinquante sous. Si nous nétions pas six, on
aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant,
et le pis, cest quil faudra attendre quatre ou cinq
ans, avant que Lénore et Henri soient en âge de
venir à la fosse.
Étienne ne put retenir un geste douloureux.
Eux aussi !
Une rougeur était montée aux joues blêmes de
la Maheude, tandis que ses yeux sallumaient.
Mais ses épaules saffaissèrent, comme sous
lécrasement du destin.
Que veux-tu ? eux après les autres... Tous y
ont laissé la peau, cest leur tour.
Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des
berlines les dérangèrent. Par les grandes fenêtres
poussiéreuses, le petit jour entrait, noyant les
lanternes dune lueur grise ; et le branle de la
machine reprenait toutes les trois minutes, les
997
câbles se déroulaient, les cages continuaient à
engloutir des hommes.
Allons, les flâneurs, dépêchons-nous ! cria
Pierron. Embarquez, jamais nous nen finirons
aujourdhui.
La Maheude, quil regardait, ne bougea pas.
Elle avait déjà laissé passer trois cages, elle dit,
comme se réveillant et se souvenant des premiers
mots dÉtienne :
Alors, tu pars ?
Oui, ce matin.
Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand
on le peut... Et ça me fait plaisir de tavoir vu,
parce que tu sauras au moins que je nai rien sur
le coeur contre toi. Un moment, je taurais
assommé, après toutes ces tueries. Mais on
réfléchit, nest-ce pas ? on saperçoit quau bout
du compte ce nest la faute de personne... Non,
non, ce nest pas ta faute, cest la faute de tout le
monde.
Maintenant, elle causait avec tranquillité de
ses morts, de son homme, de Zacharie, de
998
Catherine ; et des larmes parurent seulement dans
ses yeux, lorsquelle prononça le nom Alzire.
Elle était revenue à son calme de femme
raisonnable, elle jugeait très sagement les choses.
Ça ne porterait pas chance aux bourgeois, davoir
tué tant de pauvres gens. Bien sûr quils en
seraient punis un jour, car tout se paie. On
naurait pas même besoin de sen mêler, la
boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur
les patrons, comme ils avaient tiré sur les
ouvriers. Et, dans sa résignation séculaire, dans
cette hérédité de discipline qui la courbait de
nouveau, un travail sétait ainsi fait, la certitude
que linjustice ne pouvait durer davantage, et que,
sil ny avait plus de bon Dieu, il en repousserait
un autre, pour venger les misérables.
Elle parlait bas, avec des regards méfiants.
Puis, comme Pierron sétait rapproché, elle ajouta
tout haut :
Eh bien ! si tu pars, il faut prendre chez nous
tes affaires... Il y a encore deux chemises, trois
mouchoirs, une vieille culotte.
Étienne refusa du geste ces quelques nippes,
999
échappées aux brocanteurs.
Non, ça nen vaut pas la peine, ce sera pour
les enfants... À Paris, je marrangerai.
Deux cages encore étaient descendues, et
Pierron se décida à interpeller directement la
Maheude.
Dites donc, là-bas, on vous attend ! Est-ce
bientôt fini, cette causette ?
Mais elle tourna le dos. Quavait-il à faire du
zèle, ce vendu ? Ça ne le regardait pas, la
descente. Ses hommes lexécraient assez déjà, à
son accrochage. Et elle sentêtait, sa lampe aux
doigts, glacée dans les courants dair, malgré la
douceur de la saison.
Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une
parole. Ils demeuraient face à face, ils avaient le
coeur si gros, quils auraient voulu se dire encore
quelque chose.
Enfin, elle parla pour parler.
La Levaque est enceinte, Levaque est
toujours en prison, cest Bouteloup qui le
remplace, en attendant.
1000
Ah ! oui, Bouteloup.
Et, écoute donc, tai-je raconté ?...
Philomène est partie.
Comment, partie ?
Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais.
Jai eu peur quelle ne me laissât les deux
mioches. Mais non, elle les a emportés... Hein ?
une femme qui crache le sang et qui a lair
continuellement davaler sa langue !
Elle rêva un instant, puis elle continua dune
voix lente :
En a-t-on dit sur mon compte !... Tu te
souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon
Dieu ! après la mort de mon homme, ça aurait
très bien pu arriver, si javais été plus jeune,
nest-ce pas ? Mais, aujourdhui, jaime mieux
que ça ne se soit pas fait, car nous en aurions du
regret pour sûr.
Oui, nous en aurions du regret, répéta
Étienne simplement.
Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. Une
cage lattendait, on lappelait avec colère en la
1001
menaçant dune amende. Alors, elle se décida,
elle lui serra la main. Très ému, il la regardait
toujours, si ravagée et finie, avec sa face livide,
ses cheveux décolorés débordant du béguin bleu,
son corps de bonne bête trop féconde, déformée
sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette
poignée de main dernière, il retrouvait encore
celle de ses camarades, une étreinte longue,
muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour
où lon recommencerait. Il comprit parfaitement,
elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille.
À bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup.
Quelle nom de Dieu de feignante ! cria
Pierron.
Poussée, bousculée, la Maheude sentassa au
fond dune berline, avec quatre autres. On tira la
corde du signal pour taper à la viande, la cage se
décrocha, tomba dans la nuit ; et il ny eut plus
que la fuite rapide du câble.
Alors, Étienne quitta la fosse. En bas, sous le
hangar du criblage, il aperçut un être assis par
terre, les jambes allongées, au milieu dune
épaisse couche de charbon. Cétait Jeanlin,
1002
employé comme « nettoyeur de gros ». Il tenait
un bloc de houille entre ses cuisses, il le
débarrassait, à coups de marteau, des fragments
de schiste ; et une fine poudre le noyait dun tel
flot de suie, que jamais le jeune homme ne
laurait reconnu, si lenfant navait levé son
museau de singe, aux oreilles écartées, aux petits
yeux verdâtres. Il eut un rire de blague, il cassa le
bloc dun dernier coup, disparut dans la poussière
noire qui montait.
Dehors, Étienne suivit un moment la route,
absorbé. Toutes sortes didées bourdonnaient en
lui. Mais il eut une sensation de plein air, de ciel
libre, et il respira largement. Le soleil paraissait à
lhorizon glorieux, cétait un réveil dallégresse,
dans la campagne entière. Un flot dor roulait de
lorient à loccident, sur la plaine immense. Cette
chaleur de vie gagnait, sétendait, en un frisson
de jeunesse, où vibraient les soupirs de la terre, le
chant des oiseaux, tous les murmures des eaux et
des bois. Il faisait bon vivre, le vieux monde
voulait vivre un printemps encore.
Et, pénétré de cet espoir, Étienne ralentit sa
1003
marche, les yeux perdus à droite et à gauche,
dans cette gaieté de la nouvelle saison. Il songeait
à lui, il se sentait fort, mûri par sa dure
expérience au fond de la mine. Son éducation
était finie, il sen allait armé, en soldat raisonneur
de la révolution, ayant déclaré la guerre à la
société, telle quil la voyait et telle quil la
condamnait. La joie de rejoindre Pluchart, dêtre
comme Pluchart un chef écouté, lui soufflait des
discours, dont il arrangeait les phrases. Il méditait
délargir son programme, laffinement bourgeois
qui lavait haussé au-dessus de sa classe le jetait à
une haine plus grande de la bourgeoisie. Ces
ouvriers dont lodeur de misère le gênait
maintenant, il éprouvait le besoin de les mettre
dans une gloire, il les montrerait comme les seuls
grands, les seuls impeccables, comme lunique
noblesse et lunique force où lhumanité pût se
retremper. Déjà, il se voyait à la tribune,
triomphant avec le peuple, si le peuple ne le
dévorait pas.
Très haut, un chant dalouette lui fit regarder
le ciel. De petites nuées rouges, les dernières
vapeurs de la nuit, se fondaient dans le bleu
1004
limpide ; et les figures vagues de Souvarine et de
Rasseneur lui apparurent. Décidément, tout se
gâtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir.
Ainsi, cette fameuse Internationale qui aurait dû
renouveler le monde avortait dimpuissance,
après avoir vu son armée formidable se diviser,
sémietter dans des querelles intérieures. Darwin
avait-il donc raison, le monde ne serait-il quune
bataille, les forts mangeant les faibles, pour la
beauté et la continuité de lespèce ? Cette
question le troublait, bien quil tranchât, en
homme content de sa science. Mais une idée
dissipa ses doutes, lenchanta, celle de reprendre
son explication ancienne de la théorie, la
première fois quil parlerait. Sil fallait quune
classe fût mangée, nétait-ce pas le peuple,
vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie
épuisée de jouissance ? Du sang nouveau ferait la
société nouvelle. Et, dans cette attente dun
envahissement des barbares, régénérant les
vieilles nations caduques, reparaissait sa foi
absolue à une révolution prochaine, la vraie, celle
des travailleurs, dont lincendie embraserait la fin
du siècle de cette pourpre de soleil levant, quil
1005
regardait saigner au ciel.
Il marchait toujours, rêvassant, battant de sa
canne de cornouiller les cailloux de la route ; et,
quand il jetait les yeux autour de lui, il
reconnaissait des coins du pays. Justement, à la
Fourche-aux-Boeufs, il se souvint quil avait pris
là le commandement de la bande, le matin du
saccage des fosses. Aujourdhui, le travail de
brute, mortel, mal payé, recommençait. Sous la
terre, là-bas, à sept cents mètres, il lui semblait
entendre des coups sourds, réguliers, continus :
cétaient les camarades quil venait de voir
descendre, les camarades noirs, qui tapaient, dans
leur rage silencieuse. Sans doute ils étaient
vaincus, ils y avaient laissé de largent et des
morts ; mais Paris noublierait pas les coups de
feu du Voreux, le sang de lEmpire lui aussi
coulerait par cette blessure inguérissable ; et, si la
crise industrielle tirait à sa fin, si les usines
rouvraient une à une, létat de guerre nen restait
pas moins déclaré, sans que la paix fût désormais
possible. Les charbonniers sétaient comptés, ils
avaient essayé leur force, secoué de leur cri de
justice les ouvriers de la France entière. Aussi
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leur défaite ne rassurait-elle personne, les
bourgeois de Montsou, envahis dans leur victoire
du sourd malaise des lendemains de grève,
regardaient derrière eux si leur fin nétait pas là
quand même, inévitable, au fond de ce grand
silence. Ils comprenaient que la révolution
renaîtrait sans cesse, demain peut-être, avec la
grève générale, lentente de tous les travailleurs
ayant des caisses de secours, pouvant tenir
pendant des mois, en mangeant du pain. Cette
fois encore, cétait un coup dépaule donné à la
société en ruine, et ils en avaient entendu le
craquement sous leurs pas, et ils sentaient monter
dautres secousses, toujours dautres, jusquà ce
que le vieil édifice, ébranlé, seffondrât,
sengloutît comme le Voreux, coulant à labîme.
Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle. Il
se rappela, il y avait empêché la bande de se ruer
sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il
voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur
la droite, Madeleine et Crèvecoeur, côte à côte. Le
travail grondait partout, les coups de rivelaine
quil croyait saisir, au fond de la terre, tapaient
maintenant dun bout de la plaine à lautre. Un
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coup, et un coup encore, et des coups toujours,
sous les champs, les routes, les villages, qui
riaient à la lumière : tout lobscur travail du
bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme
des roches, quil fallait le savoir là-dessous, pour
en distinguer le grand soupir douloureux. Et il
songeait à présent que la violence peut-être ne
hâtait pas les choses. Des câbles coupés, des rails
arrachés, des lampes cassées, quelle inutile
besogne ! Cela valait bien la peine de galoper à
trois mille, en une bande dévastatrice !
Vaguement, il devinait que la légalité, un jour,
pouvait être plus terrible. Sa raison mûrissait, il
avait jeté la gourme de ses rancunes. Oui, la
Maheude le disait bien avec son bon sens, ce
serait le grand coup : senrégimenter
tranquillement, se connaître, se réunir en
syndicats, lorsque les lois le permettraient ; puis,
le matin où lon se sentirait les coudes, où lon se
trouverait des millions de travailleurs en face de
quelques milliers de fainéants, prendre le
pouvoir, être les maîtres. Ah ! quel réveil de
vérité et de justice ! Le dieu repu et accroupi en
crèverait sur lheure, lidole monstrueuse, cachée
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au fond de son tabernacle, dans cet inconnu
lointain où les misérables la nourrissaient de leur
chair, sans lavoir jamais vue.
Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame,
débouchait sur le pavé. À droite, il apercevait
Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il
avait les décombres du Voreux, le trou maudit
que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis,
cétaient les autres fosses à lhorizon, la Victoire,
Saint-Thomas, Feutry-Cantel ; tandis que, vers le
nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les
batteries des fours à coke fumaient dans lair
transparent du matin. Sil voulait ne pas manquer
le train de huit heures, il devait se hâter, car il
avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les
coups obstinés des rivelaines continuaient. Les
camarades étaient tous là, il les entendait le
suivre à chaque enjambée. Nétait-ce pas la
Maheude, sous cette pièce de betteraves, léchine
cassée, dont le souffle montait si rauque,
accompagné par le ronflement du ventilateur ? À
gauche, à droite, plus loin, il croyait en
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reconnaître dautres, sous les blés, les haies vives,
les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le
soleil davril rayonnait dans sa gloire, échauffant
la terre qui enfantait. Du flanc nourricier
jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en
feuilles vertes, les champs tressaillaient de la
poussée des herbes. De toutes parts, des graines
se gonflaient, sallongeaient, gerçaient la plaine,
travaillées dun besoin de chaleur et de lumière.
Un débordement de sève coulait avec des voix
chuchotantes, le bruit des germes sépandait en
un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus
distinctement, comme sils se fussent rapprochés
du sol, les camarades tapaient. Aux rayons
enflammés de lastre, par cette matinée de
jeunesse, cétait de cette rumeur que la campagne
était grosse. Des hommes poussaient, une armée
noire, vengeresse, qui germait lentement dans les
sillons, grandissant pour les récoltes du siècle
futur, et dont la germination allait faire bientôt
éclater la terre.
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Cet ouvrage est le 57e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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